Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 1986C

LAURENDEAU, P. (1986c), « Oralité et théorie énonciative: mettons en québécois », Présence francophone, n° 29, pp 63-77.
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Résumé: Description empirique des marqueurs mettons et admettons dans le cadre de la théorie des repérages énonciatifs, à partir des données d’un certain nombre de corpus québécois exclusivement oraux [1].

Mots-clefs: Classe-objet, extraction, hypothèse, notion, occurrence, parcours, pertinence, prise en compte, prise en charge, vernaculaire.
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On pourrait être tenté de croire que le marqueur linguistique mettons, comme une foule d’autres « mots du discours », relève strictement d’une « variété de français oral » et ne connaît aucun usage à l’écrit, sauf peut-être chez Céline ou chez Tremblay. Je me permettrai donc d’amorcer mon propos en convoquant Karl Marx qui, en 1846, écrivait – en français – l’énoncé suivant:

(1)  « Mettons un instant que la journée d’un bijoutier équivale à trois journées d’un tisserand: […] (Marx, 1977, p. 64)

démontrant que l’écrit rejoint l’oral plus souvent qu’on pourait d’abord le croire.

L’étude de ce type particulier de marqueur linguistique [2], raisonnablement attesté à l’écrit quoiqu’associé spontanément à l’oral, en est à ses débuts. L’analyse de l’usage de tels marqueurs en littérature est certainement très problématique puisque leurs emplois oraux eux-mêmes sont encore extrêmement mal connus. La description  – très schématique – du fonctionnement des marqueurs mettons et admettons dans le vernaculaire québécois (pour une définition du vernaculaire québécois: Laurendeau, 1985) qui est proposée ici devrait donner une idée de ce qu’il reste encore à explorer dans le domaine de la langue orale. Notons en passant que les faits étudiés ici ne sont en rien spécifiques au français vernaculaire du Québec.

Un autre enjeu de cet exposé consiste à mettre en relief la haute valeur heuristique de la théorie des repérages énonciatifs de A. Culioli. Si l’exposé est descriptif et non formalisé, il vise malgré tout – et corrolairement – à montrer qu’un organon théorique original peut mettre en relief des phénomènes empiriques insoupçonnés. Je me propose d’exploiter le caractère très concret et « praxique » de la théorie énonciative (particulièrement dans la mise à profit qu’en propose Laurendeau, 1986) pour simplifier une description d’autre part extrêmenment complexe. Dans le présent travail, je traiterai comme un seul et même marqueur, les marques mettons et admettons. On a déjà constaté ailleurs (Mérida et Prudent, 1984, p.38)  combien ces deux marques étaient substituables dans les vernaculaires. Je postulerai donc (pour l’instant… car ce type de postulat recule souvent devant un échantillonnage plus riche) que leur variation est d’ordre purement sociolinguistique.
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La pertinence et le recentrage vers la prise en charge

On partira de la pertinence d’un énoncé. On entend par là l’ adéquation à la fois interactionnelle et référentielle de l’énoncé, c’est-à-dire une étroite intrication de la conformité conversationnelle des pragmaticiens et de la vérité des logiciens. La pertinence d’un énoncé fait l’objet de prises de position de la part des énonciateurs qui, continuellement, se prononcent soit sur l’à propos d’une proposition, soit sur la vérité d’un énoncé soit sur ces deux aspects en même temps.

Si on se représente comme un espace (domaine) les possibilités de prise de position d’un énonciateur à propos de la pertinence d’une assertion ou d’une énonciation, on dégage trois zones: un centre (la zone du « vraiment »), un extérieur (la zone du « vraiment pas ») et une frontière (la zone du « pas vraiment »). L’activité de l’énonciateur, lorsqu’il se prononce sur la pertinence d’un énoncé, peut être représentée comme un mouvement soit vers le centre du domaine (« vraiment »), soit vers son extérieur (« vraiment pas ») ; ce mouvement d’évitement de la frontière au profit d’un centrage direct sur l’intérieur ou l’extérieur du domaine s’appelle la prise en charge d’un énoncé (l’acte locutoire des pragmaticiens et l’assertion des logiciens apparaissent comme des cas particuliers de prise en charge). Si d’autre part, l’énonciateur signale qu’il ne se prononce pas sur la pertinence de l’énoncé, s’il limite ou nuance son assertion, s’il rapporte des propos qu’il n’endosse pas, on pourra représenter son activité comme un mouvements « vers » la frontière du domaine (« pas vraiment »). On parle alors de prise en compte d’un énoncé (certains des actes illocutoires des pragmaticiens et la plupart des propositions en logique modale apparaissent comme des cas particuliers de prises en compte).

Une partie de l’activité interactionnelle des énonciateurs entre eux va consister à agir sur les prises en compte et les prises en charge réelles ou supputées du co-énonciateur. On peut représenter ces actions comme autant de déplacements sur la surface située entre le centre et l’extérieur du domaine précédemment défini.

Dans le cas de mettons, on observe d’abord son implication par l’énonciateur dans un mouvement qui va chercher à amener l’absence de prise en compte du co-énonciateur vers une prise en charge de la pertinence de l’énoncé.

(2)  A: Bon, mettons qu’on va parler de nous deux, OK ? On va l’écouter après eh… de qu’est-ce qu’on devait parler? Ah oui, vous allez me parler de… (Bibeau-Dugas – 236980012)

Ce mouvement de recentrage du rapport à la pertinence « vers » la prise en charge fonctionne comme un mouvement de l’extérieur vers le centre en passant par la frontière:

(3)  A: Obibern, pauvre bern.

B: Ah… fait que a part des… d’imiter des films tu as pas d’autres idées. On pourrait faire eh… une scène mettons eh qui se passe dans une école hein.

A: (rire)

B: Mond… les élèves qui niaisent le prof.

A: Aye toi, ça serait la pagaille. (Centre-Sud 00778-2520175)

Avec mettons eh… l’énonciateur qui fait la proposition se positionne à la frontière du « pertinent » et du « pas pertinent » en attendant que la prise en compte de ce qu’il avance fasse son apparition chez son vis-à-vis (Aye toi, ça serait…).

On dégage déjà le fonctionnement interactionnel du marqueur mettons. L’énonciateur qui l’émet suppute que ce qu’il prend en charge est complètement nouveau (absence complète de toute prise de position antérieure sur la pertinence, de la part du co-énonciateur) et pourrait ne jamais être pris qu‘en compte par le co-énonciateur. En simplifiant, A repère son énoncé au centre du domaine, B est à l’extérieur et, avec mettons, A propose à B une rencontre à la frontière.

La pertinence englobant aussi la valeur référentielle de vérité, le vrai et le faux pourront eux aussi être les enjeux d’une trève temporaire entre les énonciateurs. Dans la convention sur la construction d’une référence fictive (mettons ça c’est…), le passage de l’absence complète de prise en compte à la prise en charge d’une réalité détachée, fictive, est instantané (ou instantanément refusé):

(4)  A:  … juste à cause d’un arbre, le feu a été transféré chez eux.

B: Comment ça?

A: Bien le, l’arbre là, mettons ça c’est une la maison de la femme qui brûle puis elle, elle restait là.

A: Oui.

B: Puis il y avait un arbre juste là puis… (Centre-Sud 0777-1310635)

Paraphrase:

(5)  A: Mettons ça c’est la fenêtre, ici là, puis là il y a comme un petit toit au-dessus de la fenêtre.

B: Des lucarnes.

A: Oui.

B: OK, OK, OK. (Centre-Sud 0777-1310795)

La partie interactionnelle est toujours serrée et les réajustements apportés par le co-énonciateur seront fréquents:

(6)  A: Regarde, admettons ça c’est un (XXX)

B: Pique.

A: Pique. Il faut que tu mettes tout le temps du pique. Quand tu en as pas, il faut que tu piges. (Centre-Sud  1176-0210257042)

Ce rôle joué par le marqueur dans la construction de consensus apparait aussi au niveau des effets perlocutoires que dégage parfois une interaction où mettons est impliqué. Ainsi en (7) et (8) l’énonciateur a repéré son propos comme (possiblement) seulement pris en compte par le co-énonciateur et laisse des traces de l’hésitation due à ce constat (7), traces pouvant se ramener au marqueur mettons lui-même (8):

(7)  A: Le monde au moins sont pas satisfaits de ce parti là, ils veulent en essayer un autre, puis ils ont peur d’essayer mettons… un parti pe… pe… le P.Q. québécois. J’ai de la misère à le dire (rire). (Sankoff-Cedergren 6-625)

Paraphrase:

(8)  A: Il y en a d’autres qui étaient pas. Ils voulaient pas avoir le, mettons… le P.Q. Ils voulaient pas avoir l’Union Nationale, libéral. Puis là il fallait qu’ils aillent voter. (Sankoff-Cedergren 6-668)
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Quantification, qualification et notion décentrée

C’est donc dans l’introduction d’un élément de « frontière » c’est-à-dire de quelque chose dont on marque l’incertitude (au plan de l’interaction avec le co-énonciateur) ou encore l’imprécision (au plan de la référence) que le marqueur mettons va se trouver impliqué. Son rapport sera dès lors étroit avec les parties de la référenciation les plus susceptibles d’être modalisées, notamment la quantification (…et la qualification, vu le rapport étroit entre quantité et qualité).

La modalisation de la quantité apparaît comme un réajustement de la valeur de vérité aux exigences interactionnelles (…on va dire c’est-à-dire on va faire consensus sur une quantité probablement partiellement imprécise):

(9)  A: …bien comme moi des fois ça pouvait m’en prendre cinquante à l’heure, mettons on va dire cinquante. (Bibeau-Dugas – 157480012)

Un tel réajustement s’avère fonctionner très souvent comme une pure et simple modalisation de la quantité prélevée, paraphrasable par environ ou à peu près:

(10) A: … i s’font le tour de ces terrains là puis ils disent bien ce… le dix-huit trous, il devrait se faire dans mettons soixante et douze coups. Les commençants ils l’essaient, mais habituellement ça se fait jamais en bas de cent coups, hein. (Bibeau-Dugas – 117550012)

Paraphrase:

(11) A: C’était beau ça. Mais c’était quand on payait plus cher, quand on devait payer mettons soixante cents. (Bibeau-Dugas – 295760012)

Ce rapport étroit, simple en apparence, entre mettons et la quantité (Qnt) met en fait en relief la relation complexe que celle-ci entretient avec la qualité (Qlt). Un énoncé de type mettons Qnt s’inscrit très fréquemment dans un mouvement de représentation d’une qualité par la quantité: la vieillesse par la quantité numérique relative de l’âge, la lourdeur par la quantité numérique du poids… voire la prétention par la longueur mesurable du mot:

(12) A: Dans la parenté même, c’était toute eh… mettons de… la partie du monde, la plus grosse partie du monde était en haut de quarante ans mettons… (Estrie – 2-121-24)

Paraphrase:

(13) A: Soixante… mettons il pèse soixante kilos, c’est… c’est… c’est dans le poids lourd nous autres ici-là. C’est… c’est assez gros. (Sankoff-Cedergren  16-423)

Paraphrase:

(14) A: Il y en a bien qui sont comme ça, qui prennent des mots là… qui sont ça de long qui sont mettons un pied de long pour en dire un pouce. (Sankoff-Cedergren  52-567)

C’est justement cette tension dialectique entre le quantitatif et le qualitatif qui va rendre mettons apte à modaliser autant un repérage temporel (+ Qnt) qu’un repérage spatial (+ Qlt). Dans le cas du repérage temporel, les unités de quantification du temps sont souvent impliquées:

(15) A: …on donne les cadeaux avant la messe de minuit, dans la soirée, mettons vers huit heures là, neuf heures là. (Estrie – 4-155-3)

Paraphrase:

(16) A: Ça fait pas tellement longtemps, mettons quarante ans si vous voulez. (Estrie – 3-30-14)

Dans le cas du repérage spatial, la procédure sera plus qualitative  (points cardinaux, toponymes etc):

(17) A: On s’est habitué graduellement avec. Si vous allez dans d’autres quartiers, mettons plus vers l’ouest ou vers le nord, ça change très rapidement. (Sankoff-Cedergren 6-129)

Paraphrase:

(18) A: Eh… c’est sur la rue Panet, dans le… dans la paroisse St-Pierre-Apôtre.

B: Non, c’est eh… le bas de la ville, admettons Papineau eh… Papineau puis Dorchester, dans ce bout là là. (Sankoff-Cedergren 8-15)

Quantitative ou qualitative, la quotité (intrication complexe quantité/qualité à pondération variable) modalisée par mettons ne sera presque jamais posée comme précisément centrée. Pour reprendre l’image du domaine, mettons construit un mouvement qui, du point de vue de l’interaction entre les énonciateurs, ira de l’extérieur vers la frontière (de l’absence de prise en compte à la prise en charge) et qui, du point de vue de la référenciation, ira de l’intérieur vers la frontière. La quantité ou la qualité de l’objet X (la notion) est donc donnée comme approximative.

La notion (c’est à dire la représentation linguistique d’un objet X, l’objet étant lui-même fondamentalement théorisé comme rapport(s)) est elle aussi pensée comme un domaine doté d’un centre, d’une frontière et d’un extérieur (on appelle aussi ce dernier le complémentaire – sur ces questions voir Culioli 1981). Soit par exemple la notion complexe (ou notion de prédicat) COMPAGNIE POSSEDER VILLAGE, la compagnie pourra (dans le discours de l’énonciateur, ou encore dans les repérages qu’il construit comme reflets de ce rapport) complètement posséder le village (intérieur du domaine notionnel), ne pas posséder la moindre parcelle du village (extérieur du domaine notionnel) ou encore entrer dans une foule de rapports de possession quantitativement/qualitativement intermédiaires entre les deux précédents (frontière du domaine notionnel). Ce sont très souvent ces réalités intermédiaires qui sont les plus complexes à refléter dans toutes leurs nuances:

(19) A: …il y a un village qui appartient on peut dire qu’il appartient c’est une façon de dire c’est presque quoi… propriété de la compagnie (XXX), eh… mais mais c’est à dire eh appartient c’est que le, la compagnie elle-même… mettons a une concession de réserve puis à l’endroit où ça les adonne le plus, bien là ils vont faire leur… un port.. (Bibeau-Dugas – 4060012)

On observe ici que le marqueur mettons est mis à profit dans le décentrage de la notion COMPAGNIE POSSÉDER VILLAGE vers la frontière, vers le « pas vraiment » (qui est en même temps un « pas vraiment pas »)… et on comprend bien que la quotité est encore en cause, une « concession de réserve » étant quelque chose qui réduit (Qnt) et altère (Qlt) l’appropriation du village par la compagnie.

Dans le cas d’une notion non complexe (dite notion-alpha) comme par exemple  ( ) ETRE BLOND, c’est à dire la notion BLOND, le problème ne se trouve pas pour autant simplifié. On en met au contraire une autre facette en relief puisque la notion se pose comme étant BLOND extrait de l’ensemble de tout ce qui est trop X ou pas assez X pour être blond. Le parcours interne du domaine (en compréhension au sens des logiciens) est aussi son parcours externe (en extension)… couplé à l’extraction de la notion qui sera retenue et ancrée:

(20) A: Des fois c’est pas nécessaire de les, de les avoir complètement blancs hein ça dépend de la couleur qu’on veut mettre après. Si on veut mettre un… un mettons un blond… eh médium par exemple, c’est pas nécessaire de le décolorer à blanc… (Bibeau-Dugas – 234980012)

Le décentrage de la notion va donc apparaître comme inséparable de son parcours et de son extraction.
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Extraction, parcours et déspécification

Les concepts théoriques de parcours et d’extraction (à leur sujet, cf. notamment Culioli 1975) doivent être pensés de façon très concrète en terme de mimésis langagière de la praxie. Le parcours linguistique est analogue au mouvement de la main ou du regard qui parcourt une surface continue à la recherche d’une entité discrète précise ou non. L’extraction est, elle aussi, analogue au mouvement de la main ou du regard qui extrait ou centre un objet discret à partir d’un ensemble d’objets analogues ou différents. Lorsque nous introduisons une notion en la circonscrivant, nous l’extrayons cognitivement de l’ensemble de tout ce qu’elle n’est pas, en même temps que nous l’ancrons dans la situation énonciative.

« Nous effectuons une première opération qui servira à localiser, repérer A par rapport à la situation d’énonciation. Cette opération […] correspond dans la langue usuelle à peu près à « Soit A », « A propos de A », « Parlons de A » (On remarquera que cette opération délimite un domaine A par contraste avec tout ce qui n’est pas A […] ; en d’autres termes, poser A, c’est en même temps poser la fermeture du complémentaire de A. » (Culioli, 1975 p. 12-13)

Le cas du marqueur mettons montre combien il y a un rapport étroit entre ce mouvement d’extraction et le parcours linguistique. Tenons-nous en pour l’instant à l’extraction d’une notion non complexe. On observe d’abord que mettons est exploité pour extraire une notion (comme on extrairait un vêtement d’un placard):

(21) A: Si le midi te va, bien tu le mets. S’il te va pas, tu le mets pas. Si mettons les hot-pants… tu pèses trois cents livres, tu mettras pas des hot pants. (Sankoff-Cedergren  50-266)

Paraphrase:

(22) A: Me semble que c’était… c’était de quoi ben ordinaire. Y avait des tourtières, ça c’est correct, mais y avait de… du lard, mettons là. (Estrie – 4-154-4)

Paraphrase:

(23) A: Ça peut être l’industrie laitière, l’industrie du porc. Y ont parlé de… des choses… l’ensilage mettons. Y ont visité des fermes de l’état du Wisconsin. (Estrie – 2-215-27)

On va observer que, si mettons réalise des extractions pures (comme en (21), remarquer cependant le contexte hypothétique), il va se trouver fréquemment associé à des mouvements de parcours. En (22) et (23) l’extraction est précédée par les traces (les pauses d’hésitations notamment) et les marqueurs (de quoi, des choses) de parcours. On pose d’abord un ensemble global ou, en termes culioliens, lisse: « de quoi », « des choses », qui est rapidement parcouru (cognitivement on hésite, on cherche) avant que mettons ne marque l’extraction. Or, syntaxiquement, le mouvement arrive à s’inverser, et alors le parcours s’interpose entre mettons et l’extraction… on va même jusqu’à investir dans le mouvement un autre extracteur plus sûr (ici comme):

(24) A: Tu vas parler avec quelqu’un mettons comme eh… je sais pas moi je vas dire eh… quelqu’un qui est plus élevé que toi, mettons je sais pas un médecin, il va dire que c’est que tu fais à soir. Bien je pense que je vais aller faire un tour tu sais. (Sankoff-Cedergren  52-545)

Tout se passe donc comme si mettons, quoique parfois extracteur, maintenait son rapport à l’imprécis, à l’incertain en se faisant tendanciellement curseur (marqueur de parcours). Cette situation s’observe clairement dans l’exemple suivant où on a mettons + parcours lisse (comme le regard qui parcourt. Ex: dire qu’on ne sait pas) + parcours rugueux (comme le doigt qui pointe chaque objet l’un après l’autre. Ex: une énumération):

(25) A: Il y avait des certaines places qui… faisaient tirer mettons… je sais pas moi, eh… une chaise, une couchette ou une… (Sankoff-Cedergren  37-293)

Le cas des notions complexes (notions de prédicat) va révéler le même type de phénomène, c’est-à-dire une petite tendance de mettons à marquer le recentré, le précis (l’intérieur du domaine) mais une plus grande tendance à marquer le décentré, l’incertain, (la frontière). Dans le cas d’extractions de notions de prédicat, on observe certes l’opération de spécification (Grize, 1982,  p. 228-229) notamment dans les cas d’intercalement du marqueur:

(26) B: … des bébelles qu’on faisait nous autres mêmes

A: Comme quoi ?

B: Ah comme un… un cercle de métal, mettons qu’on pousse avec un petit bois. (Estrie – 4-145-12)

Mais on observe surtout l’opération de déspécification (Grize, 1982, 229 note d). L’énonciateur résume et schématise la référence en coupant court dans la description de façon quantitative  (mettons « pour faire court »):

(27) A: Ben pour commencer y nous faut entailler les érables. Pis là après ça ben… Mettons on ramasse l’eau eh… On vide ça dans le réservoir là, ben là y a… (Estrie – 2-117-26)

ou encore qualitative (mettons « pour faire simple »):

(28) A: …il y a un interrupteur qui va sélecter les, les entrées, eh… dans les appareils pour eh… convertir la voix mettons en signal électrique il y en a différents types… (Bibeau-Dugas –  2530012)

ou bien les deux:

(29) A: Non je sais pas comment ça marche,

B: Ben un Champion c’est… c’est un gros feu là mettons ça… c’est à peu près… ça chauffe du bois de papier, (XXX) du bois de papier dedans. (Estrie – 2-72-20)

Cette forte tendance déspécifiante du marqueur mettons se représente encore une fois comme un mouvement du centre d’un domaine vers sa frontière. Elle est déterminante et va jeter une lumière toute particulière sur certaines extractions qui pourraient au départ être prises pour des spécifications. Il s’agit des exemplifications:

(30) A: Parler bien, ça prend une personne, mettons un professeur qui va être… qui va parler tu sais… (Estrie – 2-203-27)

Pour bien cerner cette nouvelle complexification du problème on va devoir introduire les concepts d’occurrence et de classe. Chaque apparition d’une notion est à traiter comme une occurrence particulière de la représentation linguistique de l’objet… ce qui n’est pas si simple.

« Le fait que l’on ait affaire à des occurrences a une conséquence importante qui est qu’elles vont être déplacées (et transformées) au gré des prédications. Autrement dit la notion d’occurrence va de pair avec celle de domaine fluctuant. Plus précisément, deux occurrences distinctes vont pouvoir être identifiées, et ce simplement parce que ce sont des occurrences et que leur statut dépend de la propriété qui en est prédiquée. Par définition, les occurrences d’un domaine notionnel sont donc toutes identifiables (indiscernables à certains égards). C’est de cela qu’il faut rendre compte, et c’est cela qui interdit de les considérer comme de simples éléments. » (de Vogüé, 1986  vol. 1, p. 371-372)

C’est cette même impossibilité de traiter les occurrences comme des éléments qui amène Grize (Grize, 1982 p. 225) à en faire des « classes-objets ». La situation pour nous est la suivante. En (30), l’occurrence PROFESSEUR est mise pour la classe-objet et c’est mettons qui introduit cette notion à mi-chemin entre occurrence et classe. Le problème peut encore être posé en terme d’intérieur, d’extérieur et de frontière. Schématiquement, on peut établir la correspondance suivante:

intérieur — occurrence — fait

frontière — occurrence mise pour la classe — exemple

extérieur — classe-objet — loi

On voit bien qu’ici la déspécification se métamorphose en un mouvement de l’occurrence vers la classe, en généralisation (recherche d’une loi) dans l’exemplification. La constante permettant de penser mettons de façon unitaire restant corrélé au concept de frontière, on observe la haute compatibilité de mettons avec l’introduction d’un exemple:

(31) A: Que c’est qui vous plaît dans ce programme là ?

B: C’est l’idée, voyez-vous, des fois, y ont des eh… y font venir hein. Pis y ex… y expliquent toutes sortes de… de choses. Mettons par exemple une journée, ça va être pour des parents qui vont venir s’expliquer, vous savez, pour les… (Estrie – 6-343-30)

tant et si bien qu’il en arrive à marquer l’exemplification, notamment en introduisant une prédication ayant valeur rhétorique d’exemple:

(32) A: Y me donnait une piasse de temps en temps pour mes dépenses, pour sortir mettons pour aller au théâtre, des affaires de même là. (Estrie – 4-163-19)

Paraphrase:

(33) A: A toutes, à toutes les… eh… la… fin des jeux, là. A toutes les, à chaque fois qu’ils en recommençaient une, mettons une journée, on jouait au… au… au soccer.(Centre-Sud 1276-0310709032)

Paraphrase:

(34) A: …quand nous l’amenions en voyage, on lui faisait remarquer des places tu sais, mettons c’était écrit Dorval là sur la pancarte, alors on lui disait bien c’est le chemin de Dorval, elle elle reconnaissait son chemin comme ça aussi. (Bibeau-Dugas – 280930012)

Paraphrase:

(35) A: Mais quand les trucks sont mal pris qu’est-ce qu’il fait lui ?

B: Bien mettons qu’ils ont eh… un pneu de crevé, il le répare, il change la roue.

A: Oui. (Bibeau-Dugas – 327220012)
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Repérage d’une prédication hypothétique

Finalement un ultime pas est franchi lorsque l’exemplification porte sur un cas hypothétique. On observe une grande compatibilité entre mettons et les marques de l’hypothèse:

(36) A: Oui mais si mettons que… il y a un apprenti qui rentre dans, à la compagnie, bon bien moi eh… mettons qu’il connaît pas quelque chose je suis obligé de lui dire, de lui montrer, des fois faire le morceau pour lui… (Bibeau-Dugas – 331600012)

Paraphrase:

(37) A: C’était des punitions, on était punis, on sortait pas. Si mettons qu’on disait bien demain j’aurais aimé ça aller faire un petit tour. Pas de tour demain. Dans la maison. (Sankoff-Cedergren  45-510)

Paraphrase:

(38) A: Si mettons vous gagniez deux cent mille dollars là, qu’est-ce que vous faisiez… vous feriez avec ça? (Estrie – 3-181-15)

Cette compatibilité avec si va d’ailleurs jusqu à la possibilité, pour mettons, de se substituer au marqueur d’hypothèse:

(39)  A:  J’hais pas ça parce que la radio le dimanche au soir là, dans la télévision des fois c’est plate. Mettons je sors pas, bien j’ouvre la radio ou bien… (Sankoff-Cedergren  45-204)

Paraphrase:

(40) A: Je vas aller dans une salle de danse, je ferais pas attention comment je vas parler ou bien je vas aller dans les discothèques tu sais ça va dépendre avec qui, mettons je suis avec mes amis je ferai pas attention. Mais si je suis avec d’autres par exemple, je vais faire attention. (Sankoff-Cedergren  52-518)

L’hypothèse, c’est-à-dire la construction d’un référentiel fictif est d’abord la prise en compte d’un possible prélevé de l’avenir ou du passé. C’est pour cela, semble-t-il, qu’on doit fréquemment cumuler les marqueurs: un marqueur d’hypothèse et un marqueur de prélèvement. Mais il y a plus, la haute compatibilité du marqueur mettons avec l’hypothèse semble encore une fois en rapport avec ce qui est pensé théoriquement comme la frontière d’un domaine, schématisable, cette fois-ci, comme suit:

intérieur — thèse — poser

frontière — hypothèse — supposer/proposer

extérieur — antithèse — opposer

Le rapport étroit entre supposer et proposer nous ramène au recentrage vers la prise en charge introduit en début d’analyse. Référentiellement, l’hypothèse apparaît comme une frontière entre l’effectif et le non effectif, c’est-à-dire comme le possible. Interactivement, elle apparaît comme une frontière entre la prise en charge et la non prise en charge, c’est-à-dire comme une prise en compte. Finalement, si mettons/admettons sont souvent paraphrasables par d’autres marqueurs d’hypothèse comme supposons, ici en paraphrase naturelle:

(41) A: Est-ce que vous rêvez… vous devez sans doute rêver de gagner le gros lot de la mini-loto ou quelque chose comme ça?

B: Ah ben je pense pas à ça. J’ai jamais ben grand… gagné grand chose. J’ai (XXX) ben des billets, j’ai jamais gagné rien.

A: A supposer que vous gagnez ça, quelque chose comme ça…

B: Pardon?

A: Mettons vous gagnez ça là, à soir là, vous gagnez deux cent mille dollars, qu’est-ce que c’est vous feriez avec ça?

B: Ah ben mon Dieu! Je commencerai à… (Estrie – 1-66-26)

on voit aussi s’ouvrir tout le champ des contextes syntaxiques où ils sont bel et bien les seuls à pouvoir marquer l’hypothèse:

(42) A: Je serais probablement pas allée aux H.E.C. J’ai pas suffisamment de maths mais admettons d’avoir eu suffisamment là, je pense pas que je serais allée disons dans les affaires directement là. (Sankoff-Cedergren  531196)
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Intrication d’opérations

Le « mouvement vers la frontière » – pour employer le métaterme abstrait qui définit l’opération linguistique qui se trouve sous le marqueur mettons – va s’avérer être une intrication des différentes facettes (recentrage/décentrage vers/de la prise en charge, extraction/parcours d’une notion, hypothèse) que j’ai rapidement essayé de dégager ici, en présentant des cas qui isolaient chacune de ces facettes les unes après les autres. La dernière série d’exemples montre combien plusieurs de ces facettes sont susceptibles d’opérer en même temps dans la réalisation du marqueur:

(43) A: …y a des clubs y vont perdre quatre à deux mettons là, ah ! sont finis, y ont pas de mo… y ont pas de moral. (Estrie – 6-245-22)

Paraphrase:

(44) A: Pis est-ce que vous aviez des réunions familiales quand vous étiez… mettons quand vous aviez à peu près cinq six ans là? (Estrie – 4-62-4)

Paraphrase:

(45) A: Mettons que tu partirais vers deux heures, c’te nuit là toé là, probablement je vas me coucher (rire) (Estrie – 6-296-19)

Paraphrase:

(46) A: C’est pas facile hein.

B: (rire) quand elle dit, mettons, on fait de, des chiffres de un à cent, de un à mille.

A: Hum.

B: Je dis à ma soeur: « écris-moi ça sur un papier, je vais amener ça à l’école ».(Centre-Sud  1276-0311658072)

Paraphrase:

(47) A: … mais j’ai acheté une machine à faufiler par exemple qui sauve mettons si mettons sur une opératiom là, sur le, le faufilage des coutures du devant, elle nous sauve exactement cinq minutes. (Bibeau-Dugas – 136970012)

Paraphrase:

(48) A: C’est plus payant dans un sens. L’intérêt revient à quasiment rien. Un gars qui a de quoi pour couvrir son emprunt mettons un gars il emprunte mille piasses puis il a mille piasses puis si il touche pas à son mille piasses là tant qu’il est là…

B: Mais je vois difficilement q’un gars emprunte mille piasses puis pas y toucher.(Bibeau-Dugas – 66720012)

Paraphrase:

(49) A: Il me donne quatre-vingts hein, mais si j’ai de besoin du surplus il y a des mois qu’il pourra me donner cent dollars. Et puis eh, mais… admettons qu’il me donnerait cent dollars j’ai cinquante-cinq, ça me ferait cent cinquante-cinq. (Bibeau-Dugas 152550012)

Paraphrase:

(50) A: Si eh… si mon mari eh.. était transféré eh… mettons à Longueuil là. Il travaillerait régulièrement à Longueuil là, j’irais rester là. (Sankoff-Cedergren 8-465)

Paraphrase:

(51) A: …Ils déduisent, tu sais, tes drinks là dessus. Fais que si tu prends trois drinks, mettons que ça monte à… quatre dollars, mettons un exemple là. Bien ça te coûte trois piasses et demi plus cinquante cents. Tu sais fait que tu vois c’est… (Sankoff-Cedergren 13-292)

Paraphrase:

(52) A: Un kilo ça donne huit… une tasse c’est huit onces. Oui. Une tasse d’une tasse, mettons on prend une tasse…

B: C’est huit onces. (Sankoff-Cedergren  16-416)

Paraphrase:

(53) A: Je sais pas moi, si c’est un gars qui boit une bière mettons à la taverne ou quelque chose comme ça. (Sankoff-Cedergren  341015)

Paraphrase:

(54) A: Tu changes d’habitudes sans le vouloir à part de ça, des fois tu t’en aperçois même pas. Ça dépend avec le monde que tu es. Tu vas parler avec un gars mettons, qui a quatorze ans, tu parleras la même chose que c’est un homme de quarante ans. (Sankoff-Cedergren  52-554)

L’étude détaillée de la totalité du problème nécessiterait évidemment un travail mettons plus… substantiel que le présent développement.
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NOTES

[1]  J’ai consulté ces corpus oraux au Trésor de la langue française au Québec (Université Laval), dirigé par Claude Poirier et Lionel Boisvert. Je remercie André Dugas, David Sankoff et Claire Lefebvre qui m’ont autorisé à exploiter les données de leurs corpus non publiés. Un remerciement tout particulier va à ma collègue Ludmila Bovet dont les commentaires critiques et le soutien moral m’ont été d’une grande aide.

[2]  Marqueur linguistique: Dans la théorie des repérages énonciatifs, la majorité des formes linguistiques sont pensées comme les marqueurs d’un certain nombre d’opérations langagières dont il est possible de faire une description à partir de représentations qualitatives issues de la théorie (c’est-à-dire dégagées de l’empirique par les recherches détaillées et diversifiées que la théorie synthétise). Lorsqu’on parle des formes linguistiques comme de marqueurs, on avance une hypothèse sur le caractère à la fois inconscient et finalisé de l’activité de langage. Celle-ci est donc considérée comme un habitus et, d’un certain point de vue, il y a convergence entre le concept de marqueur dans la théorie des repérages énonciatifs et dans certains développements de la sociolinguistique.
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LISTE DES CORPUS EXPLOITÉS:

Bibeau-Dugas: Enquêtes orales effectuées en 1964 dans cinq quartiers de Montréal (Outremont, Notre-Dame de Grâce, Saint-Henri, Ahunstic, quartier Centre-Sud) sous la direction de Gilles Bibeau et d’André Dugas. Corpus non publié, en dépôt au TLFQ, Université Laval, Québec.

Centre-Sud: Enquêtes orales effectuées de 1976 à 1978 auprès d’adolescents et de pré-adolescents du quartier Centre-Sud de Montréal sous la direction de Claire Lefebvre. Corpus non publié, en dépôt au TLFQ, Université Laval, Québec.

Estrie: Enquêtes orales effectuées en 1971-1972 dans la région de Sherbrooke (province de Québec) sous la direction de Normand Beauchemin et Pierre Martel. Corpus publié sous les titres suivants:

BEAUCHEMIN, Normand ; MARTEL, Pierre (éds), Échantillons de textes libres no 1, document de travail no 8, 1973, 236 p.

BEAUCHEMIN, Normand ; MARTEL, Pierre (éds), Échantillons de textes libres no 2, document de travail no 9, 1975, 268 p.

BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre (éds), Échantillons de textes libres no 3, document de travail no 10, 1977, 209 p.

BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre (éds), Échantillons de textes libres no 4, document de travail no 12, 1978, 291 p.

BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre; THEORET, Michel (éds), Échantillons de textes libres no 5, document de travail no 16, 1980, 245 p.

BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre; THEORET, Michel (éds), Échantillons de textes libres no 6, document de travail no 17, 1981, 364 p.

Sankoff-Cedergren: Enquêtes orales effectuées à Montréal en 1971, sous la direction de David Sankoff, Gillian Sankoff et Henrietta Cedergren. Corpus non publié, en dépôt au TLFQ, Université Laval, Québec.
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BIBLIOGRAPHIE DES TRAVAUX CITÉS:

CULIOLI, Antoine (1975), « Notes sur `détermination’ et`quantification’ définition des opérations d’extraction et de fléchage »,Projet interdisciplinaire de traitement formel et automatique des langues et du langage, Département de recherches linguistiques, Université de Paris VII, pp. 1-14.

CULIOLI, Antoine (1981), « Sur le concept de notion », Bulletin de linguistique appliquée et générale, no 8, Université de Besançon, p. 62-79.

DE VOGÜÉ, Sarah (1986), Référence, prédication, homonymie: le concept de validation et ses conséquences sur une théorie des conjonctions Thèse de doctorat, Université de Paris VII, 2 vol., 1,030 p.

GRIZE, Jean-Blaise (1982), De la logique à l’argumentation, Librairie Droz, 267 p.

LAURENDEAU, Paul (1985), « La langue québécoise, un vernaculaire du français », Itinéraires et contacts de cultures, vol. 6, Paris – Québec, L`Harmattan, pp 91 – 106.

LAURENDEAU, Paul (1986), Pour une linguistique dialectique – Étude de l’ancrage et de la parataxe énonciative en vernaculaire québécois, Thèse de doctorat dactylographiée, Université de Paris VII, 917 p.

MARX, Karl (1977), Misère de la philosophie, Editions sociales, 220 p. (Ouvrage écrit en 1846)

MERIDA, Georges-Jacques; PRUDENT, Lambert-Félix (1984), « …an langaj kréyol dimi-panaché…: interlecte et dynamique conversationnelle », Langages, 74, juin, p. 31-46.

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