LAURENDEAU 1989B
LAURENDEAU, P. (1989b), « Du repérage situationnel au repérage logico-narratif: l’exclamation woup en vernaculaire québécois », Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée, vol. 8, n° 3-4, novembre, 147-187.
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RÉSUMÉ: L’exclamation WOUP en vernaculaire québécois apparait généralement dans des situations où l’énonciateur est confronté à un événement ponctuel qui le surprend. L’exclamation est généralement suivie d’une tentative de rectification de cette situation surprenante. Quelquechose de cette structure sera conservé lorsque WOUP sera employé comme marqueur linguistique. Le but de cet article est de donner une description des autres emplois linguistiques de WOUP dans des situations discursives phrastiques et narratives (toutes les données sont tirées de corpus) de façon à montrer comment l’exclamation est amenée à jouer d’autres rôles linguistiques liés à l’aspect, à la modalité, à l’implication.
ABSTRACT: The exclamation WOUP in vernacular French of Québec appears usually in a situation where the speaker is confronted with a surprising ponctual event. The exclamation is generally followed by an attempt to correct this surprising situation. Something of this structure will remain when WOUP will be used as a linguistic marker. The purpose of this paper is to give a description of the other linguistics uses of WOUP in shorter and longer discursive situations (all data taken from existing corpus) in order to show how exclamations play other linguistic roles related to aspect, modality, implication.
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Il s’agit d’ébaucher la description du marqueur d’opérations énonciatives woup du vernaculaire québécois (Laurendeau 1985a) à partir des données d’un certain nombre de corpus de langue orale1 et ce, sans référence contrastive ou comparative à un français dit « standard » (Laurendeau 1987a). Je m’efforcerai ainsi de contribuer à démontrer (puisqu’il semble qu’il faille encore le faire) la pertinence de recherches de ce type2 en mettant en relief les acquis théoriques qu’implique l’étude des marqueurs oraux. Là où certains semblent encore ne voir que bizarrerie ou anecdote, se trouvent des phénomènes langagiers dont la généralité et la stabilité contrastent de façon aiguë avec la localité des faits ponctuels traités. C’est un épisode crucial de la crise de l’objet en linguistique qui se joue ici (sur ces questions, voir Laurendeau 1986a: 796-810). Les problèmes de portée théorique qui vont être abordés sont (au moins) au nombre de six:
1- Dialectique du téléonomisé dans l’activité de langage: il y a tension permanente entre ce qui est explicitement finalisé et ce qui échappe à toute visée dans le langage. L’exclamation (trace langagière hors téléonomie) réinvestie en connecteur (marqueur linguistique téléonomisé) est le lieu pertinent d’une mise en perspective théorique de cette réalité de la dialectique du téléonomisé.
2- Problématique du situationnel en linguistique énonciative: occulté ou hypertrophié, le statut central du situationnel arrive difficilement à se stabiliser théoriquement. C’est toute la question de la limitation de la démarche du linguiste qui est ici en jeu: comment embrasser TOUT le linguistique en n’embrassant QUE le linguistique. l’étude d’un marqueur qui, très souvent, ancre sur Sit permet de faire avancer cette réflexion.
3- Activité de prise en compte et modalité volitive: l’activité langagière est gorgé de la prise de position de l’énonciateur face à la valeur de ses énoncés. Directement asserté (pris en charge) ou diversement évalué (pris en compte), l’énoncé entretient des rapports étroits avec certaines modalités relevant de la praxis de l’énonciateur. Acceptation contrainte, prise en compte, modalité du vouloir sont des problèmes qui prendront ici une particulière acuité.
4- Référence et interaction: implication, impération statut du nécessaire: la tension permanente dans le langage entre repérage référenciel (rapport énonciateur/monde) et repérage interactionnel (rapport énonciateur/co-énonciateur) sera abordé ici du point de vue d’une mise en relation dialectique de l’implication (notée v-> en logique « malpropre », pour reprendre le mot de D. Cyr) et de l’impération, à travers le rapport problématique que ces deux opérations ont avec la modalité aléthique du nécessaire.
5- propositions dialectiques pour une analyse unitaire: le transcatégoriel ; il s’agit de la question centrale qui est celle de savoir s’il est possible de procéder à une description sémasiologique unitaire tout en sortant des vieilles dualités insolubles que sont d’une part le couple homonyme/polysème et, d’autre part, le couple valeur en langue/effet de sens. Au plan de la méthode, il y a une invitation à la fois anti-taxinomique et anti-abstraite. Au plan de l’objet, il y a la mise en relief d’un phénomène fondamental: le caractère transcatégoriel des polyopérations linguistiques.
6- Éléments de narratique énonciative: autant que le situationnel, le contexte (c’est-à-dire le texte) revêt une importance capitale dans l’étude de la moindre marque linguistique. L’acte d’énoncer est souvent un épisode de l’acte de raconter. « Sans acte narratif, donc, [souvent – P.L.] pas d’énoncé, et parfois même pas de contenu narratif. Aussi est-il surprenant que la théorie du récit se soit jusqu’ici assez peu souciée des problèmes de l’énonciation narrative, concentrant presque toute son attention sur l’énoncé et son contenu… » (Genette 1972: 72). Des propositions de conjonction entre linguistique énonciative et textuelle sont avancées ici.
Exclamation, subversion de l’interaction co-énonciative par un retour rapide au référentiel, woup3 est d’abord une trace explicite de surprise suscitée par un mouvement inattendu et rapide dans le situationnel (cf Laurendeau 1986a: 152-153). Rien de moins linguistique, en apparence, que cette trace langagière (ou « pragmatique »)… et pourtant une téléonomisation (une récupération de la subversion) est réalisée dans la majorité des situations analysées. On dégagera que la trace langagière devient tendanciellement marqueur linguistique. Cette dialectique complexe est celle de l’effet et du processus. Elle inverse (donc va tout à fait dans le sens) des constats sur la couche émotive du langage qui ne sont pas neufs, puisqu’on les retrouve déjà dans le discours de l’école de Prague:
« La couche émotive de la langue est réalisée de la façon la plus pure dans les interjections. Dans une certaine mesure, elle est toutefois inhérente à tout message. Elle exprime l’attitude du locuteur à l’égard de ce dont il parle. » (Holenstein 1974: 181)
Pour bien faire sentir les positions mises de l’avant ici, j’amorcerai l’exposé par une clarification du statut des marques linguistiques comme sursomptions de la tension trace/marqueur.
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Trace, marqueur, agencement de marqueurs ; effet, processus, stratégie
Il s’agit de la question de l’activité langagière comme téléonomisation. Le problème crucial de la téléonomie oblige à distinguer la stratégie et le processus. Je partirais des propositions de l’école de logique naturelle de Neuchâtel:
« Un processus est le mouvement même par lequel la pensée verbale, en interaction avec son environnement, produit des significations à pertir de celles qu’elle rencontre, les identifie, les assimile, les déplace – se les approprie consciemment ou non. Une stratégie est une organisation opérationnelle dans laquelle un agent coordonne des moyens à des fins conscientes; l’action stratégique n’est pas seulement consciente de ses buts, elle l’est aussi d’elle même en tant que voie d’accès à ces buts; elle programme donc leur réalisation tout en contrôlant les procédures d’exécution qu’elle met en jeu.
Ces deux notions sont elles aussi relatives: un processus discursif peut devenir stratégique dès qu’il se transforme en méthode – cela veut dire que celui qui le développe est conscient de sa forme et qu’il pourra l’appliquer en en organisant les étapes. Il aura pu notamment abstraire, dans l’orientation globale d’une action, une finalité concertée. »(Borel, Grize, Mieville 1983: 65-66)
En intégrant l’effet (perlocutoire) (sur ce dernier cf Laurendeau 1986a: 232-247. Le terme est fort malheureux, il vaudrait mieux parler de phénomène perlocutoire. Une tentative bien maladroite de description du perlocutoire est esquissée dans Laurendeau 1985b: 84-87) à ces acquis profonds de la logique naturelle, on obtient un ensemble ternaire d’opérations langagières (effet, processus, stratégie) dont on peut synthétiser la dialectique dans le tableau suivant:
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[Il est temporairement impossible de reproduire ce tableau – veuillez consulter la version imprimée de l’article]
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On considérera donc que les traces sont les marques linguistiques comme productrices d’effets (phénomènes perlocutoires) amenant l’énonciateur à se dire (en disant), c’est à dire à produire une sub-version hors-téléonomie de son propos. On pensera par exemple au ton du discours lorsqu’il en dit plus long sur l’humeur de l’énonciateur que son propos… les marques prosodiques incontrôlés ont alors statut de traces du perlocutoire. D’autre part les marqueurs sont les marques linguistiques comme productrices de processus opérationnels amenant l’énonciateur à dire. Leur agencement produit la stratégie énonciative, c’est-à-dire, fondamentalement, la construction téléonomisée d’une version. Il est important de saisir qu’il s’agit ici de tendanciels que seront généralement dans un rapport de tension permanent au cours d’une même énonciation. C’est dans ce sens technique uniquement, que ces termes (marque, trace, marqueur, agencement de marqueurs, effet, processus, stratégie) seront exploités ici4.
Il serait assez malaisé de faire l’économie de ce double statut des marques linguistiques pour rendre compte le plus explicitement possible de l’exclamation woup.
(1) A: Ah, on va les ramasser.
B: Tiens, mets ça dedans.
C: Non.
A: (XXX)
C: Ça, on les a pas uti…, woups.
A: Non.
C: Non, on les a pas utilisés. Je vais les mettre là pour une autre fois. (Centre-Sud 1176 0111984043)
Il y a ici tension subtile entre le hors téléonomie (surprise, interruption involontaire) et le téléonomisé (expression de la réalité situationnelle d’une incongruité, signal instantané ciblant le coénonciateur). Sans pouvoir se désintriquer, cette tension arrivera cependant à se pondérer de façon variable, et il sera possible de rendre compte de cette pondération… à condition d’être arrivé à expliciter le texte à traiter.
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Situation et explicitation
Le fait de se donner les marques linguistiques comme point de départ de l’analyse nous oblige (constamment, mais ici avec une particulière acuité) à assumer une réalité fondamentale et encore mal encadrée par les linguistes: il y a du situationnel. Il y a un certain nombre d’événements et de mouvements dans l’univers ambiant et contemporain des énonciateurs dont le flux linguistique ne retient que des traces fugitives, non explicitées, sujettes à des fluctuations interprétatives. Une logique élémentaire du travail en reconnaissance autorise à considérer que ce qui ne se décèle pas des marques linguistiques ne relève pas de la linguistique. La nécessité d’une prise en compte de Sit (Sit bouclé, la situation d’énonciation) n’en est pas pour autant évincée, il s’en faut de beaucoup. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces cas critiques:
(2) A: Comme ça là, c’est fini.
B: C’est ça.
A: Woups.
B: Tu l’as, tu l’as. tu l’as.
C: (rire)
A: Oui.
B: (XXX)
A: (rire)
C: Donne moi le, viens.
B: OK là, c’est Carole qui en fait un. (Centre-Sud 1176 0210943052)
Ici, le langage accompagne une action dont les détails ne nous sont pas accessibles, ce qui ne signifie pas qu’il aurait fallu filmer les informateurs pour que cette chaîne (et les suivantes) nous soient utiles. Un fait capital se dégage déjà: certains emplois de woup ont un rapport suffisamment intime au situationnel pour que l’essentiel de ce dernier soit nécessaire à l’analyse. Il n’en est pas ainsi de tous les marqueurs linguistiques. D’autre part, on doit prendre en charge l’essentiel du situationnel mais pas tout le situationnel. Autres exemples:
(3) A: Bon qu’est-ce que tu as fait là ?
B: Que c’est…
C: J’ai enroulé ton (XXX).
D: De faire juste un à la fois.
A: (rire)
D: Les deux petites (XXX).
A: Woup
C: Non par là, bon. (Centre-Sud 0377 0511689062)
(4) A: … y savent pas… Tu sais pas qu’est‑ça veut dire.
B: Oups…
C: Oui…
D: (rire)
E: (rire)
B: Qui c’est vos chanteurs préférés, vos musiciens préférés? (Deshaies FO1MEPH.TXT, p.104)
(5) A: Comme ça, puis tu le retourne.
B: Ah non, je pense pas que ce soit ça.
A: Hein ?
C: Non (XXX)
D: Comme… ça, woup.
E: Aye, comment qu’on fait ?
D: Il faut recommencer, c’est pas ça.
A: C’est pas comme ça. (Centre-Sud 0377 0511777192)
Inévitablement et inexorablement, le travail en reconnaissance à partir de paraphrasages de l’attesté va amener à poser des hypothèse – c’est un réflexe éminement langagier qui opère alors chez le linguiste. En (5), woup est-il plutôt interactif (appuie du geste) – il serait alors une sorte de marqueur soutenant l’action de l’énonciateur (cf le français hop!). N’est-il pas plutôt référentiel (sursaut face à l’émergence d’un événement inattendu) – il serait alors trace, et sa cause resterait enfouie dans le situationnel. Des hypothèse négatives s’élaborent aussi. Eu égard à la totalité de l’attesté, il est difficile de donner le statut de connecteur (au sens technique, cf Laurendeau 1985b: 81-82) à woup dans les deux exemples suivants:
(6) A: …ok, Attends minute, que c’est qu’t’aimes chez toi physiquement? Dans ton… une partie d’ton corps que tu trouves vraiment beau?
B: Ma tête. Ben pas, pas, pas la face mais, t’sé, j’sais pas.
A: Oups,… rien en particulier, ton nez, tes cheveux?
B: Non. Ben mes cheveux oui un peu. (Deshaies F06M.TXT, p.19)
(7) A: …au radio c’est toujours d’la musique qu’y mettent.
B: Hmm.
A: Fait qu’c’est l’fun, on dirait y font ça pour nous autres! (rire)
C: Oups!
B: A tv, qu’est‑c’est qu’vous écoutez comme poste de tv? (Deshaies FO1MEPH.TXT, p.99)
En effet (cf infra), lorsque a WOUP b fonctionne comme une connexion, toute la structure est prise en charge par un seul énonciateur et non en chevauchement dialogique comme ici. Mais surtout, c’est cette grande importance du situationnel déjà découverte qui permet de proposer qu’en (6) et en (7) aussi, les marques linguistiques n’ont pas tout fourni. Avançons d’un cran et cernons une structure a WOUP b qu’un seul énonciateur prend en charge:
(8) A: Ça fait‑tu ben longtemps tu l’as pas vu?
B: Oui, ça fait assez longtemps, cinq ans à peu près, je l’ai pas vu
A: Ah bon! Oups! Ta mère est‑tu autoritaire?
B: Qu’est‑ce ça veut dire ça? Autoritaire? (Deshaies F35M.TXT, p.23)
Elle n’est probablement pas non plus à interpréter comme la construction d’un rapport de connexion malgré l’apparente structure en protase-connecteur-apodose (c’est-à-dire: a r b – cf infra). En effet, eu égard au reste de l’attesté, la protase n’est jamais (comme ici) un marqueur phatique mais bien plutôt quelquechose se rapprochant d’une proposition. Ici aussi certainement, il y a du situationnel et son primat absolu sur la situation que reconstruit les énonciateurs (primat de Sit0 sur Sit1) a épinglé une trace exclamative dans la linéarité du texte.
Ces premiers exemples mettent en relief l’importance méthodologique de la non visualisation des situations lorsque l’on se propose de reconstruire des opérations langagières de façon non pragmatiste. La linguistique est une discipline sourde et aveugle. Elle doit recouvrir l’ouï mais non la vue. C’est une généralisation des situations empiriques en un construit théorique SIT (cf Laurendeau 1986a: 247-249) qui va permettre d’intégrer la crise du situationnel à la linguistique énonciative. Avançant vers la description de woup, je donne un exemple de cette procédure de généralisation en reconstruisant l’explicitation contrôlée d’une situation dont j’ai été acteur et témoin…
Posons d’abord ce qui correspondra pour nous au préconstruit (Laurendeau 1987: 68). Dans ma suite aux résidences du Collège Winters où je suis seul et silencieux, j’essaie de fermer les lourds rideaux de la chambre à coucher. Je tire sur le cordon et je m’aperçois qu’aussitôt l’un des deux chariots se déplace le long de la tringle sans que le rideau ne le suive. Ce dernier est décroché du chariot. Sit0: j’interromp mon action, Sit1: je m’exclame WOUP (N.B. Sit0 et Sit1 sont absolument simultanés), Sit0: je grimpe promptement le long de la fenêtre et raccroche le rideau au chariot. L’émission du marqueur woup est la seule trace linguistique de l’événement. On tient là le cas typique de fonctionnement de woup en soliloque (Sit WOUP Sit). En figure:
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Une généralisation à partir d’un grand nombre de cas empiriques de ce genre (dont j’économise le détail au lecteur) permet ensuite de poser le schéma suivant (auquel se ramène probablement tous les exemples non explicités déjà introduits).
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[Il est temporairement impossible de reproduire ce tableau – veuillez consulter la version imprimée de l’article]
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Il y a là un certain nombre de faits qui n’ont rien de trivial. Ainsi woup arrive à être une unité de soliloque construisant un rapport direct au référentiel en l’absence de co-énonciateur (contrairement par exemple à wow ou eï), ce n’est pas une unité de prise en charge (comme tiens!), elle ne construit pas un rapport au totalement imprévu ou à l' »impossible » (comme le serait Ah! ou un cri de surprise), elle n’établit pas un rapport au résultatif-duratif-accompli (comme bon!) mais plutôt un rapport à l’inchoatif-ponctuel avec un problème majeur à propos de l’inaccompli allant dans le sens du développement d’une dimension volitive de l' »à interrompre », « à rectifier », « à éviter » appliqué à un mouvement du monde (contrairement au voyons! situationnel qui construit l’inaccompli dans le sens du « à continuer », « à maintenir » appliqué cette fois à la praxis de l’énonciateur face à la résistance d’un objet du monde – On notera que la description argumentativiste de Sirdar-Iskandar 1983 ne prévoit pas le voyons! ancrant strictement sur du situationnel sans protase ni apodose).
On observe donc ici que l’émission de woup est concomitante à deux événements du situationnel, le premier hors téléonomie (mouvement inattendu d’un élément du monde), le second téléonomisé (geste correctif de l’énonciateur). Ces deux événements sont dans un rapport étroit de consécution que le jugement et la praxis de l’énonciateur repèrent comme un rapport de causalité (idée de Sit WOUP « je dois… » pensé comme un « il faut… » ou comme un « cela entraine donc… »). On met au jour des problèmes d’aspect, de modalité, de logique internotionnelle… Cette dernière va devenir logique interpropositionnelle à mesure que l’observation passera du cas Sit0 r Sit0 traité ici, aux cas Sit0 r Sit1 et Sit1 r Sit1.
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La parataxe énonciative
La complexité et l’intérêt proprement linguistique du problème du marqueur woup commence à apparaître lorsque l’on se rend compte que cette trace d’un type précis de rapport au situationnel peut s’accompagner d’une apodose explicitement exprimée (Sit0 r Sit1, Type: woup, mes feuilles qui crissent le camp!). ces cas sont fréquents en situation de parataxe énonciative. Ancrage résultant d’une rupture d’avec le préconstruit, imputable à un mouvement du référentiel (ou à sa mimésis énonciative – la parataxe est alors stratégie), la parataxe s’oppose ici à l’hypotaxe à laquelle on verra que woup arrive aussi à participer. Nous partirons d’un cas analogue aux exemples (1) à (8):
(9) A: …les… quel genre?
B: les comiques, quand j’lis des histoires de comiques
A: Hum.
B: …pis euh… comme euh… on a un livre… oups.
A: Non ça va.
B: On a un livre euh à l’école c’est « belles histoires »… (Deshaies F54M.TXT, p. 11)
Ici on peut vraiment conclure qu’un mouvement quelconque interromp brièvement la construction de Sit1 (« les lectures de l’informateur A ») par les co-énonciateur qui se trouvent forcés à un retour à Sit0 (conditions matérielles de l’entretien – dont la relative stabilité est essentielle à sa continuation). La particularité ici est que ce mouvement (de quel type est-il, cela importe peu au linguiste) suscite plus que la trace langagière woup. Il fait aussi l’objet d’une référence par un des énonciateur. Dans Non ça va, ça renvoit directement à Sit0 (c’est la raison pour laquelle on peut parler de mouvement du référentiel5 à propos de ce qui a suscité ce retour à un discours cursif). Il y a ici parataxe c’est à dire construction de portions de texte en rupture totale avec le pré-asserté. Voici un autre cas, où, après le woup, l’irruption du situationnel prend moins la forme d’une référence que d’un geste interactif (impération):
(10) A: Dis ton nom.
B: Carole.
A: Dis ton nom, Madame.
B: Je ne trouve pas ça drôle.
A: Houps. Dis ton nom Madame.
B: Bouge pas ton micro. Je m’appelle Michelle. (Centre-Sud 1176 0210030022)
En (9) et en (10), les énoncés révélant le mouvement du référentiel sont co-énonciatifs, mais surtout, ce ne sont pas des apodoses par rapport à woup. Il faut maintenant préciser le statut technique des termes désignant les portions d’énoncé entourant le marqueur étudié. Il est convenu d’appeler protase tout ce qui précède immédiatement le marqueur et apodose tout ce qui le suit sans égard pour l’énonciateur émettant ces portions d’énoncé mais compte tenu du fait que la triade protase-marqueur-apodose forme probablement une unité régie par des liens spécifiques de repérage (symbole: a r b, dont p v-> q pourra être une réalisation particulière). Ainsi en (10) le second Dis ton nom Madame n’est pas l’apodose de woup, puisque la prise en charge explicite du mouvement du référentiel ayant déclenché l’émission de la trace ne vient que plus loin (Bouge pas ton micro émis par le co-énonciateur). C’est l’étude des parataxes en Sit0 r Sit1 se réalisant spécifiquement sous la forme Sit0 WOUP apodose qui va permettre d’affiner la description du marqueur.
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Woup exclamatif: une trace ponctuelle du passage de la prise en compte à la prise en charge
On posera que lorsque woup est la trace de ce repérage situationnel que nous venons de décrire, la situation déclenchant l’événement fonctionne tendanciellement comme un repère constitutif6. Ceci aura une incidence particulière sur les opérations portées par l’apodose. Ainsi, celle-ci pourra fonctionner comme ces énoncés exclamatif auto-repérés (type: le chapeau! exclamatif) dont Culioli (1974) a fait la description et où les opérations de détermination sont marquées par des flécheurs (déterminants renvoyant à du déjà repéré, cfLaurendeau 1985b: 82-83):
(11) A: …je veux dire en fait de secondaire je suis allé à Joliette puis j’ai terminé au pensionnat Sainte Catherine à Montréal. J’ai gradué là.
B: Sur côte Sainte Catherine?
A: Mm non c’était oups… les pattes sales!
B: Ah c’est lui qui jappait tout à l’heure.
A: Oui. (Sankoff-Cedergren 55 27)
La complexité des faits commence alors à apparaître. L’apodose de woup est ici un ancrage exclamatif (stabilisation notionnelle) où se révèle la tension modale que provoque un passage rapide de la prise en compte à la prise en charge. Sur le statut technique de ces termes, je renvois à Laurendeau à paraître. Ce qu’il importe de savoir aux fins du propos actuel, c’est que toute prise en charge est aussi une prise en compte mais non l’inverse. Dès lors, une prise en charge soudaine d’une réalité inattendue pourra garder quelquechose de la prise en compte qu’elle a été initialement, en le transposant sur un autre plan modal. Ici, en un éclair, la soudaineté de la découverte de l’événement (aspect inchoatif-ponctuel) s’associe à l’affirmation de sa réalité inéluctable (prise en charge: modalité aléthique) ainsi qu’à une prise de distance face à sa valeur (on reste au niveau de la prise en compte au plan de la modalité volitive… attendu que, par présupposé physico-culturel, le « sale » s’associe au réprouvé). Cette tension entre reconnaissance immédiate et acceptation mitigée pourra prendre de multiples formes comme le montre l’exemple suivant:
(12) A: …tu peux aller chez le dentiste il faut c’est…
B: Ou.
A: Le plus possible il faut que tu remettes ton, ton rendez-vous.
B: Hum, hum oui woup qu’est-ce qu’il est après faire là lui?
A: Il se couche.
B: C’est qui ça ce chien là?
A: Ça, c’est la chien à Mouskif. (Centre-Sud 1277 1610475072)
Ici, comme en (11), on a mouvement du chien v-> WOUP + apodose. Mais cette dernière prend cette fois-ci la forme de l’opération de parcours (mouvement sur le notionnel, cf Laurendeau 1985b: 82-83, Laurendeau 1986c: 70-71). Les marqueurs prennant directement en charge le référentiel (il, là, lui) sont associés au maintient de la prise en compte initiale, qui se transpose ici dans un modalisation procédant de l’épistémique/déontique (« que fait ce chien? » et « qui est ce chien? », recherche de connaissances comme réalisation du questionnement « ce qui est est-il ici conforme à ce qui devrait être? »). Woup se révèle déjà une sorte de relateur et son émission est associé à la prise en charge d’un inéluctable situationnel (nécessité) associé à sa dévaluation par l’énonciateur. Ces phénomènes sont tout à fait compatibles avec ce qui a déjà été dégagé dans les cas où il n’y a ni protase ni apodose. En effet, on garde ici quelquechose procédant du constat d’une anomalie rapidement suivi d’une intervention rectificatrice (il y a donc avancée du tendanciel unitaire dans la description). De plus on commence à voir opérer la problématique du transcatégoriel sous la forme, restreinte pour le moment, du transmodal.
On observe ensuite que lorsque cette intrication complexe de modalités s’appauvrit, la prise en charge de l’apodose s’affermit non sans garder une coloration perlocutoire particulière (étonnement, préparation d’un geste rectificatif etc):
(13) A: Ah Ah, je m’endors.
B: Moi aussi.
A: Quelle heure tu pars?
C: Woup, il est huit heures et demi quasiment.
A: (rire) (Centre-Sud 0377 0521133022)
Et ici une nouvelle dimension du problème émerge. Jusqu’à maintenant, le processus énonciatif déjà complexe dont woup était la trace procédait globalement d’une tension axée principalement sur un rapport entre un mouvement du monde et un énonciateur en situation brève et instable de soliloque (ou à la rigueur de monologue, ces deux termes étant à distinguer soigneusement)… or la dimension interaction, c’est-à-dire le rapport de co-énonciation, ne se laisse pas évacuer aussi simplement.
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Woup marqueur impératif et implicatif
On va d’abord observer que la trace woup est tout à fait compatible avec un interpellation de l’énonciateur à son co-énonciateur à l’intérieur de la parataxe et sous caution du primat du mouvement du référentiel:
(14) A: Je vais lui demander attendez. Il est pas loin là… woop mon Dieu. Je l’ai décroché. Est-ce que je peux le laisser ici ?
B: Oui.
A: Ah je vas juste lui demander. Mon mari est né sur la rue Notre-Dame dans la paroisse Saint-Joseph. (Sankoff-Cedergren 79 27)
Cela soulève la vaste question de la relation de woup et de l’interaction. En (14), le repérage du mouvement du référentiel commence avec woup. Ce dernier tend à perdre alors son statut de trace en soliloque pour entrer dans la co-énonciation. Il n’en perd pas pour autant les caractéristiques modales et aspectuelles déjà décrites mais les cumule à quelquechose qui est de l’ordre d’un signal:
(15) A: Vois-tu ça quand tu fais un enr… un enregistrement de même là.
B: Oui.
A: Il faut toujours que tu essayes d’être le plus proche du rouge mais pas dans le rouge mais juste sur le bord ici, tu sais, le plus proche possible, vois-tu ?
B: Oui.
A: Comme là là de même à peu près vois-tu là ?
B: Oui.
A: Ma voix là woup elle était dans le rouge. Ça c’est moins bon ça, vois-tu? (Centre-Sud 1277 1610515142)
Ainsi dans la situation cursive (15), woup prend une dimension interactionnelle autant que référentielle et son rapport à la nécessité va se maintenir en se transposant. Contentons-nous pour l’instant de constater qu’en (15), woup pourrait assez facilement commuter avec l’impératif ga! (« regarde! »). Ce rapport de woup à l’impération jette sa lumière sur le cas suivant:
(16) A: Christian, va t’en par là-bas.
B: Attends minute là.
A: Woups… Christian, Christian.
B: Oui.
A: (parle à voix basse au téléphone puis:) C’est le fun là hein.
B: Ah là, c’est le fun.
A: (XXX)
B: (rire) c’est le fun. (Centre-Sud 1177 1511687032)
Précédant ici directement une interpellation adressée à un co-énonciateur en mouvement, woup cumule ici constat et intervention rectificative. Il marque une impération visant à interrompre (refuser) un mouvement du référentiel (qui est ici le co-énonciateur). Sous impération, la nécessité (au plan déonthique: expression d’un devoir-faire) qui s’exprime en apodose (l’interpellation est à analyser comme une invitation à rectifier le mouvement en cours) répond à l’inévitable (aléthique) situationnel. Prise en compte/interruption/refus sont toujours de la partie. Le rapport entre inévitable situationnel et impération est visible dans les deux woup de (17):
(17) A: …on fait des boules de Noël et aussi, on fait e… comment qu’on appelle ça e… des clowns, des napperons.
B: Napperon.
C: C’est quoi ça?
B: Des napperons, bien, pour manger.
A: Des nappes rondes.
C: J’ai compris des tartes rondes (rire)
A: On fait e…
C: (toux)
A: On est en train de faire trois boules de Noël (XXX).
D: Woups les oeufs, les oeufs, les oeufs.
A: (rire)
D: Woups Madame, prenez (rire).
B: Ouah.
A: Prenez-en six.
B: Non, j’en veux pas, moi, je veux écouter Christiane. (Centre-Sud 1276 0220661142)
Et cet état de fait oblige maintenant à procéder à une lecture impérative de cas que l’on aurait pu au départ n’interpréter que comme des prises en charges constatives ancrant sur du situationnel (noter le redoublement):
(18) A: Bon, je vais les essuyer. Le reste, peut-être qu’on peut les plier les journaux.
B: Woup, woup, il y en a du bruit ici.
A: Hum, Hum, Hum, toi, tu t’en vas-tu chez vous.
B: Hein?
A: Toi, tu t’en vas-tu au Projet ou bien donc chez vous? (Centre-Sud 1176 0111984172)
De proche en proche, la dimension interactive fait sentir son omniprésence. Si je résume donc, la prise en charge repérée situationnellement passe en une sorte de signal ciblant le co-énonciateur, compatible avec des situations où une impération est susceptible d’intervenir (ici chez le co-énonciateur):
(19) A: …les autres sont morts assez jeunes.
B: Oui.
A: Woup, woup, woup, c’est décroché ça.
B: Oui bien tenez le, comme ça là.
A: Ça achève-tu? Je suis tanné là. (Bibeau-Dugas 000000295240012)
Et ce signal est susceptible de passer en un véritable marqueur d’impération (invitation ponctuelle à l’interruption d’un mouvement) dont on retrace même une sorte de méta-emploi (analogue à ce que l’on observe en français avec holà!):
(20) Vrai qu’il se sont fait jeter dehors […] parce qu’y voulaient aménager un sous-sol dans cave […] pis le père de Clotilde leur a mis le woup, trop de dérangement, trop de dépenses, y a dit non. (J.-M. Poupart, cité dans Seutin et Alii 1982: 2453)
Il existe des rapports étroits entre impération, nécessité et rapport implicatif. J’ai déjà signalé (Laurendeau 1983b: 146) que certains ordres arrivaient à transformer la possibilité préconstruite d’un lien implicatif en nécessité. Comme condensé impératif, woup maintient encore un rapport particulier à la modalité du nécessaire. On peut montrer qu’il y a quelquechose de profondément unitaire dans la trace exclamative, le marqueur impératif et le connecteur implicatif. On peut aussi montrer qu’un rapport dialectique complexe s’établit entre implication et impération. La seconde est souvent un appel à la réalisation des rapports dont la première construit le repérage. « On peut enfin montrer que lorsqu’on repère deux énoncés l’un par rapport à l’autre, on a une relation qui est soit de concomitance, soit de consécution, soit composite (causalité). » (Culioli 1978: 303, note 4; voir aussi Franckel 1987: 243). On va donc voir woup impliqué dans la construction de cas particuliers d’implications (on verra plus loin que ce concept, tel qu’exploité ici ne se réduit pas à l’implication nécessaire mais qu’il se déploie en facettes diverses qui l’amènent à passer en son contraire) fondées sur des relations primitives de type p v-> q (cf de Vogüé 1987: 155-156):
(21) A: Le soleil va faire conta… contaminer l’eau. La minute que l’eau réchauffe c’est pa… c’est pareil comme du lait. La même… si y est assez froid, y se garde bon. Mais la minute que tu le monte en haut de quarante… woop, y… y va perdre de la valeur ce sera pas long, hein. (Estrie 2 193 176 18)
Ici le marqueur étudié pourrait commuter avec: alors là, eh bien, etc… ainsi qu’avec une juxtaposition stricte7. Woup s’embarque évidemment avec ses bagages et apporte avec lui ses caractéristiques aspectuelles (rapport au ponctuel, au soudain) et modales (dévaluation du procès en apodose). Encore une fois l’une de ces valeurs peut se trouver filtrée (ce phénomènes a d’ailleurs possiblement un rapport avec le cumul des valeurs). Ainsi, en (22), on ne garde que l’aspect ponctuel (qui est d’ailleurs ici une stratégie narrative exploitée pour évoquer la soudaineté de l’événement sans jugement dévaluatif sur celui-ci):
(22) A: …j’étais en cinquième année… dix ans… j’avais dix ans… A l’âge de dix ans là, woop, il s’est ouvert un paquet de choses e… inconnues, disons, de… la vie qu’on avait avant. Disons ça a développé énormément d’autres choses. (Sankoff-Cedergren 65 106)
Et on constate aussi que le rapport d’implication est maintenu même si la protase ancre un repérage temporel. On a quelquechose comme: arrivée à l’âge de 10 ans v-> ouverture de choses inconnues. Ces faits nous amènent au problème du logico-narratif qui va concerner spécifiquement des structures dy type repérage temporel WOUP apodose.
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Repérage temporel et implication: le logico-narratif
Dans le passage de la trace au marqueur, on a donc observé que la nécessité situationnelle se transposait en nécessité du rapport d’implication (modalité aléthique), que la prise en compte se transposait en dévaluation (modalité volitive) tandis que la situation effective (Sit0) se transposait en situation reconstruite par l’activité langagière (Sit1). Du point de vue stratégie maintenant, on va avoir un marqueur modal complexe exploité narrativement pour évoquer la vélocité d’agencement d’événements en référant à leur évaluation par l’énonciateur. D’abord on va constater que le marqueur arrive à apparaître dans des mimésis de dicsours cursifs ;
(23) La foule est en délire. Oups! Un instant! Mason a couru à l’intérieur de la ligne. Il est retiré. (La Presse, 1 septembre 1979: C-3, col. 2)
Si ce texte était le produit cursif d’un commentateur de baseball à l’action, on observerait un intéressant cas où l’intervention rectificatrice se transpose dans le repérage en apodose d’un fait inattendu contraire à ce que le récit annonçait. Mais en plus, il y a ici mimésis journalistique de discours cursif. Autres cas:
(24) Puis Céline appelle Radi et lui propose d’entrer à la maison avant que papa-ours et maman-ours ne les surprennent sur leur perron. Elles entrent. La maison est tout en verre. Radi avance doucement, et soudain oupse! sur le parquet. Céline arrive aussitôt pour l’aider à se relever… (Maillet 1977a: 73)
(25) Et au moment où tu crois les tenir au-dessus d’une vérité chancelante et à peine échafaudée, oupse! ils te jettent tête première dans la pluie et le beau temps ou dans la politique. (Maillet 1977b: 285)
L’aspect intéressant du problème est que, dans ces cas, le marqueur woup semble presque devenir adversatif. L’apodose n’est plus présentée comme découlant de la protase mais bien comme l’événement (narrativement longuement préparé comme devant être) inattendu. La tension attendu/inattendu va prendre une dimension profondément dialectique. De telles mimésis existent à l’oral:
(26) A: Ça jouait, tu sais, on disait les hockey à terre, tu sais, mais eux-autres, tu sais, ils sont pas habitués de jouer comme ça, tu sais, ça jouait à coup de golf, les bâtons dans les airs, tu sais.
B: (rire)
A: Pow. Tout d’un coup woups tu viens d’en
C: (rire)
A: recevoir un sur une jambe, tu sais. Mais moi j’en ai reçu un puis je boitais en dernier, tu sais. (Centre-Sud 1177 1412070172)
En (26), la protase (repérage temporel: Tout d’un coup) est précédée d’une mimésis du situationnel (onomatopée) et l’apodose introduit dans la narration l’inévitable indésiré à la fois inattendu pour le personnage désigné par le récit et fatalement impliqué par ce que l’économie globale du récit a graduellement amené. La présence de woup a ici un statut stratégique. Il contribue à l’évocation de la vélocité. Mais surtout une sorte de compromis s’instaure entre le rapport au nécessaire (inévitable: dimension modale) et le rapport à l’inattendu (ponctuel: dimension aspectuelle). Les possibilitées transcatégorielles du marqueur vont maintenant être maximalisées sous stratégie.
(27) A: Comme [l’OVNI – P.L.]. Tu vas là là hein. Tu vas regarder sur un écran là. Tu vas voir un petit point là il va se promener là woup il va repartir hostie, tu sais, ou bien il va revenir, ou bien il se déplace. De là il s’en va là, tu sais, d’une shot… (Centre-Sud 0578 1911984202)
En comparant cette mimésis de discours cursif avec le cas (15) – l’aiguille de l’enregistreuse dans le rouge – on observe que tout semble identique (noter hostie comme trace de la modalité volitive)… sauf que la situation (27) est décrochée par rapport à son référentiel et woup ne peu plus, dès lors, être décodé comme un signal impératif8 invitant à porter attention à un élément du situationnel, mais bien comme un élément narratif contribuant à la construction d’une évocation en tablant sur l’analogie de celle-ci avec des situation de type (15). Noter toujours la sensible atténuation du rapport implicatif au profit du repérage de l’aspect ponctuel. L’implication se réalise désormais non plus comme cas de figure du nécessaire exclusif mais bien comme cas de figure du contingent9. Autres cas:
(28) A: Même l’autoroute des Cantons de l’Est là, l’autoroute qui monte à Montréal là, est dangereuse vis à vis les sorties. C’est là que… si… le soir là, vous vous en allez… le soir là pis eh… vous savez jamais si c’est une sortie ou si c’est la chemin qui continue.
B: Hum, ça c’est vrai.
A: Première chose que vous savez là… vous embarquez… pour la sortie pis… woup… vous apercevez que… Ça m’a arrivé une couple de fois pis y n’a plusieurs qui m’ont dit ça. (Estrie 6 192 254 03)
(29) A: … la sondeuse elle… elle peut pas capter.
B: Oui, oui.
A: Ça fait que ils s’essayent pareil. Puis des fois le terrain est tout croche puis e le fond est pas de niveau tout le temps, des fois c’est bien bien droit, tout d’un coup woups ça va descendre, ça va creuser. Puis c’est dangereux de défoncer les les cènes puis tout.
B: Oui, oui. (Bibeau-Dugas 000000074900012)
(30) A: … pis ben des fois la femme eh… la femme… j’étais après lire le compteur pis là, a commençait à parler, d’un coup woup… là, a me contait tout son affaire. (Estrie 6 192 269 29)
Succession chronologique, rapport d’implication (cas de figure du contingent), modalité volitive fortement marquée vers le dévaluatif et, bien sûr, souvenir de l’exclamation de surprise s’associent ici à un repérage temporel de type ponctuel (structure hypotaxique: marqueur temporel WOUP apodose) dans une stratégie narrative construisant l’évocation de la soudaineté. Mais il y a encore plus complexe et, pour en rendre compte, il va maintenant falloir étudier l’ordre temporel du récit. « Étudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des événements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l’histoire, en tant qu’il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu’on peut l’inférer de tel ou tel indice indirect. » (Genette 1972: 78-79. Cf aussi Adam 1984: 12-15, sur les micro-récits phrastiques). Posons un premier cas:
(31) A: Puis des fois aussi e… la méta… le rapport météorologique, tu sais, il dit e… puis la journée va t’être belle. Tout d’un coup woup hostie il y a un, il y a un, il y a un vent hostie, un gros nuage qui arrive tout d’un coup de même, tu sais, ils peuvent pas expliquer ça. (Centre-Sud 0578 1911904262)
Si nous ne nous arrêtons maintenant qu’au problème du temps narratif, on observe, grâce à ce cas intermédiaire, que le problème narratif posé par woup ne relève pas de ce que Genette (1972: 78-121) appelle l’ordre (les anachronies: analepses, prolepses). En effet dans a (marqueur temporel) WOUP b, a précède b dans la diégèse (l’univers spacio-temporel désigné par le récit) autant que dans le récit lui-même: l’ordre des événements n’est pas réorganisé. Par contre, d’autres problèmes émergent. Nous poserons, à la suite de Genette (1972: 89-105), qu’un procès faisant l’objet d’un repérage temporel est doté d’une portée (ainsi que d’une amplitude). Dans le cas du procès de l’apodose de woup, sa portée sera la « durée » séparant le temps repéré par cette apodose de woup et le temps repéré par le bloc narratif précédant le marqueur temporel servant de protase à woup (pour sa part, l’amplitude de l’apodose de woup sera simplement la « durée » du procès qu’elle repère). En usage situationnel, l’apodose de woup est dotée d’une portée nulle, la relation entre le mouvement du situationnel et l’exclamation qu’il suscite étant de l’ordre de l’instantanée. Cette instantanéité est à peu près reconstruite dans des narrations comme (28), (29), (30) où les événements désignés par l’apodose de woup sont repérés comme succédant au bloc narratif antérieur avec soudaineté (construction d’un aspect ponctuel, implication contingente) et on comprend que les origines exclamatives du marqueur l’autorise à signifier cette soudaineté en compatibilité avec des marqueurs temporels comme tout à coup etc. Dans le cas de (31), les choses se complexifient: il est fort probable que l’énonciateur élargisse la portée de l’apodose de woup et que la soudaineté de l’arrivé du nuage dans la narration ne soit pas un reflet aussi direct de l’arrivé du nuage réel. Le cas (32) est encore plus probant:
(32) A: Ah bien là je sors. Je vais danser… Là suis, je vas dans les discothèques. Puis woup là je reviens, j’arrête, je sais pas combien de temps mais… (Sankoff-Cedergren 52 124)
Ici woup construit la relation entre les procès en leur donnant en apparence la même fluidité que le déplacement d’un OVNI sur l’écran d’un radar (cf (27)) ou d’une automobile sur une voie de service (cf (28)). Or, eu égard aux relations physico-culturelles repérées, il est clair qu’on ne revient pas « soudainement » d’une discothèque. Une stratégie narrative s’élabore ici. Un agencement de marqueurs est exploité au service d’une modulation rhétorique dans le récit. Woup joue un rôle central dans cette stratégie. En élargissant la portée de son apodose, il abrège ou même anulle l’intervalle temporel la séparant du bloc narratif antérieur. Si cela s’opère toujours en agencement avec un marqueur temporel en protase immédiate (ici puis sous hypotaxe), force est de constater que ce dernier ne suffit pas à créer cet effet narratif. Il n’y a qu’à supprimer woup de l’énoncé (32) pour s’en aviser. On dira, toujours en suivant Genette (1972: 128-129), que tout ce qui aurait pu survenir entre le bloc narratif antérieur et l’apodose de woup fait l’objet d’une ellipse. Insistons bien sur le fait que cette opération ne peut s’effectuer qu’en harmonie avec les marqueurs temporels de la protase (la stratégie est un agencement de marqueurs). En (33), tout d’un coup seul ne marquerait jamais que la soudaineté du mouvement du personnage, woup aussi. L’ellipse des portions narratives intermédiaires est le produit de leur combinaison:
(33) A: … Arriver puis tu vas dire ça à un des enfants ici là dis heures e… ils nous pensent pour des fous, heins, des marâtres, voyons. Puis d’un autre côté à dix heures, qu’est-ce que c’est qu’il y a de mal à faire à dix heures. Il y a pas de mal à faire après dix heures. On se tient à la porte. Tout d’un coup oup je vais à la porte, ils sont partis. Puis où est-ce que tu es ah. J’étais rendu au restaurant. (Sankoff-Cedergren 90 126)
Il est aussi important de comprendre que la finalité de cette stratégie n’est pas l’ellipse elle-même. Cette dernière n’est elle aussi qu’un élément dans la stratégie qui est de construire une schématisation particulière du réel. A partir de ces possibilités que les marqueurs autorisent, des cas de figures multiples se concrétiseront. On aura, par exemple, une accumulation qualitative suivie d’un bond qualitatif:
(34) A: Ça fait quand eh… vous avez une semaine de pluie là, les foins approchent, ça ça veut dire dégèle toi. Quand y fait beau là, c’est pour ça comme… vous voyez ça alentour des villes pareil, un moment donné oup, les gars partent pis… les… c’est le soir, pis ça rentre du foin, pis ça force au temps des foins. (Estrie 2 193 165 10)
Mais la constante sera bien que « diverses durées, réduites à rien, sont instantanément survolées; c’est le cas limite de l’accélération du récit. » (Ricardou 1967: 166). Ces accélérations seront au service d’une stratégie précise qui pourra même être à visée argumentative:
(35) A: Elle se promène juste toute seule dans la maison dans le jour là quand les autres sont à l’école elle s’ennuie assez qu’elle me fait des crises pour que j’ailles chercher les autres enfants dehors pour qu’ils viennent jouer avec elle. Puis elle s’ennuie e… ils ont été élevés les trois grands ensemble là oup… ils s’en vont tous les deux à l’école. (Sankoff-Cedergren 58 833)
Le logico-narratif fonctionne donc de façon extrêmement complexe. Outre ces jeux sur les temps dont on vient de faire état, il faut signaler la transposition du rapport d’implication. La nécessité semble s’être évanouit au profit du contingent et même de l’aléatoire et woup quasi adversatif renoue avec ses origines exclamatives en gardant ce rapport au subit, au soudain et (quoique cette valeur soit parfois filtrée) au dévalorisé. Mais en fait la nécessité demeure… elle s’est transposée en nécessité narrative. Tous ces récits sont construits comme des préparations stratégiques à la venue d’un événement soudain, ils fabrique donc ce toute pièce une sorte de vide et woup + apodose se doivent de combler ce que la narration annonce et s’engage déjà à combler (sinon le co-énonciateur risquerait bien de se mettre à réclamer cette « chute » que le récit lui annonce – le nécessaire référentiel s’est transposé en nécessaire interactif).
Si nous revenons à l’ellipse, on observe que les cas analysés montrent des récits qui construisent le soudain en mettant à profit (entre autres) cette lacune voulue dans la chronologie du récit. « Mais il est une autre sorte de lacunes, d’ordre moins strictement temporel, qui consistent non plus en l’élision d’un segment diachronique, mais en l’omission d’un des éléments constitutifs de la situation, dans une période en principe couverte par le récit: soit le fait, par exemple, de raconter son enfance en occultant systématiquement l’existence d’un des membres de sa famille […]. Ici, le récit ne saute pas, comme dans l’ellipse, par dessus un moment, il passe à côté d’une donnée. Ce genre d’ellipse latérale, nous l’appellerons, conformément à l’étymologie et sans trop d’entorse à l’usage rhétorique, une paralipse. » (Genette 1972: 92-93). Le marqueur woup est impliqué aussi dans ce genre de stratégie. On le voit déjà dans ces cas de schématisation que Genette (1972: 129) nomme récits sommaires (les paralipses figurent ici dans le bloc narratif antérieur):
(36) A: Y a le repas, pis après ça ben toute la parenté est là, tu parles avec un… tu parles avec l’autre, pis fait une farce avec un, avec l’autre, à fin du compte d’un coup oup! c’est l’heure de partir. C’est une journée que tu vois pas. On dit que c’est une belle journée mais on la voit pas. (Estrie 6 188 244 13)
L’implication de la structure marqueur temporel WOUP apodose pourra être plus directe dans l’autorisation de la paralipse:
(37) A: Père Noël était alentour de la maison pis y… y sonnait ses cloches. Pis nous autres bien on… on montait en haut vitement. Pis tout d’un coup houp! On le voyait que les bébelles étaient alentour de l’arbre de Noël. C’était amanché avec maman. (Estrie 1 171 188 5)
Le marqueur y participe en ne perdant rien de ce qui fait sa valeur… c’est même de la contradiction entre cette valeur et la stratégie déployée ici que cette dernière vit (il est piquant d’observer que le marqueur du soudain, de l’immédiat, du référent inévitable arrive à s’associer à des stratégies d’éviction de portions narratives d’amplitude indéfinie!).
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Phénomène de lissage
On observe, pour terminer, que le marqueur woup peut apparaitre sans apodose:
(38) A: Tu lui dis de quoi, lui il saute sur toi woup.
B: Regarde l’autre, hostie.
C: Il est, il est tu méchant, Gérard? Il est pas méchant.
B: Ah oui, il est toujours (XXX).
A: C’est un fou. (Centre-Sud 0178 1710110112)
Ces cas seront associés à ce que Culioli appelle le lissage. « Avec ‘toujours’ [dans de l’argent, c’est toujours utile – P.L.] vous avez effectué l’opération de lissage. Cela signifie: nous faisons comme si on ‘gommait’ les circonstances et nous disons: il s’agit d’une propriété (cf.: il est toujours en train de rouspéter). » (Culioli 1985: 102). Ici ce sont les circonstances du récit dont on peut faire l’économie qui seront lissées de cette façon (avec ou sans vélocité évoquée):
(39) A: Mais la seule place j’aimerais rester par exemple c’est en Afrique.
B: En Afrique?
A: En plein coeur de l’Afrique.
B: Pourquoi?
A: Les animaux. Comme les e… les panthères, les tigres, le… girafe, tout le… tous les… les bêtes que… que il y a pas. Des serpents… moi j’adore… moi j’adore… Moi j’adore le danger. Surtout là… en Afrique, là. Tu sais pas jamais qu’est-ce qui peut t’arriver là. Tout d’un coup, à côté de toi, woops… pour ça moi… j’aimerais ça. (Sankoff-Cedergren 23 443)
(40) A: Moé, moé… être… être ma femme, moé, pas pour me vanter, mais j’en changerais… je changerais pas [de mari – P.L.] moé. Ah non! Jamais! Jamais! Je vous dis pas qu’y a jamais d’… aucune discussion, mais c’est à dialoguer qu’on s’entend. Pis woup, tiens… Ah non! (Estrie 6 192 270 22)
(41) Monique par exemple: un accident arrangé, son bébé. Elle a arrêté la pilule et oups! « J’ai pas fait attention » qu’elle dit. (Croc, 1983, no 46: 49)
Ce qui avait été la rapidité de la prise en charge du ponctuel se transpose ici en économie narrative.
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Conclusion
Woup est donc le marqueur d’une polyopération ponctuelle. Son étude invite à proposer qu’il y a des rapports à établir entre différentes opérations linguistiques. On a affaire à une polyopération dynamique imposant la traversée dialectique d’un certain nombre de catégories aspectuelles, modales, internotionnelles, interpropositionnelles. Par les glissements suivants:
prise en compte / impération / modalité volitive
nécessité ou inévitable situationnel / modalité aléthique du nécessaire / soudaineté narrative ou argumentative obligatoire
Implication nécessaire / implication contingente / implication aléatoire / rapport adversatif
on a observé qu’une exclamation trace d’un repérage situationnel passe en différents marquages parataxiques puis hypotaxiques (comme processus) pour finir par se trouver impliquée dans des types particuliers de repérages logico-narratifs (comme stratégie). Il y a là un corps d’hypothèses qu’il serait fort intéressant de subvertir à partir d’un corpus plus étendu de marques exclamatives…
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NOTES
1. Certains des corpus de langue orale utilisés (voir annexe) ont été consultés au TLFQ (Université Laval, responsable Claude Poirier). L’utilisation des corpus non publiés m’a été rendue possible grâce à l’autorisation des personnes suivantes que je remercie vivement: André Dugas, David Sankoff, Denise Deshaies, Claire Lefebvre, Diane Vincent. Un remerciement particulier va finalement à René Lesage, directeur du département de langues et linguistique de l’Université Laval, qui a vu, avec diligence et efficacité, à rendre possible ma présence au congrès de l’Association Québécoise de Linguistique (ACFAS – Moncton 1988) où ce texte a fait l’objet d’une communication (recherche non subventionnée).
2. Cette question de la pertinence d’une recherche visant à décrire les opérations linguistiques marquées par un petit mot exclamatif a d’ailleurs connu des rebondissements, en première page du quotidien montréalais Le Devoir, sous la plume du journaliste P. Cayouette (1988). On m’y décrit dans une prose aussi sarcastique que peu renseignée:
MONCTON – Devant ses pairs, dans une salle exigüe de l’Université de Moncton, un jeune docteur en linguistique de l’Université Laval [de…: ambigu et inexact – P.L.] dissertait savamment sur le « repérage situationnel et le repérage logico-narratif de l’exclamation woup en vernaculaire québécois ».
Après des mois de recherche subventionnée [à ce sujet voir note 1. – P.L.], le chercheur en question a découvert que cet inoffensif woup que vous et moi laissons tomber spontanément quand, par exemple, un crayon nous glisse des mains, constitue en fait « une trace énonciative d’une prise en compte repérée situationnellement (…) qui tend à devenir marqueur logique » …
Suit un bref développement où mon exemple, ainsi que celui de biologistes et de psychologues, est mis au service d’un discours questionnant discrètement la pertinence de la recherche universitaire fondamentale sous prétexte qu’elle serait rendue peu « accessible » à l’homme de la rue au colloque de l’ACFAS. L’information capitale manque cependant dans ce commentaire: à cent dollars l’inscription (payable d’avance – les frais de déplacement et de séjour sont en sus), l' »homme de la rue » est banni d’un colloque comme l’ACFAS avant même d’avoir eu le temps de se demander si ce qui s’y raconte l’intéresse ou non. Ce fait relève plus du fonctionnement de nos sociétés de classes que de l’ésotérisme universitaire! Si nous abolissions ces privilèges et faisions entrer le grand public dans les colloques scientifiques, les chercheurs sérieux sauraient bien se laisser subvertir et remettre en question par ceux qui les font vivre…
3. La graphie woup a été retenue dans l’exposé aux fins du propos actuel. Signalons que le s final et l’absence de semi-consonne initiale, fréquemment observés, sont analysés comme des variantes non opératoires à statut sociolinguistiques. Il n’en est pas autant de l’allongement du [u] qui est la trace de différents phénomènes perlocutoires. Cette diversitée de réalisation ne sera pas pour autant occultée ici, les diverses graphies des éditions de corpus étant respectées dans les exemples cités.
4. Je signale que cette terminologie a cours dans la littérature des repérages énonciatifs. On emploie encore trace au sens de marqueur à la suite de Culioli:
« Enfin, les marqueurs aspectuels ne sont pas considérés comme des étiquettes établissant le statut d’un terme mais comme des traces d’opérations. » (Culioli 1980: 66)
Cf cependant le statut de trace dans Culioli 1978: 302, note 4. Mais les développements récents exploitent une terminologie plus proche de celle que j’adopte (c’est moi -P.L.- qui souligne):
« … il n’est pas évident à notre avis que les schémas intonatifs puissent être considérer [sic] à proprement parler comme des marqueurs: sans être véritablement en mesure de justifier cette intuition, nous verrions plutôt l’effet, ou le contrecoup (la trace, au sens propre), de processus énonciatif mis en oeuvre indépendamment ; dans le cas d’un marqueur, c’est au contraire le marqueur lui même qui marque le déclenchement du processus. » (de Vogüé 1985: vol. 2, p 475)
Sur la notion de marqueur voir aussi: Laurendeau 1986a: 76, note 2 et Franckel 1987: 14-18.
5. Diane Vincent (intervention au colloque de l’AQL) m’a fait remarquer que ce mouvement du référentiel ne se dégage pas de façon automatique de la simple analyse des données retranscrites des corpus. Ainsi en (a):
(a) A: … puis il avait ses pantalons fait que il dit « passe-moi ton chandail, m’a mettre nos pieds dessus-là ». Tout d’un coup, on attendait.
(bruit)
B: Oup.
A: Puis e… c’était capotant en mautadit après Manon, elle voulait nous tuer, tu sais pas qu’est-ce qu’on lui a demandé ? … (Centre-Sud 0778 3120247052)
il n’est en rien assuré que l’on puisse conclure à la relation bruit v-> WOUP ; et seule une audition attentive de la suite (b) permettrait de vraiment comprendre le rapport entre la parataxe et ce mouvement du référentiel qu’une description sommaire ne suffit pas à circonscrire:
(b) A: Aimes‑tu mieux parler à ta grand‑mère ou à tes parents?
B: Ça dépend pour quoi.
A: Ouais? Ah bon! Oups! (Bruit de feuilles) Chu mêlée un peu. Vous autres euh, comme entre filles là en, avec les garçons ou entre filles seulement ça vous arrive‑tu des fois de parler de de sexe ou de choses de même? (Deshaies F52M.TXT, p.13)
Il va sans dire que les retranscriptions ne peuvent aucunement être traitées de façon naïve. On constate cependant que dans la majorité des cas (exception faite de la perte des unités intonatives dont il faudra tenir compte un jour), les transcriptions fournissent les données suffisantes et que le risque de mésinterprétations de détail ne peut guère entrainer des erreurs majeures dans la description, à partir du moment où un corpus suffisamment volumineux est dominé. Ce fait d’ailleurs est revendiqué comme indicateur de la stabilité linguistique du marqueur étudié.
6. A propos du repère constitutif, citons Culioli: « Le repère constitutif a certaines propriétés que l’on peut déduire de considérations axiomatiques (les axiomes sont, eux, posés au terme de longues observations microscopiques). Parmi ces propriétés nous en dégagerons une, même s’il nous faut, une fois encore, adopter une concision caricaturale: le repère constitutif, lui-même repéré par rapport à Sit, est un terme déjà identifié, grâce auquel on constituera de nouvelles déterminations. le repère constitutif est donc déterminé (on ne saurait ici se contenter de dire qu’il renvoie à du « connu » ou à de « l’information ancienne »…!) et représente le (est la trace du) repérage situationnel (par rapport à l’énonciateur et au locuteur: les deux ne coïncident pas nécessairement). » (Culioli 1978: 303, note 4)
On dégage que le mouvement du référentiel est cette matérialité dont le repère constitutif peut devenir le substrat linguistique. Il y a là quelquechose qui procède de l’évidentiel (cf Vet 1988: 67). Le caractère de « déjà identifié » du mouvement imprévu du référentiel s’impose sans médiation aux énonciateurs en situation. En suivant toujours Culioli:
« On peut également montrer que le repère constitutif (qui représente le repérage situationnel) représente, de façon plus ou moins complexe, les valeurs énonciatives indiscutées des énonciateurs ou de l’un des énonciateurs… » (Culioli 1978: 303, note 4)
on montre finalement que l’indiscuté n’est pas nécessairement l’indicutable, et que ce qui s’impose situationnellement aux énonciateurs (modalité aléthique/épistémique) et est pris en charge par eux comme fait peut aussi être linguistiquement marqué comme n’étant pris qu’en compte -et en fait refusé- sur un autre plan (modalité volitive/déontique).
7. D.C. LeFlem (intervention au colloque de l’AQL) considère qu’il y a ici « hypostase du rapport d’implication ». Celui-ci serait en fait symplectique au texte, la compatibilité du marqueur avec le moule implicatif n’en faisant pas automatiquement une marque d’implication. J.-M. Léard (communication personnelle) partage ces vues qui rejoignent aussi certaines critiques apportées à mes descriptions par l’équipe de Genève:
« Laurendeau (1983[a]) distingue trois valeurs du « joncteur pi » en québécois: concaténateur, consécutif et oppositif. Pour ce qui concerne les valeurs de pi comme joncteur de noeud P (phrase), sa description approfondie peut sembler contredire notre position. Nous considérons que si pi peut articuler deux énoncés dont l’enchaînement dénote un rapport de consécution (tu te maries pi le trouble commence, 25) ou d’opposition (i souri pi i est en esti, 26, qui peut recevoir les paraphrases: i sourit mais i est en esti quand même, ou: i sourit quand même qui est en esti), ces valeurs ne sont pas induites par pi, mais permises par lui, à titre de conséquence des possibilités argumentatives des relations de coordination (il neige et tu sors en chemise?). « (Roulet et Alii 1985: 101, note 1)
J’endosse tout à fait le couple induit/permis tel que présenté ici car, mutadis mutandis, il va dans le sens de ce que je cherche à introduire avec le couple trace/marqueur. La question en jeu est bien qu’une dialectisation théorique de cette tension entre l’induit et le permis doit se faire, et cela entraine que leur compénétration doit être envisagée. La grande compatibilité de woup avec la position de connecteur dans des structures de type p v-> q révèle un tendanciel implicatif déjà présent dans son emploi exclamatif (quelquepart le phénomène irrégulier va « impliquer » l’intervention corrective) et qui éclate au grand jour lorsque la protase et l’apodose ne reflètent plus des réalités liées implicativement dans les présupposés physico-culturels mais bien des faits concomitants que l’énonciateur va repérer comme s’impliquant l’un l’autre dans une sorte de coup de force narratif. D’autre part, insistons bien sur le fait que, pour autant, le marqueur ne se dévide pas de ses autres valeurs qu’il conserve et transpose. Exemple, en (a):
(a) Quand j’ai vu ça au mois de septembre que Marc cherchait à renouveler son contrat, j’ai dit oops, il s’embarque dans une affaire difficile. (Le Soleil, 14 janvier 1980: C-1, col. 3)
Il y a nettement induction/permission (l’équipe de Sherbrooke parlait autrefois de compatibilité) par le marqueur d’une prise en compte, d’une exclamation, d’une implication et même du discours rapporté, le tout susceptible d’une multiplicité de pondérations.
8. D. Cyr (intervention au colloque de l’AQL) suggère la possibilité de maintenir le tendanciel impération de woup même dans les narrations. Impération prendrait alors le dessus sur implication et dominerait le problème des implications non nécessaires. Il est certain qu’encore une fois, woup garde ici quelquechose de sa totalité tout en le déformant. Nous sommes remis en face de la question constante du transcatégoriel…
9. A ce sujet, citons Paillard: « Le fonctionnement général qui est en jeu, est le suivant: un terme q, relevant d’un domaine notionnel (q,q’), est validé (asserté) ou non validé non pas de façon intrinsèque, mais dans sa relation à p (p étant caractérisé de façon interne comme relevant soit du possible, soit du néceesaire). En ce qui concerne le mode d’assertion de q dans sa relation à p, il relève (a) du contigent: on a p v-> q sans que cela exclue la possibilité de contre occurence (ce qui correspond à la présence de « normalement » dans l’écriture de la relation proposée par Culioli) ; (b) de l’entre autres: étant donné la relation p v-> (normalement) q, on construit explicitement des contre-occurences, c.à.d. que p est mis en relation avec q’, cette mise en relation n’étant pas déterminée comme exclusive de la relation à q ; (c) du nécessaire strict: la valeur q (q’) a fait l’objet d’une sélection préalable (existence d’un préconstruit) et sa validation dans la relation à p prend la forme d’une identification ; (d) du nécessaire exclusif: la validation de q (q’) dans la relation à p passe par la non validation de q’ (en d’autres termes son exclusion). » (Paillard 1981: 102)
On a ici un aperçu succint de la diversité de cas de figure de l’implication (v->) au sens non pas logique mais linguistique du terme. C’est évidemment ce sens, à l’exclusion de tout autre, que prend le concept d’implication ici.
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SIRDAR-ISKANDAR, Christine. 1983. Voyons. Cahiers de linguistique française 5.111-30.
VET, Co. 1988. Compte-rendu critique de Chafe et Nichols dir. 1986, Evidentiality: the Linguistic Coding of Epistemology et Martin 1987, Langage et croyance: les `univers de croyance’ dans la théorie sémantique. Revue canadienne de linguistique 33:1.65-77.
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ANNEXE – LISTE DES CORPUS EXPLOITÉS:
Bibeau-Dugas: Enquêtes orales effectuées en 1964 dans cinq quartiers de Montréal (Outremont, Notre-Dame de Grâce, Saint-Henri, Ahunstic, quartier Centre-Sud), sous la direction de Gilles Bibeau et d’André Dugas. Corpus non publié, en dépôt au TLFQ, Université Laval, Québec.
Centre-Sud: Enquêtes orales effectuées de 1976 à 1978 auprès d’adolescents et de pré-adolescents du quartier Centre-Sud de Montréal, sous la direction de Claire Lefebvre. Corpus non publié, en dépôt au TLFQ, Université Laval, Québec.
Deshaies: Enquêtes orales effectuées de 1977 à 1979 auprès d’adultes et d’adolescents des villes de Sainte-Foy et de Québec, sous la direction de Denise Deshaies. Corpus non publié, en dépôt au Département de langues et linguistique de l’Université Laval, Québec.
Estrie: Enquêtes orales effectuées en 1971-1972 dans la région de Sherbrooke (province de Québec), sous la direction de Normand Beauchemin et Pierre Martel. Corpus publié sous les titres suivants:
BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre (éds), Echantillons de textes libres no 1, document de travail no 8, 1973, 236 p.
BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre (éds), Echantillons de textes libres no 2, document de travail no 9, 1975, 268 p.
BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre (éds), Echantillons de textes libres no 3, document de travail no 10, 1977, 209 p.
BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre (éds), Echantillons de textes libres no 4, document de travail no 12, 1978, 291 p.
BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre; THEORET, Michel (éds), Echantillons de textes libres no 5, document de travail no 16, 1980, 245 p.
BEAUCHEMIN, Normand; MARTEL, Pierre; THEORET, Michel (éds), Echantillons de textes libres no 6, document de travail no 17, 1981, 364 p.
Sankoff-Cedergren: Enquêtes orales effectuées à Montréal en 1971, sous la direction de David Sankoff, Gillian Sankoff et Henrietta Cedergren. Corpus non publié, en dépôt au TLFQ, Université Laval, Québec.