Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 1987B

LAURENDEAU, P. (1987b), « Joual – Chronique du TLFQ (XXII) », Québec français, n° 67, octobre 1987, pp 40-41.
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Tout cela est écrit du style d’un cheval de carrosse.

Voltaire, cité par Dochez, Nouveau dictionnaire de la langue française, 1860, p. 230, col. 2.
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Ce soir-là, un lexicographe, un rédacteur d’articles de dictionnaire, est seul dans la grande officine aux murs tapissés de livres et de documents. Il manipule des fiches, compulse des feuillets, ouvre de gros tomes qui s’empilent autour de lui sur la table. Au hasard de ses recherches, il est amené à ouvrir le Grand Larousse encyclopédique à la lettre J. Une idée lui vrille l’esprit. Il tourne deux pages, cherche, trouve, lit:

« JOUAL n. m. (prononciation pop. de cheval au Québec). Parler populaire à base de français fortement contaminé par l’anglais, utilisé au Québec.

ENCYCL – Inventé par André Laurendeau, utilisé pour la première fois en 1959 dans un article du Devoir et mis à la mode l’année suivante par le frère J. P. Desbiens dans Les insolences du frère Untel, ce terme […] » (Grand Larousse encyclopédique, 1984, t. 6, p. 5882, col. 1)

Aux mots « Inventé par », le lexicographe a posé pensivement son crayon derrière son oreille. C’est que la fréquentation permanente de cette sorte de vérité oubliée qu’est l’histoire des mots finit par vous façonner une faculté de doute très aiguisée. Le voilà qui fronce les sourcils. On lui aurait « inventé » son joual? Dans la grande officine aux murs tapissés de tomes austères, la curiosité d’un lexicographe vient d’être titillée.

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Sommes-nous les seuls à avoir parlé joual?

D’abord, se dit-il, voyons d’où provient cette idée d’une invention du mot joual par un auteur individuel. Ayant déjà de forts soupçons, il extirpe d’un rayon les vieilles Insolences… et déniche la réponse à sa question dès la première ligne de cet essai mémorable:

« Le 21 octobre 1959, André Laurendeau publiait une Actualité dans Le Devoir, où il qualifiait le parler des écoliers canadiens-français de ‘parler joual’. C’est donc lui, et non pas moi, qui a inventé ce nom. » (Desbiens, Jean-Paul, Les insolences du Frère Untel, 1960, Les Editions de l’homme, p. 23.)

Le lexicographe se gratte le menton. Visiblement, le Frère Untel et le Grand Larousse encyclopédique partagent des idées communes sur une date pour l' »invention » de ce cher joual. Tout concorde en apparence… sauf évidemment si l’érudition du second s’est involontairement laissée tromper par la modestie du premier.

Les lexicographes sont ainsi faits que lorsque chez eux le scepticisme culmine, au point de confiner à l’incrédulité, ils… saisissent un dictionnaire. Celui qui tombe sous la main de notre lexicographe est la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, qu’on appelle Académie 1694 dans le jargon du métier. Il prend le lourd tome de la lettre C, l’ouvre. Le vieux papier aux odeurs anciennes fait entendre de petits craquements. Le doigt du lexicographe se pose sur CHEVAL. Il lit alors -lentement et en entier- le long article. Longtemps il ne trouve rien de bien intéressant. Il commence à penser à refermer le volume quand, soudain, sa main s’arrête net, comme d’elle-même. Sa gorge se noue. Il vient de tomber sur deux petits faits curieux qu’il jette hâtivement sur une fiche:

[…] On dit prov. et fig. Parler à cheval, pour dire, Parler impérieusement. […]

On dit fig. d’Un homme stupide, grossier, brutal que C’est un cheval, un gros cheval, un cheval de carrosse, un cheval de bast. (Le Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694, p. 182, col. 2)

Intéressant mais peu probant, pense notre lexicographe en remettant son crayon derrière son oreille. Dans la vaste et sombre officine, l’affaire devient soudain plus sérieuse. Froidement, méthodiquement, notre lexicographe va maintenant prendre chacun des dictionnaires, vocabulaires et répertoires de mots français qui s’alignent sur les longs rayons et les ouvrir un par un à l’article CHEVAL

C’est au Dictionnaire du bas-langage, ou des manières de parler usitées parmi le peuple de D’Hautel, un répertoire français datant de 1808, qu’il devra un premier éclair de certitude. On y lit:

[…] Parler cheval. Pour dire, baragouiner; s’exprimer d’une manière inintelligible. (D’Hautel, Dictionnaire du bas-langage, ou des manières de parler usitées parmi le peuple, 1808, p. 192)

Cette définition est de 72 ans plus ancienne que… (le lexicographe a maintenant le nez dans le grand fichier linguistique du TLFQ) …la plus vieille attestation canadienne de quelque chose ressemblant à parler cheval:

Que l’Anglais parle anglais, je l’écoute et l’admire,

Que le Turc parle turc, je n’ai rien à redire.

Mais que le Canadien, d’un sot orgueil rempli,

Vienne nous annoncer qu’il veut parler « yankee »,

Rouge alors de colère, à ce fat je répète:

Parle singe ou cheval, si tu veux, grosse bête! (Z. Lacasse, Une mine produisant l’or et l’argent, 1880, p.256)

…et de 131 ans plus ancienne que la première mention de l’expression parler joual par un chroniqueur canadien… (le lexicographe est maintenant au rayon de la documentation canadienne, et visiblement il commence à s’exciter) …qui est elle-même malgré tout antérieure de 20 ans à la chronique de 1959 dont parle le Grand Larousse encyclopédique:

Joual, parler – Parler avec affectation, recherche. Il parle joual c`est effrayant. (V. Barbeau, Le ramage de mon pays, 1939, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, p.83.)

Le lexicographe note au passage la différence entre cette définition et le sens que prendra joual dans les années 1960, tout en se disant que ce parler joual-ci se rapproche du parler à cheval du Dictionnaire de l’Académie alors que le parler joual de Desbiens n’est pas sans rappeler le parler cheval du Dictionaire du bas-langage de D’Hautel. Tout cela se révèle soudain fort complexe! Notre fougueux lexicographe est maintenant convaincu d’avoir découvert que l’expression parler joual n’est pas une invention d’auteur datant des années 1960, mais bien un héritage français assez ancien et que c’est cette vieille expression (et non une pure création) qui a servi de point de départ à toute l’évolution, spécifiquement québécoise, qu’a connu ultérieurement le mot joual. Fort de ce haut fait d’armes étymologique, il se remet à son patient travail.

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Mais quel âge a donc notre joual?

Le lendemain, il ne résiste pas à l’envie de faire part de sa lumineuse découverte à une de ses collègues, lexicographe comme lui. Celle-ci l’écoute fort patiemment, puis lui répond, un peu narquoise: « Vous avez suivi la piste de cheval et c’est, ma foi, fort intéressant pour retracer les racines galloromanes de l’expression parler joual… mais – n’en déplaise à votre amour-propre – je me dois de vous signaler qu’il y a déjà un certain nombre d’autres attestations québécoises de parler joual antérieures à 1960 (et même à 1939!) dans les grands répertoires lexicographiques. Ainsi l’historique du mot joual dans le Trésor de la langue française de Nancy recule l’attestation de Barbeau de 9 ans:

JOUAL […] Étymol. et Hist. 1930 (Le Goglu, 14 février, p. 7, 4e et 5e col. Québec: y parle joual, celui-là). (Trésor de la langue française, t. 10, p. 740. col. 1)

Soufflé, le lexicographe s’empresse de vérifier cette donnée à la source. Cela lui est d’autant plus aisé que le TLF tient cet exemple… de la documentation du TLFQ. Certes, il y a une erreur de retranscription (ce qu’on lit exactement dans Le Goglu est: y parle pas joual, celui-là), mais l’année est bien la bonne: 1930!

Pendant ce temps, sa collègue a ouvert un autre grand dictionnaire. « Et on recule encore l’attestation d’au moins une autre décennie avec l’édition 1985 du Grand Robert« , dit-elle:

JOUAL […] – 1960 ; parler joual, adv. « parler mal, de manière relâchée », av. 1920 (d’après A. Laurendeau) […]. (Grand Robert, 1985, t. 5, p. 830, col. 1)

« Hm… c’est un peu moins sûr. Peut-on vraiment se fier à un Laurendeau? » grommelle notre lexicographe qui commence à trouver que les sources lui éventent sérieusement sa « découverte ».

« Quoi qu’il en soit, une recherche plus approfondie peut maintenant commencer… », conclut la sage collègue de notre lexicographe. Et ce dernier de se remettre en chasse en se demandant, pensif:  « Quel âge a donc notre cher joual ? »…

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