LAURENDEAU 1997D
LAURENDEAU, P. (1997d), « Helvétius et le langage », Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Article n° 0033 [Publication sur CD-ROM, texte non-paginé de 22 pages].
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…I’ll never find the words that tell enough, spell enough. I mean they just aren’t swell enough.
Nat King Cole
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ABSTRACT: Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), author of DE L’ESPRIT (1758) and DE L’HOMME (1773), has more importance for the study of language philosophy than usually believed. Helvétius is not directly a glottophilosopher in the pure sense of the term. However, while working on the constitution of his philosophical doctrine, he eventually had to address the issue of language as a central gnoseological problem. We present here the non scholastic and non glottocentric materialist doctrine of language of Helvétius, in an attempt to demonstrate that it is still fully accurate vis-à-vis the current hyperpositivist crisis of both language sciences and onto/gnoseological philosophy.
Mots-clefs: Condillac, Helvétius, langage, Leibniz, Lumières, matérialisme, philosophie du langage, Voltaire.
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Claude-Adrien Helvétius (1715-1771) n’est pas normalement perçu comme un philosophe du langage. Les rares commentaires à propos des vues d’Helvétius sur l’activité de langage tendent plutôt à le présenter comme un pâle séide de Leibniz (1646-1716), Condillac (1715-1780) ou Rousseau (1712-1778) sur la question (Belaval 1967: XXI-XXII; XXXII). On n’assistera pas ici à quelque tentative visant à inverser mécaniquement cette croyance, et à faire du fermier général le Wittgenstein du siècle des Lumières! Nous allons plutôt explorer l’hypothèse suivante: Helvétius travaille à la constitution d’une ontologie et d’une gnoséologie qui l’obligeront à éventuellement rejoindre la question langage. Le mouvement est bien synthétisé quand, dans ses PENSÉES ET RÉFLEXIONS, il écrit des objets et de leur connaissance: « Les objets offrent tant de différentes faces, qu’il faudroit [sic] toujours examiner, et jamais disputer. » (Helvétius 1795c: 140 du tome XIV, Aphorisme LXXXI). Incluant principalement des éléments de réflexion philosophique sur les interactions humaines et la société civile dans une perspective fondamentalement culturaliste, le travail d’Helvétius repose, comme on le sait, sur des assises matérialistes, et c’est d’une façon tout à fait abrupte, au beau milieu de ses investigations à propos « de l’esprit » ou « de l’homme », qu’il se heurte à une difficulté inattendue: le langage comme facteur gnoséologique. Helvétius n’est guère préparé à faire face à un tel phénomène, il est peu informé sur la question, et il n’a absolument aucune intention de mettre ce problème au centre de ses priorités. C’est là exactement ce qui fera de sa manière d’aborder cette question la formulation fraîche et tranchée d’une doctrine matérialiste du langage, non dogmatique et non glottocentrique. Pour s’en aviser, il convient d’abord de se donner un aperçu de la place occupée par la question langage dans l’oeuvre d’Helvétius.
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1. Une présence significative de la question langage dans DE L’ESPRIT (1758) et DE L’HOMME (1773)
Il est patent que la question de la « querelle de l’Esprit » a canalisé le gros de l’attention portée par les contemporains d’Helvétius (sans parler des nôtres) sur sa pensée, et a contribué à classer le fermier général au nombre des grands pamphlétaires plutôt que parmi les philosophes du langage de son siècle. La question langage occupe pourtant une place très significative dans DE L’ESPRIT et dans DE L’HOMME – dans le cas de ce dernier ouvrage surtout dans la mesure où il constitue une reprise et un développement de la problématique introduite dans l’essai-scandale de 1758.
1.1 Répartition et disposition du traitement du langage
La présence de la question langage se manifeste comme suit dans les deux grands essais philosophiques d’Helvétius. DE L’ESPRIT (1758) est constitué de quatre « Discours » d’ampleurs inégales et dont le nombre de chapitres est le suivant: Discours I: 4 chapitres; Discours II: 26 chapitres; Discours III: 30 chapitres; Discours IV: 17 chapitres. Environ 25% de l’ouvrage, soit 20 chapitres sur 77 et des développements d’importance variable disséminés dans le reste du texte, ont à voir avec la question langage. La répartition des chapitres traitant plus directement du langage est la suivante:
DISCOURS I – De l’Esprit en lui-même
Chapitre IV: De l’abus des mots (chapitre conclusif du premier Discours)
DISCOURS II – De l’Esprit par rapport à la société
Chapitre IX: Du bon ton et du bel usage
DISCOURS III – Si l’Esprit doit être considéré comme un don de la nature ou comme un effet de l’éducation
Chapitre XXIX: De l’esclavage et du génie allégorique des Orientaux
DISCOURS IV – Des différens [sic] noms donnés à l’Esprit
Chapitres I à XVII: [exploration des différents noms donnés à l’esprit en français et considérations afférentes]
DE L’HOMME (1773) est une texte beaucoup moins ramassé, que l’auteur ne destinait pas directement à la publication et dont il n’a pas hésité à commenter le contenu comme suit: « Je n’ai pas craint de tout dire; j’avois [sic] moins de ménagements à garder que dans le livre de L’ESPRIT. Ma pensée est plus libre. Vous vous en êtes apperçu [sic] au style, dont j’ai moins soigné les détails et les liaisons. » (Helvétius 1795b: 108 du tome XIV, lettre à Lefebvre-Laroche datée du 15 août 1769). Cet ouvrage posthume est constitué d’une « Table sommaire », d’une « Récapitulation » et de dix « Sections » d’ampleur inégale dont le nombre de chapitres est le suivant: Table sommaire: 4 chapitres; Section I: 15 chapitres; Section II: 24 chapitres; Section III: 4 chapitres; Section IV: 24 chapitres; Section V: 11 chapitres; Section VI: 18 chapitres; Section VII: 12 chapitres; Section VIII: 26 chapitres; Section IX: 31 chapitres; Section X: 11 chapitres; Récapitulation: 4 chapitres. Environ 5% de l’ouvrage, soit 9 chapitres sur 184 et des développements d’importance variable disséminés dans le reste du texte, ont à voir avec la question langage. La répartition des chapitres traitant plus directement du langage est la suivante:
SECTION II – Que tous les hommes communément bien organisés ont une égale aptitude à l’esprit
Chapitre V: Des jugemens [sic] qui résultent de la comparaison des idées abstraites, collectives etc
Chapitre XI: De l’inégale étendue de la mémoire
Chapitre XV: De l’esprit
Chapitre XVI: Cause de la différence des opinione en Morale, Politique et Métaphysique
Chapitre XVII: Que le mot de VERTU rappelle au clergé l’idée de sa propre utilité
Chapitre XVIII: Des idées différentes que les divers peuples se sont formés de la Vertu
Chapitre XIX: Du seul moyen de fixer la signification incertaine des mots
SECTION IV – Que les hommes communément bien organisés sont tous susceptibles du même degré de passion: leur force inégale est toujours en eux l’effet de la différence des positions ou le hazard [sic] nous place; que le caractère original de chaque homme (comme l’observe Pascal) n’est que le produit de ses premières habitudes
Chapitre VIII: De la Justice considérée dans l’homme
SECTION VIII – De ce qui constitue le bonheur des Individus: de la base sur laquelle on doit édifier la félicité Nationale nécessairement composée de toutes les félicités particulières
Chapitre XIV: Du Sublime
Chapitre XVII: De la clarté du style
On fera observer que le développement de la Section II constitue une reprise partielle de l’argumentation déjà introduite dans DE L’ESPRIT. Il se dégage de cette première investigation deux conclusion: d’abord la question langage a une présence significative sans être le principal sujet dont traite Helvétius; ensuite, c’est dans son essai sur l’Esprit, tel quel ou réverbéré dans DE L’HOMME, que la problématique langagière se manifeste de la façon la plus sensible (et, comme on le verra, de la façon la plus opératoire).
1.2 Helvétius et Voltaire
Pour la bonne compréhension du propos qui sera développé ici il convient de rappeler que les tout premiers écrits d’Helvétius ne relèvent pas des domaines philosophique ou socio-politique. Environs vingt ans avant la parution de l’essai DE L’ESPRIT, il travaille à des épîtres en vers qu’il soumet à Voltaire (1694-1778). Ce dernier, si l’on prend ses propos au premier degré, croyait beaucoup en lui comme écrivain (voir notamment Voltaire 1795: 168 du tome XIII, lettre à Helvétius datée du 24 janvier 1740). Il semble bien que, sous la supervision exclusivement épistolaire de l’auteur des LETTRES PHILOSOPHIQUES, Helvétius, âgé d’environ 23 ou 24 ans ait procédé alors à une intensive exploration de la forme poétique. Voltaire lui-même est alors quadragénaire et vit reclus au domaine de la marquise de Châtelet pour échapper aux poursuites judiciaires causées par la publication des LETTRES et de ses REMARQUES SUR LES « PENSÉES » DE PASCAL. Il conseille assidûment Helvétius sur son travail, notamment comme suit:
« J’ai reçu aujourd’hui, mon cher ami, votre diamant, qui n’est pas encore parfaitement taillé, mais qui sera très brillant. Croyez-moi, commencez par achever la premiere [sic] épître; elle touche à la perfection, et il manque beaucoup à la seconde. votre premiere épître, je vous le répete [sic], sera un morceau admirable. Sacrifiez tout à la rendre digne de vous; donnez-moi la joie de voir quelquechose de complet sorti de vos mains. Envoyez-la-moi dans un paquet un peu moins gros que celui d’aujourd’hui. Il n’est plus besoin de page blanche. D’ailleurs, quand vous en gardez un double, je puis aisément vous faire entendre mes petites réflexions. J’ai autant d’impatience de voir cette épître arrondie, que votre maîtresse en a de vous voir arriver au rendez-vous. Vous ne savez pas combien cette première épître sera belle: et moi je vous dis que les plus belles de Despréaux seront au dessous. Mais il faut travailler, il faut savoir sacrifier des vers; vous n’avez à craindre que votre abondance: vous avez trop de sang, trop de substance; il faut vous saigner, et jeûner. Donnez de votre superflu aux petits esprits compassés qui sont si méthodiques et si pauvres, et qui vont si droit dans un petit chemin sec et uni qui ne mene [sic] à rien. »
(Voltaire 1795: 191-192 du tome XIII, lettre à Helvétius datée du 3 avril [sans année])
De ce premier contact très poussé avec le travail textuel, c’est-à-dire avec la question langage dans une approche active plutôt que réflexive, ou encore avec la « forme » aurait-on dit à l’époque, Helvétius ne se dissociera pas. Il reprendra à la fin de sa vie cette série d’épîtres et en fera un poème allégorique continu qui, sous le titre LE BONHEUR, sera publié peu après sa mort. On verra que le vous avez trop de sang, trop de substance de Voltaire aura une résonance certaine sur la conception qu’Helvétius se fera de l’activité de langage.
2. Les idÉes reçues de son temps sur le langage et les langues
Que ce soit pour dénoncer « l’insipide étude des mots. » (DE L’ESPRIT – Helvétius 1988: 554, la totalité du développement est une ferme diatribe contre l’étude des langues mortes) ou pour traiter « De la clarté du style » (DE L’HOMME – Helvétius 1989: Section VIII, chapitre XVII), Helvétius parle au premier degré du langage et de la langue. Le fait-il de façon systématique et opératoire. Non, répondent lapidairement les rares commentateurs ayant mentionné les vues d’Helvétius sur la question langage.
2.1 Helvétius redirait Condillac et Rousseau
On est prêt à admettre qu’Helvétius donne bien au langage une sorte de statut gnoséologique. Mais il ne développerait pas la question suffisamment, se contentant de ressasser Condillac (qu’il ne cite guère) et Rousseau (qu’il ne cite que pour le combattre, avec virulence). Il nous laisserait sur notre faim:
« Désormais le jugement est lié au langage: « Qu’est-ce que juger? c’est dire ce que je sens », c’est « le prononcé des sensations éprouvées », « le récit de deux sensations, ou actuellement éprouvées, ou considérées dans ma mémoire » [H. II, 4 (183, 186)]. On regrette qu’Helvetius [sic] n’ait guère approfondi cette liaison au langage et qu’il se soit borné à répéter rapidement, après Condillac et Rousseau, que la langue, oeuvre de la société et dépôt de ses acquisitions s’était développé avec l’accroissement des besoins [E. III, 9 (41); H. IV, 8 (254-256)]. »
(Belaval 1967: XXXII)
Il semble bien que cette opinion ait été partagé des contemporains d’Helvétius. Denis Diderot (1713-1784), qui a pris la peine de rédiger une réfutation pour chacun des deux grands ouvrages d’Helvétius dès leur parution, semble, lui aussi, être resté sur sa faim autour de la question langage. Il écrit dans ses « Réflexions sur le livre DE L’ESPRIT par M. Helvétius » parues dans la CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE du 15 août 1758:
« Ce qu’il dit de l’abus des mots est superficiel mais agréable. En général c’est le caractère principal de l’ouvrage d’être agréable à lire dans les matières les plus sèches parce qu’il est semé d’une infinité de traits historiques qui soulagent. L’auteur fait l’application de l’abus des mots à la matière, au temps et à l’espace. Il est ici fort court et fort serré, et il n’est pas difficile de deviner pourquoi. Il y en a assez pour mettre un bon esprit sur la voie et pour faire jeter les hauts cris à ceux qui nous jettent de la poussière aux yeux par état… »
(Diderot 1970: 241)
Ce genre de déception nous attend certainement si on demande à Helvétius ce que Condillac a fait avec sa grammaire ou Rousseau avec son essai traitant de l’origine des langues. Helvétius n’est pas un proto-linguiste. Ce qu’il dit explicitement sur le linguistique, le stylistique et le rhétorique révèle ce fait de façon assez patente.
2.2 Helvétius sur le linguistique
Helvétius ne comprend pas grand chose aux langues du monde. Sa perception des langues étrangères ou « exotiques » est une batterie de jugements épilinguistiques des plus ordinaires:
« En effet, supposons que le ciel anime tout à coup plusieurs hommes; leur première occupation sera de satisfaire leurs besoins; bien-tôt [sic] après ils essaieront, par des cris, d’exprimer les impressions de plaisir et de douleur qu’ils reçoivent. Ces premiers cris formeront leur première langue, qui, à en juger par la pauvreté de quelques langues sauvages, a dû d’abord être tres [sic] courte et se réduire à ces premiers sons. »
(Helvétius 1988: 290)
« Sont-ce ces sauvages du Nord ou du Midi, ces Lapons, ces Papoux sans éducation, ces hommes, pour ainsi dire, de la nature, dont la langue n’est composée que de cinq ou six sons ou cris. »
(Helvétius 1989, tome 1: 478)
La connaissance qu’il manifeste de phénomènes strictement linguistiques comme la variation, diaphasique ou diatopique, se ramène aux idées les plus générales sur l’évolution des langues, idées déjà bien en place dans les cercles intellectuels du siècle des Lumières:
« Un Ecrivain poli, comme Malherbe, doit donc avoir des succès plus rapides qu’étendus, et plus brillans [sic] que durables. Il en est deux causes: la première c’est qu’un ouvrage, traduit d’une langue dans une autre, perd toujours, dans la traduction, la fraîcheur et la force de son coloris; et ne passe par conséquents aux étrangers que dépouillé des charmes du style, qui, dans ma supposition, en faisait le principal agrément: la seconde, c’est que la langue vieillit insensiblement; c’est que les tours les plus heureux deviennent à la longue les plus communs; et qu’un ouvrage, enfin dépourvu, dans le pays même où il a été composé, des beautés qui l’y rendoient [sic] agréable, ne doit tout au plus conserver à son auteur qu’une estime de tradition. »
(Helvétius 1988: 180)
Une telle conscience de l’existence de la diachronie et de ses conséquences sémantiques fondamentales ne l’empêche pas de cultiver par moments la preuve par l’étymologie, ce lieu commun du fétichisme épilinguistique savant: « Chacun demande qu’est-ce que vérité ou évidence? La racine des mots indique l’idée qu’on y doit attacher. Evidence est un dérivé de videre, video, je vois. » (Helvétius 1989, tome 1: 304). Helvétius n’est ni linguiste ni grammairien. Pas même « spontanément ». Son cadre de réflexion linguistique est monolingue et sa connaissance des questions de grammaire française est minimale.
2.3 Helvétius sur le stylistique et le rhétorique
En matière de stylistique et de rhétorique, un certain nombre de lieux communs apparaissent aussi. On pense par exemple à l’inévitable référence à Démosthène « la bouche remplie de cailloux » (Helvétius 1988: 271), que Diderot ridiculisera gaillardement dans sa volumineuse « Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’HOMME » (CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE, 1783 à 1786):
« Si l’éloquence dégénère sous les gouvernements despotiques, c’est moins parce qu’elle reste sans récompense que parce qu’elle ne s’occupe que d’objets frivoles et qu’elle est contrainte. Démosthène en Grèce parlait au peuple du salut de l’État; de quoi parlerait-il à Paris? De la dissolution d’un mariage mal assorti. »
(Diderot 1971: 578-579)
Au nombre des idées reçues du temps, figure la fameuse « langue des passions » (Helvétius 1988: 273), désignation imagée du pathos rhétorique, donnant lieu à certains traits critiques de la part du fermier général. « Etudie-t-on la langue des passions et des caractères différens [sic], on trouve souvent les tragiques en défaut. Il en est peu qui faisant parler telle passion, n’emprunte quelquefois le langage d’une autre. » (Helvétius 1989, tome 2: 739). Cette notion extensive de « langue », très peu linguistique on notera, rejoindra partiellement les questions gnoséologiques qui fondent l’originalité d’Helvétius sur la question langage. Contentons nous d’observer, pour l’instant qu’il n’y a rien de particulièrement novateur, dans la seconde moitié du 18ième siècle, à dire: « Il n’est point d’art ou de science qui n’ait sa langue particulière et c’est l’étude de cette langue qui dans un âge avancé, nous rend incapable de l’étude d’une nouvelle science. » (Helvétius 1989, tome 1: 451, note 87). Le terme « langue » disposait tout naturellement de ce genre d’extension dans l’acrolecte des élites des Lumières. On observe donc ici un type particulier de locus comuni, sans plus. Finalement l’auteur de DE L’ESPRIT et DE L’HOMME parle peu du style et se soucie encore moins d’en faire, dans sa période philosophique à tout le moins. Il s’en confesse, fort benoîtement pour un ancien élève de Voltaire: « Les allégories sont inutiles. La lumiere [sic] se répand de jour en jour. Il faut dire nettement aux hommes la vérité; il y a assez long-temps [sic] qu’on les trompe. Je ne prends d’autres précautions que de déguiser mon style et de cacher mon nom. » (Helvétius 1795b: 97-98 du tome XIV, lettre à Lefebvre-Laroche datée du 15 août 1769). Diderot, dans la perspective spontanément élitiste qui est la sienne, lui en fera le reproche, sans peut-être voir que ce qu’il considérait comme simple négligence revêt peut-être un caractère plus nettement délibéré qu’on peu le croire.
« Il me semble que l’auteur n’attache pas assez d’importance à plusieurs qualités rares sans lesquelles toutefois on n’écrit jamais bien; la pureté de la langue, le choix de l’expression propre ou figurée, sa place et l’harmonie. Un paysan, un homme du peuple aura des idées fortes, des images frappantes; mais il manquera des qualités précédentes, qu’on ne tient point de la nature, mais que le goût seul peut donner. L’art d’écrire s’apprend. Celui de penser et de sentir ne s’apprend guère. »
(Diderot 1971: 635-636)
Car « le choix de l’expression propre ou figurée » est pour Helvétius une question beaucoup plus centrale et problématique que ne semble le penser le maître des encyclopédistes.
3. Statut du langagier comme indice gnosÉologique
Si on part de son discours direct sur les langues et le langage pour investiguer Helvétius, on termine inévitablement sa trajectoire dans un cul-de-sac de lieux communs et de commentaires ancillaires et superficiels. L’apport d’Helvétius sur la question langage est à chercher ailleurs. Ou mieux il est à chercher autrement. Pour le dégager, il ne faut pas partir du linguistique mais plutôt du gnoséologique. Dans le cas du fermier général, il n’est guère utile de passer de la linguistique ou de la grammaire à la philosophie du langage, comme la tradition le fait assez naturellement , par exemple avec Condillac. Vaut mieux passer en philosophie, de l’ontologie, à la gnoséologie, à la philosophie du langage. En investiguant l’existence, Helvétius est amené à l’activité de connaissance. Et en investiguant l’activité de connaissance, il fait alors l’observation suivante, cruciale dans sa réflexion: « Qui sait sa langue a déjà beaucoup d’idées. » (Helvétius 1989, tome 1: 198). Diderot flaire le danger d’une sorte d’hypertrophie ratiocinante du mental dans le phénomène de la connaissance, et réplique, en jouant le primat de l’empirique et de sa saisie par le canal naturel des sens: « Quand on voit une chose, pour l’admettre on n’est pas obligé de l’expliquer. » (Diderot 1971: 578). La lutte s’engage alors entre culturalisme (Helvétius) et biologisme (Diderot). Le langage sera une des pièces sur cet immense échiquier où se constitue rien de moins que le principal rapport de force de la pensée matérialiste moderne.
3.1 Sensations et langage
Helvétius est un sensualiste que l’on pourrait qualifier de vacillant. Très loin de partager les certitudes un peu triomphantes de Condillac en la matière, il se rallie malgré tout au principe matérialiste du primat des sensations dans l’activité de connaissance. Il assume bien que « les sens sont la source de toutes nos idées » (Helvétius 1988: 229). Mais son vacillement est dû à l’existence d’un facteur gnoséologique quelque peu imprévu dans ce genre de système de représentation, et auquel sa rationalité ne peut pas rester indifférente: le langage. Le langage est culturellement acquis. Il est l’un des joyaux les plus anciens de cette éducation qui amène Helvétius à considérer que « Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent » (Helvétius 1988: 539). L’Être détermine le Connaître. L’ontologique ceinture le gnoséologique. L’Esprit, qui est la connaissance des rapports du monde, est limité par ces rapports eux mêmes. Le langagier apparaît alors comme l’indice intellectuel par excellence de cette limitation du gnoséologique.
« L’Esprit humain s’élève jusqu’à la connoissance [sic] de ces rapports; mais ce sont des bornes qu’il ne franchit jamais. Aussi tous les mots qui composent les diverses Langues et qu’on peut regarder comme la collection des signes de toutes les pensées des hommes, nous rappellent ou des images, tels sont les mots chêne, océan, soleil; ou désignent des idées, c’est-à-dire, les divers rapports que les objets ont entr’eux, et qui sont ou simples, comme les mots grandeur, petitesse, ou composés, comme, vice, vertu; ou ils expriment enfin les rapports divers que les objets ont avec nous, c’est-à-dire notre action sur eux, comme dans ces mots je brise, je creuse, je soulève: ou leur impression sur nous, comme dans ceux-ci, je suis blessé, ébloui, épouvanté. »
(Helvétius 1988: 21)
Imprévu pour un sensualisme qui se voudrait conséquent et qualitativement unitaire (le sensualisme de l’animal-machine, par exemple), incontournable pour un culturalisme aussi poussé que celui d’Helvétius, le langage est un problème qui deviendra vite important pour qui veut voir clair dans la question complexe de la connaissance acquise par éducation. Une bonne partie de l’exercice matérialiste d’Helvétius consistera à chercher à raccorder le langagier et le sensuel. On investiguera le mouvement de concrétion qui rend palpable (« sensible ») les images verbales de l’ « Orateur ».
« L’Orateur présentera trois tableaux à l’imagination de ce même homme: dans l’un il lui peindra le Roi juste qui condamne et fait exécuter un Criminel; dans le second, le Roi bon qui fait ouvrir le cachot de ce même Criminel et lui détache ses fers; dans le troisième, il représentera ce même Criminel qui, s’armant de son poignard au sortir de son Cachot, cours massacrer cinquante Citoyens. Or quel homme, à la vûe [sic] de ces trois tableaux ne sentira pas que la justice, qui, par la mort d’un seul, prévient la mort de cinquante hommes, est dans un Roi, préférable à la bonté? Cependant ce jugement n’est réellement qu’une sensation. En effet, si par l’habitude d’unir certaines idées à certains mots, on peut, comme l’expérience le prouve, en frappant l’oreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations qu’on éprouveroit [sic] à la présence même des objets, il est évident qu’à l’exposé de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, c’est sentir et voir que, dans le premier tableau, on n’immole qu’un citoyen; et que, dans le troisième on en massacre cinquante: d’où je conclus que tout jugement n’est qu’une sensation. »
(Helvétius 1988: 23)
La langagier pourra donc opérer comme véritable substitut détaché de perceptions sensibles. Et on investiguera le mouvement inverse d' »abstraction », qui assigne des capteurs linguistiques à des faisceaux diffus de rapports empiriques constitués en praxis.
« Il est peu de mots abstraits dans les langues sauvages et beaucoup dans celles des Peuples policés. Ces derniers intéressés à l’examen d’une infinité d’objets, sentent à chaque instant le besoin de se communiquer nettement et rapidement leurs idées; c’est à cet effet qu’ils inventent tant de mots abstraits: l’étude des sciences les y nécessitent.
Deux hommes, par exemple, ont à considérer une qualité commune à deux corps: ces deux corps peuvent se comparer selon leur masse, leur grandeur, leur densité, leur forme, enfin leurs couleurs diverses. Que feront ces deux hommes? ils voudront d’abord déterminer l’objet de leur examen. Ces deux corps sont-ils blancs? Si c’est uniquement leur couleur qu’ils comparent; ils inventeront le mot blancheur: ils fixeront par ce mot toute leur attention sur cette qualité commune à ces deux corps et en deviendront d’autant meilleurs juges de la différente nuance de leur blancheur. »
(Helvétius 1989, tome 2: 713)
Mais le raccord monde/langage est incertain, et c’est le primat exclusif du sensuel sur son contraire (l’Esprit – on notera que le traité d’Helvétius ne s’intitule pas LA MATIERE!) qui pose problème dans l’option du matérialisme culturaliste (préfiguration du matérialisme historique) prise par Helvétius. Il ne s’agit donc pas ici de glottophilosophie (pour reprendre le mot fort pertinent de Haiim Rosén dans son rapport au 16e Congrès International des Linguistes, Paris, 1997), nommément de ce genre de philosophie du langage néo-nominaliste et tapageusement verbaliste qui est encore à venir. Au contraire, le primat de l’ontologique fait sentir sa présence avec constance: « Après avoir déterminé l’idée que j’attache à ce mot de probité, considerée [sic] par rapport à chaque particulier; il faut, pour s’assurer de la justesse de cette définition, avoir recours à l’observation; elle nous apprend qu[e]… »(Helvétius 1988: 57). Le langage est problématisé dans un cadre onto-gnoséologique qui n’autorisera jamais sa superfétation, tout en lui assignant un rôle crucial dans le processus de connaissance, et ce dès le début de la vie.
3.2 Parler et connaître chez l’enfant
Pour Helvétius, la possibilité de connaître est une caractéristique humaine commune et stable. La stabilité de la faculté de langage est l’indice le plus accusé témoignant de la manifestation de ce fait gnoséologique dès l’enfance.
« L’on peut même assurer que si l’enfant est aussi capable de l’étude des langues que l’homme fait, il est aussi susceptible d’attention, et peut également appercevoir [sic] les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu’ont entr’eux les objets divers, et par conséquent raisonner régalement juste. »
(Helvétius 1989, tome 1: 485)
Helvétius voit dans le fait que l’enfant « sait avant douze ans une grande partie de la langue usuelle et connoît [sic] déjà les mots propres à exprimer ses idées » (Helvétius 1989, tome 1: 484) un indice du fait que la connaissance et la propension à la connaissance sont déterminées par le milieu ambiant et l’intérêt apporté à ce milieu dès le tendre âge. D’où, entre autres, une réflexion sur l’enseignement scolaire singulièrement moderne.
« Considérons les enfants: s’il font dans leur langue naturelle des progrès moins inégaux que dans une langue étrangère, c’est qu’ils y sont excités par des besoins à peu près pareils; c’est-à-dire, et par la gourmandise, et par l’amour du jeu, et par le désir de faire connoitre [sic] les objets de leur amour et de leur aversion: or, des besoins à peu près pareils, doivent produire des effets à peu près égaux. Au contraire, comme les progrès dans une langue étrangère dépendent et de la méthode dont se servent les Maîtres, et de la crainte qu’ils inspirent à leurs Ecoliers, et de l’intérêt que les Parens [sic] prennent aux études de leurs Enfans [sic]; on sent que des progrès dépendant de causes si variées qui agissent et se combinent si diversement, doivent, par cette raison, être extrêmement inégaux. D’où je conclus que la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend, peut-être du désir inégal qu’ils ont de s’instruire. »
(Helvétius 1988: 261)
« Supposons que l’étude de la langue Latine fût aussi utile que peut être elle l’est peu, et qu’on voulut dans le moindre tems [sic] possible en graver tous les mots dans la mémoire d’un enfant, que faire? l’entourer d’hommes qui ne parlent que Latin. Si le voyageur jete [sic] par la tempête sur une Ile dont il ignore la langue, ne tarde pas à la parler, c’est qu’il a le besoin et la nécessité pour maîtres. Or qu’on mette l’enfant le plus près possible de cette position; il saura plus de Latin en deux ans, qu’il n’en apprendroit [sic] en dix dans les collèges. » (Helvétius 1989, tome 2: 970, note 9)
« L’Enfant apprendra l’Italien ou l’Allemand avec la même facilité que sa propre langue, si toujours entouré d’Italiens ou d’Allemands, il ne peut demander qu’en ces langues les choses qui lui sont agréables. »
(Helvétius 1989, tome 1: 519)
La langue première s’apprend aisément, et en dehors de toute structure scolaire ou magistrale. De ce constat, Helvétius tire les conséquences gnoséologiques conformes à son système de représentations culturaliste, à l’intérieur duquel la catégorie d’intérêt joue un rôle central. Si la stimulation est plus grande c’est que le besoin est plus grand.
« Si l’étude de leur propre langue paroît [sic] en général moins pénible aux enfans [sic] que l’étude de la Géométrie, c’est que les enfans éprouvent plus habituellement le besoin de parler que de comparer ensemble des figures géométriques, et que le besoin senti de l’attention la rend toujours moins désagréable et moins pénible. »
(Helvétius 1989, tome 1: 414, note a)
On observe alors qu’Helvétius domine beaucoup plus finement que Diderot la notion de langue vernaculaire et les caractéristiques de son apprentissage naturel par harmonie imitative en contexte social ordinaire plutôt que par écholalie contrainte. Dans sa réplique, le maître des encyclopédistes reste tributaire d’une vision très scolaire et savante de l’apprentissage linguistique. D’évidence, en ces matières, le fermier général et lui ne parle pas la même « langue » (les lignes en italique sont citées d’Helvétius par Diderot):
« L’expérience apprend que la crainte de la férule, du fouet ou d’une punition encore plus légère suffit pour douer l’enfant de l’attention qu’exige l’étude de la lecture et des langues. L’expérience apprend tout le contraire; et j’ai vu cruellement écorcher des enfants qui n’en avançaient pas d’un pas de plus dans la lecture et l’étude des langues.
Si l’étude de leur propre langue parait en général moins pénible aux enfants que l’étude de la géométrie; c’est que… C’est que cela n’est pas vrai. Il n’y en a presque pas un qui ne réussisse en géométrie, et tout aussi peu qui réussissent dans l’étude de la langue par principe. »
(Diderot 1971: 589)
Peu sensible aux nuances de nature socio-historiques, Diderot confond ici connaissance d’une langue et apprentissage inculqué d’un acrolecte de classe. La différence la plus nette entre biologisme et culturalisme affleure ici. Pour Diderot, l’apprentissage s’apparente au dressage de la bête rétive, qui ne s’orientera que vers ce à quoi sa nature la prédispose. Pour Helvétius, c’est en parlant qu’on devient locuteur, et la totalité des individus sociaux parlent leur langue et mettent en pratique les principes langagiers qui révèlent les traits communs de leur aptitude à la connaissance. Le social est abstrait par Diderot, postulé par Helvétius. Pour l’enfant comme pour l’adulte, la seconde option, celle d’Helvétius, ne pourra pas faire l’économie d’une doctrine explicite de l’individu social connaissant.
3.3 Parler et connaître chez l’individu social
Dans la conception qu’Helvétius se fait de la connaissance « il en est des idées comme des langues. On parle celle de ceux qui nous entourent. » (Helvétius 1989, tome 1: 520). On a affaire à un véritable sociologisme gnoséologique. « Que je voie les honneurs accumulés sur ceux qui se sont rendus utiles à la Patrie; que je ne rencontre par-tout [sic] que des citoyens censés et n’entende que des discours honnêtes, j’apprendrai, si je l’ose dire, la vertu, comme on apprend sa propre langue sans s’en appercevoir [sic] » (Helvétius 1989, tome 2: 925). Un des corollaires cruciaux de cette doctrine est que l’ordre social détermine l’ordre du discours. Il s’ensuit que l’on croit ce que l’on se fait dire de croire. « Si les hommes ne croient pas aux contes des fées et des génies, ce n’est pas leur absurdité qui les retient et les en empêche, c’est qu’on ne leur a pas dit d’y croire. » (Helvétius 1795c: 134 du tome XIV, Aphorisme LXIII) Il s’ensuit aussi que l’on ne parle pas de la même façon dans le même environnement social (même au sens socio-politique le plus restreint de ce terme).
« C’est donc à l’imagination qu’un Auteur doit, en partie, la force de son expression; c’est par ce secours qu’il transmet dans l’ame [sic] de ses lecteurs tout le feu de ses pensées. Si les Anglois, à cet égard, s’attribuent une grande supériorité sur nous, c’est moins à la force particulière de leur langue qu’à la forme de leur gouvernement qu’ils doivent cet avantage. On est toujours fort dans un état libre, où l’homme conçoit les plus hautes pensées, et peut les exprimer aussi vivement qu’il les conçoit. Il n’en est pas ainsi des Etats monarchiques: dans ces pays, l’intérêt de certains corps, celui de quelques particuliers puissans [sic], et plus souvent encore une fausse et petite politique, s’oppose aux élans du génie. »
(Helvétius 1988: 456)
Corrolairement à ces réalités, qui sont déjà le déterminisme historique, et dont Helvétius distingue bien le caractère mal conscientisé, ethnocentrisme et glottocentrisme tendent à aller de paire dans la société civile! « Chaque Nation, convaincue qu’elle seule possede [sic] la sagesse, prend toutes les autres pour folles; et ressemble assez au Marianois [Note d’Helvétius: VOYAGES DE LA COMPAGNIE DES INDES HOLLANDOISES] qui, persuadé que sa langue est la seule de l’Univers, en conclut que les autres hommes ne savent pas parler » (Helvétius 1988: 193). La langue est toujours en place et joue son rôle d’indicateur gnoséologique dans l’armature culturaliste. L’ethnolinguistique façon Sapir-Whorf est présente en germe, couplée à une conception du discours qui annonce Benveniste.
« La mémoire chargée de tous les mots d’une langue et par conséquent de toutes les idées d’un Peuple, est la palette chargée d’un certain nombre de couleurs. Le Peintre a sur cette palette la matière première d’un excellent tableau: c’est à lui à les mêler et à les étendre de manière qu’il en résulte une grande vérité dans sa teinte, une grande force dans son coloris, enfin un tableau. »
(Helvétius 1989, tome 1: 198)
La sociolinguistique aussi est annoncée, notamment dans le remarquable Chapitre IX du Discours II de l’ESPRIT intitulé Du bon ton et du bel usage où on nous signale entre autres que « Les sociétés sont à cet égard comme les Paysans de diverses Provinces, qui parlent plus volontiers le patois de leur canton que la langue de leur Nation, mais qui préferent [sic] la langue nationale au patois des autre Provinces. Le bon ton est celui que chaque société regarde comme le meilleur après le sien… » (Helvétius 1988: 100-101). Encore une fois, les phénomènes linguistiques apparaissent exclusivement avec le statut d’indices permettant d’exemplifier pour les décrire plus adéquatement l’ontologique et le gnoséologique. L’individu social manifestera donc ce savoir penser, qui est le principal objet d’investigation pour Helvétius, à travers un savoir dire.
3.4 Savoir penser/savoir dire
Observateur du glottocentrisme de la pensée ordinaire, le fermier général est lui-même non glottocentriste dans sa propre doctrine gnoséologique. Il faut entendre par là qu’il ne réduit pas la connaissance au langage, comme le feront allègrement et triomphalement nos glottophilosophes post-oxfordiens. Helvétius considère « que penser produit le besoin de communiquer ses pensées… » (Helvétius 1989, tome 1: 407). Toute fascination verbaliste est posément exclue. « L’homme du monde et le bel esprit s’expriment l’un et l’autre avec élégance et pureté; tous deux sont ordinairement plus sensibles au bien dit qu’au bien pensé » (Helvétius 1988: 473) et on ne les en félicite pas! Mais il reste que le savoir penser effectif se manifeste de facto et inévitablement via un savoir dire.
« D’ailleurs, si tous les hommes, comme je l’ai dit plus haut, sont capable d’apprendre à lire et d’apprendre leur langue, ils sont tous capables non seulement de l’attention vive, mais encore de l’attention continue, qu’exige la découverte d’une vérité.
Quelle continuité d’attention ne faut-il pas, ou pour connoitre [sic] ses lettres, les assembler, en former des syllabes, en composer des mots; ou pour unir dans sa mémoire des objets d’une nature différente, et qui n’ont entr’eux que des rapports arbitraires comme les mots chêne, grandeur, amour qui n’ont aucun rapport réel avec l’idée, l’image ou le sentiment qu’ils expriment? Il est donc certain que si, par la continuité d’attention, c’est-à-dire, par la répétition fréquente des mêmes actes d’attention, tous les hommes parviennent à graver successivement dans leur mémoire tous les mots d’une langue, ils sont tous doués de la force et de la continuité d’attention nécessaire pour s’élever à ces grandes idées dont la découverte les place au rang des hommes illustres. »
(Helvétius 1988: 256)
Radicalement égalitaire, cette audace de doctrine connaît les vacillements caractéristiques de toutes les idées neuves. Corollaire implacable du si l’on sait parler, l’on sait penser, pourra alors réapparaître une idée hérités des classiques: pour « bien » penser, il faut « bien » parler.
« L’idée du fort une fois déterminée, j’observerai que les hommes ne pouvant se communiquer leurs idées que par des mots, si la force de l’expression ne répond pas à celle de la pensée, quelque forte que soit cette pensée, elle paroîtra [sic] toujours foible [sic], du moins à ceux qui ne sont point doués de cette vigueur d’esprit qui supplée à la foiblesse [sic] de l’expression.
Or pour rendre fortement une pensée, il faut 1o. l’exprimer d’une manière nette et précise: toute idée rendue par une expression louche, est un objet apperçu [sic] à travers un brouillard; l’impression n’en est point assez distincte pour être forte. 2o Il faut que cette pensée, s’il est possible, soit revêtue d’une image et que l’image soit exactement calquée sur la pensée.
En effet, si toutes nos idées sont un effet de nos sensations, c’est donc par les sens qu’il faut transmettre nos idées aux autres hommes; il faut donc, comme j’ai dit dans le Chapitre de l’imagination, parler aux yeux pour se faire entendre à l’esprit. »
(Helvétius 1988: 454-455)
Parler aux yeux pour éblouir l’esprit. Cela nous amène à une des thèses centrales d’Helvétius sur le langage: la thèse de l’abus des mots (DE L’ESPRIT, Discours I, Chapitre IV). Les mots sont fondamentalement imprécis. La lutte gnoséologique consiste à peindre le discours par touches pour l’amener à une finesse et une précision qui ne lui est pas inhérente. Dans cette dynamique gnoséologique, Helvétius le philosophe renoue remarquablement avec ses origines d’épistolier laborieux et foisonnant, oeuvrant au dépouillement de sa formule sous la férule voltairienne… Trop de sang, trop de substance! Élève conséquent de son premier maître, mais sans trop s’enthousiasmer ni s’éterniser, Helvétius mentionne donc qu' »il faudroit [sic], suivant le Conseil de Leibnitz [sic], composer une Langue philosophique, dans laquelle on détermineroit [sic] la signification précise de chaque mot » (Helvétius 1988: 49). L’Helvétius de la maturité ne s’illusionnera guère au sujet de cette « grande » idée, car il est conscient qu’il y a de la triche dans la société civile en ces matières. Les mots font l’objet d’un abus dans un sens qu’Helvétius va développer dans une perspective plus originale que l’idée leibnizienne. Il considère en effet qu’il faut tendre à contrer l’ambiguïté naturelle du langage sans imaginer que cette ambiguïté pourra être éliminée. Le parti de la rationalité fait cela. Le parti adverse fait le contraire: il entretient les mots dans leur flou mystificateur.
« Quelle est la science des Scholastiques? celle d’abuser des mots et d’en rendre la signification incertaine. C’étoit [sic] par la vertu de certains mots barbares, qu’autrefois les Magiciens édifoient [sic], détruisoient [sic] les châteaux enchantés ou du moins leur apparence. Les Scholastiques, héritiers de la puissance des anciens Magiciens, ont, par la vertu de certains mots inintelligibles, pareillement donné l’apparence d’une science aux plus absurdes rêveries. S’il est un moyen de détruire leurs enchantements, c’est de leur demander la signification précise des mots dont ils se servent. Sont-ils forcés d’y attacher des idées nettes, le charme cesse et le prestige de la science disparoît [sic]. Qu’on se défie donc de tout écrit où l’on fait trop fréquemment usage du langage de l’école. La langue usuelle suffit presque toujours à quiconque a des idées claires. Quiconque veut instruire et non duper les hommes doit parler leur langue. »
(Helvétius 1989, tome 1: 118, note 6)
« Quant à la Métaphysique scholastique, est-ce une science? Non: mais, comme je viens de le dire un jargon: elle n’est goûtée que de l’esprit faux qui s’accomode d’expressions vuides [sic] de sens; que de l’ignorant qui prend les mots pour des choses, et que du fripon qui veut faire des dupes. L’homme sensé la méprise.
Toute Métaphysique non fondée sur l’observation, ne consiste que dans l’art d’abuser des mots. C’est cette Métaphysique qui dans le pays des chimères court sans cesse après des boules [sic] de savon, dont elle n’exprima jamais que du vent. Maintenant réléguée [sic] dans les Ecoles Théologiques. elle les divise encore par ses subtilités; elle peut encore rallumer le fanatisme, et faire de nouveau ruisseler le sang humain. »
(Helvétius 1989, tome 1: 288-289)
Diderot aussi lance cet appel à la précision rationnelle du langage dépouillé, un des grands enjeux intellectuel du siècle (l’idée d’abus des mots est une des idées-forces de la philosophie du langage dix-huitiémiste, condillacienne notamment). Mais là où Helvétius voit la pression des rapports de force historiques comme facteur moteur de l’abus des mots, Diderot penche encore une fois pour la thèse « naturaliste » (avec le calembour théorique habituel sur l’idée de langue « naturelle »): le manque de rigueur verbale nous viendrait de l’incontournable héritage de nos philosophies vernaculaires.
« On est fataliste, et à chaque instant on pense, on parle, on écrit comme si on persévérait dans le préjugé de la liberté; préjugé dont on a été bercé, qui a institué la langue vulgaire qu’on a balbutiée et dont on continue de se servir, sans s’apercevoir qu’elle ne convient plus à nos opinions. On est devenu philosophe dans ses systèmes et l’on reste peuple dans son propos. »
(Diderot 1971: 566)
Au naturalisme objectiviste de Diderot va s’opposer chez Helvétius les grandes lignes d’une doctrine de la praxis langagière, organisatrice et investigatrice. Le savoir penser dans son association au savoir dire donne au mot un statut central de capteur gnoséologique dont Helvétius fera un objet particulièrement opératoire dans son système de représentations philosophiques. Le gnoséologique problématise le sémantique et l’effet en retour de ce dernier est un incontournable enjeu de connaissance.
4. « La signification de ce mot »: traitement des glottognoses
Il convient ici de rappeler un fait important. Helvétius pense le langage en monolingue. Dans le DISCOURS IV qui clôt l’essai DE l’ESPRIT, il procède à une étude serrée du mot esprit en lui assignant le statut de glottognose, c’est-à-dire d’objet langagier fonctionnant comme capteur gnoséologique et pouvant donc servir comme instrument d’investigation ontologique. Une telle investigation repose sur le principe suivant: « Il n’est point de mots parfaitement synonymes. Cette vérité ignorée des uns, oubliée des autres a fait souvent confondre l’esprit et l’âme. » (Helvétius 1989, tome 1: 145), et la totalité de l’exercice déployé dans le Discours IV est un bel exemple de la tension dialectique qui s’instaure entre le sémasiologique et l’onomasiologique dans les terminologies renvoyant à des réalités non-empiriques. De ce point de vue, d’ailleurs, force est de constater que, d’une manière toute dialectique « le terme d’esprit convient mieux à Helvetius [sic] parce qu’il offre plus de souplesse et se transpose plus aisément dans un contexte empirique. » (Belaval 1967: XXXVII). Or il est impossible de s’adonner à la constitution d’une dispositif intellectuel du type de celui mis en place dans le Discours IV sans se barricader inévitablement dans l' »ethnocentrisme des descriptions sémantiques qui s’appuient sur une langue naturelle complète » (pour reprendre la formulation de Anna Wierzbicka dans son rapport au 16e Congrès International des Linguistes, Paris, 1997). Voltaire ne tardera pas à voir le problème.
« J’ai lu deux fois votre lettre, mon cher philosophe, avec une extrême sensibilité; c’est ma destiné de relire ce que vous écrivez. Mandez-moi, je vous prie, le nom du libraire qui a imprimé votre ouvrage en anglais, et comment il est intitulé; car le mot esprit, qui est équivoque chez nous, et qui peut signifier l’ame, l’entendement, n’a pas ce sens louche dans la langue anglaise. wit signifie esprit dans le sens où nous disons avoir de l’esprit, et understanding signifie esprit dans le sens que vous l’entendez. »
(Voltaire dans Helvétius 1795a: 143-144 du tome XIII, lettre à Helvétius datée du 13 août [probablement 1758])
Sans développer des considérations comparatistes qui nous mèneraient trop loin, il faut signaler que l’Esprit, selon la lecture voltairienne d’Helvétius, correspond à l’entendement (understanding), concept gnoséologique clef de la métaphysique classique. Il y correspond mais ne s’y substitue pas directement car Helvétius a choisi soigneusement pour son flou opératoire la désignation de sa principale glottognose. Voltaire a bien vu et, de fait, l’éditeur anglais a ressenti le besoin de préserver un lien avec la langue française, puisque l’essai en anglais s’intitule DE L’ESPRIT OR ESSAYS ON THE MIND AND ITS SEVERAL FACULTIES (titre de l’édition de 1810). La traduction du dernier Discours est très problématique et est truffée de notes explicatives révélant ces limitations monolingues typiques des glottognoses, et annonçant les casse-têtes infinis que vivront les traducteurs de Hegel et de Derrida.
4.1 Existence objective des glottognoses
Pour Helvétius, il y a des objet langagier fonctionnant comme capteurs gnoséologiques et pouvant donc servir comme instrument d’investigation ontologique. Ces mots-objets-de-connaissance, ces glottognoses existent objectivement dans la réalité sociale de la langue. Derrière chacun de ces mots se profile la totalité du processus d’appréhension empirique et intellectuel du monde ayant présidé à leur configuration comme capteurs gnoséologiques.
« Il n’est aucun tems [sic] où l’espece [sic] d’idées réputée esprit par tous les peuples, ne soit vraiment digne de ce nom. Il n’en est pas ainsi du genre d’idées, auquel une Nation donne quelquefois le nom d’esprit. Il est, pour chaque Nation, un tems [sic] de stupidité et d’avilissement, pendant lequel elle n’a point d’idées nette de l’esprit; elle prodigue alors ce nom à certains assemblages d’idées à la mode, et toujours ridicules aux yeux de la postérité: ces siècles d’avilissement sont ordinairement ceux du despotisme. Alors, dit un Poëte, Dieu prive les Nations de la moitié de leur intelligence, pour les endurcir contre les miseres [sic] et le supplice de la servitude. »
(Helvétius 1988: 222)
On voit bien que le présence du mot ou de son équivalent dans l’ensemble des représentations d’une communauté linguistique quelconque n’est en rien garant de la stabilité de son statut de glottognose. En bonne doctrine culturaliste, l’évolution lexicale n’est jamais que la résultante des mouvements complexes de grandes réalités historiques, évidemment extérieures au plan langagier. Le statut solidement ancillaire du langage ne fait jamais perdre de vue la dialectique de l’être et du connaître.
« Le besoin de la faim, en leur découvrant l’art de l’agriculture, leur enseignera bientôt après l’art de mesurer et de partager les terres. Ce partage fait, il faut assurer à chacun ses propriétés: et de-la [sic] une foule de sciences et de loix [sic]. Les terres, par la différence de leur nature et de leur culture, portant des fruits différens [sic], les hommes feront entr’eux des échanges, sentiront l’avantage qu’il y auroit [sic] à convenir d’un échange général qui représentât toutes les denrées; et ils feront choix, pour cet effet, de quelques coquillages ou de quelques métaux. Lorsque les sociétés en seront à ce point de perfection, alors toute égalité entre les hommes sera rompue: on distinguera des supérieurs et des inférieurs: alors ces mots de bien et de mal, créés pour exprimer les sensations de plaisir ou de douleur physiques que nous recevons des objets extérieurs, s’étendront généralement à tout ce qui peut nous procurer l’une ou l’autre de ces sensations, les accroître ou les diminuer, telles sont les richesses et l’indigence: alors les richesses et les honneurs, par les avantages qui y seront attachés, deviendront l’objet général du désir des hommes. »
(Helvétius 1988: 291-292)
Le mouvement historique génère la glottognose et ses réorganisations successives. Le fermier général admet latéralement un certain relativisme linguistique en matière de glottognoses. Cela se manifeste notamment par quelques observations éparses sur les langues « exotiques ». « Les Giagues, selon le Pere [sic] Cavassy, ne reconoissent [sic] aucun être distinct de la matière, et n’ont pas même dans leur langue, de mot pour exprimer cette idée… » (Helvétius 1988: 217, note k, noter le caractère secondaire de la source). Mais l’attention d’Helvétius se concentre beaucoup plus sur la manipulation naturelle des glottognoses dans un système linguistique unique (posé de facto comme langagier).
« Cette différence établie, je dois observer que nous sommes forcés, par la disette de la langue, à prendre cette expression dans mille acceptions différentes, qu’on ne distingue entre elles que par les épithetes [sic] qu’on unit au mot esprit. Ces épithetes [sic], toujours données [sic] par le Lecteur ou Spectateur, sont toujours relatives à l’impression que fait sur lui certain genre d’idées. »
(Helvétius 1988: 444)
La « langue » ici est bien sûr une langue particulière: le français. Mais on sent bien que sont traités ici des problèmes que chaque langue particulière rencontrera à un moment ou à un autre, que le phénomène circonscrit dans une localité linguistique est de fait éminemment langagier. A des problèmes de « polysémie » et de « pantonymie » dus à cette lancinante imprécision de la langue, s’ajoute des problèmes de synonymie. Cette dernière est toujours fermement combattue par Helvétius dans la mise en place de la description des glottognoses.
« Les mots loyal et poli, ne sont point synonimes [sic]. Un Peuple esclave peut être poli. l’habitude de la crainte doit le rendre révérentieux. Un tel Peuple est souvent plus civil et toujours moins loyal qu’un Peuple libre. Les négociants de tous les pays attestent la loyauté des commerçans [sic] Anglois. L’homme libre est en général l’homme honnête. »
(Helvétius 1989, tome 1: 421, note 2)
« Les mots bonheur et vertu ne sont pas, il est vrai, parfaitement synonymes. Cependant si celui d’honneur rappelle toujours à l’esprit l’idée de quelque vertu, ces mots ne different [sic] donc entr’eux que dans l’étendue de leur signification. L’honneur et la vertu sont donc des principes de même nature. »
(Helvétius 1989, tome 1: 361-362, note a)
Seul l’ennemi idéologique du camp irrationaliste cultive la synonymie: « …c’est que dans la langue Ecclésiastique, Religion est synonyme de superstition. » (Helvétius 1989, tome 1: 283). Ennemi idéologique dont on voit bien à désamorcer les glottognoses fallacieuses: « Ce mot hérésie prononcé par un homme sage et sans passion, ne signifie autre chose qu’opinion particulie[r]e. » (Helvétius 1989, tome 1: 239). La lutte contre le camps clérical est évidemment une guerre totale. Le plan langagier n’y échappe pas. A l’ère de la Raison, le synonymisme théocrate est sur les genoux!
« L’aurore de la raison commence à poindre, les hommes savent déjà que pour tous, les mêmes mots ne sont pas représentatifs des mêmes idées. En conséquence qu’exigent-ils aujourd’hui d’un auteur? qu’il attache une idée nette aux expressions dont il se sert. Le règne de l’obscure scholastique peut disparoître [sic]; les théologiens n’en imposeront peut-être pas toujours aux peuples et aux gouvernemens [sic]. »
(Helvétius 1989, tome 1: 84)
C’est que la rigueur qui se sait c’est la rigueur qui se dit. C’est donc aussi que l’objectivité sociale des glottognoses est une réalité que le philosophe assume et dont il va s’efforcer de prendre la complexité en charge en vue d’une rationalisation de son propre discours.
4.2 Appropriation des glottognoses par le philosophe
Objectiviste parce que matérialiste, prenant la langue pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle « devrait » être, Helvétius est hautement attentif à sa propre action de philosophe sur les mots formant glottognoses. S’il cherche à compenser le flou des mots c’est parce qu’il est en lutte permanente contre l’abus des mots.
« Si j’ai resserré ci-dessus la signification de ce mot, idée, qu’on prend dans des acceptions, très différentes, puisqu’on dit également l’idée d’un arbre et L’idée de vertu, c’est que la signification indeterminée [sic] de cette expression peut faire quelquefois tomber dans les erreurs qu’occasionne toujours l’abus des mots. »
(Helvétius 1988: 21)
Cette lutte n’a pas de fin. Aucune illusion, aucun triomphalisme proto-positiviste ne la stimule. Le philosophe sait que la convention que son intervention terminologique institue intersubjectivement en matière de mots et d’objets de connaissance (fondamentalement en matière ontologique donc) est une modeste digue érigé face aux flux de l’usage de la langue. Exemplifions la dynamique générale en matière d’intervention du philosophe sur les glottognoses. Une notion très travaillée dans DE l’ESPRIT est la notion de luxe. Le philosophe assigne d’abord une valeur opératoire à une glottognose qui, à son sens, n’en dispose guère.
« Comme le mot de luxe est vague, n’a aucun sens bien déterminé, et n’est ordinairement qu’une expression rélative [sic]; il faut d’abord attacher une idée nette à ce mot de luxe pris dans une signification rigoureuse; et donner ensuite une définition du luxe considéré par rapport à une Nation ou par rapport à un Particulier.
Dans une signification rigoureuse, on doit entendre par luxe, toute espece [sic] de superfluité, c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la conservation de l’homme. »
(Helvétius 1988: 29)
Puis (dans DE L’HOMME) le philosophe renonce à cette illusion simplificatrice de la « signification rigoureuse » convenue intersubjectivement avec son lecteur effectif ou éventuel. Il préfère désormais à la convention sécurisante des termes formellement circonscrits, le beau risque d’une conformité plus intime à la complexité latente du monde telle que manifestée dans ces capteurs gnoséologiques inextricablement corrélés que la langue nous lègue.
« Qu’est-ce que le Luxe? En vain voudroit-on [sic] en donner une définition précise. le mot de Luxe comme celui de grandeur est une de ces expression comparatives, qui n’offre à l’esprit aucune idée nette et déterminée. Ce mot n’exprime qu’un rapport entre deux et plusieurs objets. Il n’a de sens fixe qu’au moment ou l’on les met, si je l’ose dire, en équation, et qu’on compare le Luxe d’une certaine Nation, d’une certaine Classe d’hommes, d’un certain Particulier, avec le Luxe d’une autre Nation, d’une autre Classe d’hommes, et d’un autre Particulier. »
(Helvétius 1989, tome 2: 535)
Le mouvement des glottognose chez Helvétius sera donc piloté de la façon suivante. Phase 1: intervention ratiocinante du penseur visant a circonscrire un sens spécifique et à faire taire la dimension incontrôlée du polysémique. Phase 2: acceptation de l’enjeu gnoséologique associé au fonctionnement effectif du sémantisme, et investigation de ce qu’il révèle sur les réalités désignées. Les mots sont fondamentalement tributaires d’une certaine imprécision, plus précisément d’une indéfinition. Notre praxis parvient à amoindrir cette indéfinition. Mais celle-ci persiste parce que les mots suivent le réel dans sa fluctuation permanente à travers l’intriquât de ses corrélations.
5. Thèse centrale: l’indÉfinition du langage comme manifestation du primat de l’ontologique sur le gnosÉologique
On n’a donc pas le mot juste. Il est naïf et outrecuidant de croire l’avoir trouvé. Un raccord référentiel direct et mécanique est illusoire. Il y a ici des idées qui seront extirpées plus tard de leur latence, notamment par le pragmatisme: « l’esprit, par conséquent, n’est proprement que ce qu’on est convenu de nommer esprit. Or parmi les conventions faites à ce sujet, les unes sont passagères et les autres durables. » (Helvétius 1988: 178). Ces conventions passagères et ces conventions durables (la nuance, très matérialiste-historique encore une fois, est déjà beaucoup plus fine que l’intersubjectivisme outrancier que le pragmatisme cultivera ultérieurement) ne mèneront-elles pas Helvétius sur la pente d’un conventionnalisme langagier?
5.1 La tentation conventionnaliste
Les commentateurs hypertrophient cette tendance conventionnaliste chez le fermier général. Helvétius serait une sorte de leibnizien de petit calibre. Un supporter de seconde zone du « dictionnaire des idées nettes », ce grand fantasme idéaliste et métaphysique du siècle.
« A l’évidence ontologique qui assure jusqu’à la vérité ontologique de la géométrie – sinon une Physique mathématique n’aurait pas été conçue par Descartes – Helvetius [sic] substitue la clarté de Fontenelle [E. IV, 4 (170)]. Du coup, la leçon du géomètre se réduit à trois points. Le premier exige la clarté des expressions, qui n’est possible qu’avec des idées « nettes », par contraste avec les obscurités scolastiques; et, à ce propos, reparaît, à travers Condillac, un rêve leibnizien: « il faudrait un dictionnaire dans lequel on attacherait des idées nettes aux différentes expressions…; c’est le seul moyen de terminer tant de disputes qu’éternise l’abus des mots; c’est le seul moyen qui puisse rendre la science des hommes à ce qu’ils savent réellement. – Ce dictionnaire, traduit dans toutes les langues, serait le recueil général de presque toutes les idées des hommes » [H. II, 19 (86-87)]. »
(Belaval 1967: XXI-XXII)
L’idée conventionnalisme est bel et bien présente chez Helvétius. Il la reprend de Hume et l’associe à la problématique gnoséologique de l’identité, qui sert de fondement à son égalitarisme et son anti-élitisme. C’est quelquechose comme: il est prouvé de par la multiplicité des interactions verbales ordinaire qu’on peut s’entendre: on devrait donc s’entendre!
« Puisque les hommes conversent et disputent entre eux, il faut donc qu’ils se sentent intérieurement doués de la faculté d’appercevoir [sic] les mêmes vérités et par conséquent d’une égale aptitude à l’esprit. Sans cette conviction, quoi de plus absurde que les disputes des Politiques et des Philosophes? Que serviroit [sic] de se parler, si l’on ne pouvoit [sic] s’entendre? si l’on le peut, il est donc évident que l’obscurité d’une proposition n’est jamais dans les choses, mais dans les mots.
Aussi, dit à ce sujet, un des plus illustres Ecrivains de l’Angleterre, que les hommes conviennent de la signification des mots, ils appercevront [sic] bientôt les mêmes vérités, ils adopterons tous les mêmes opinions. Voyez Hume, Sect. 8, of Liberty and necessity.
Ce fait prouvé par l’expérience donne la solution du problème proposé il y a cinq ou six ans par l’Académie de Berlin: savoir, si les vérités métaphysiques en général, si les premiers principes de la théologie naturelle et de la morale sont susceptibles de la même évidence des vérités géométriques. Attache-t-on une idée nette au mot probité? La regarde-t-on avec moi comme l’habitude des actions utiles à la patrie? Que faire pour déterminer démonstrativement quelles sont les actions vertueuses ou vicieuses? nommer celles qui sont utiles ou nuisibles à la société. Or en général rien de plus facile. Il est donc certain, si le bien public est l’objet de la morale, que ses préceptes [sic] fondés sur des principes aussi surs [sic] que ceux de la géométrie, sont comme les propositions de cette dernière Science, susceptibles de démonstrations les plus rigoureuses. Il en est de même de la Métaphysique. C’est une Science vraie, lorsque distinguée de la Scholastique, on la resserre dans les bornes que lui assigne la définition de l’illustre Bacon. »
(Helvétius 1989, tome 1: 306)
Il n’y a pas à redire: Ah si on pouvait s’entendre sur la signification des termes! est bel et bien un cri de l’âme que le fermier général a pu pousser. Sans triomphalisme mais non sans ferveur, il aspirerait à une forme d’accord termino(gnoséo)logique non-tacite. De plus, le statut opératoire qu’il assigne aux glottognoses qu’il dispose dans son système lui impose une manière de conventionnalisme méthodologique. Mais, en assumant ce dernier, il garde toujours en vue le caractère simplificateur de son intervention sur la complexité du langagier.
« On a vu dans ces deux Chapitres les idées peu nettes jusqu’à présent attachées aux mots bon, intérêt, vertu. J’ai fait sentir que ces mots toujours arbitrairement employés, rappellent et doivent rappeler des idées différentes, selon la société dans laquelle on vit, et l’application qu’on en entend faire Qui veut examiner une question de cette espece [sic], doit donc convenir d’abord de la signification des mots. sans cette convention préliminaire, toute dispute de ce genre devient interminable. Aussi les hommes sur presque toutes les questions Morales, Politiques et Métaphysiques, s’entendent-ils autant moins qu’ils en raisonnent plus.
Les mots une fois définis, une question est résolue presqu’aussi-tôt que proposée. Preuve que tous les esprits sont justes, que tous apperçoivent [sic] les même rapports entre les objets; preuve qu’en morale, Politique et Métaphysique, la diversité d’opinion est uniquement l’effet de la signification incertaine des mots, de l’abus qu’on en fait, et peut-être de l’imperfection des langues. Mais quel remede [sic] à ce mal? »
(Helvétius 1989, tome 1: 246)
Il ne manque donc pas de prétendre, avec ou sans renvoi explicite à Leibniz, « Que les mots précisément définis et leurs définition consignée dans un Dictionnaire, toutes les propositions de Morale, Politique, et Métaphysique deviennent aussi susceptibles de démonstrations que les vérités géométriques. » (Helvétius 1989, tome 2: 933). Mais le matérialisme d’Helvétius l’empêchera de basculer tout à fait dans le penchant de la convention intersubjective comme panacée interactionnelle. Diderot ici répond au leibnizianisme d’Helvétius avec de solides arguments culturalistes que n’aurait pas désavoué… Helvétius lui même.
« Il dit: Les mots une fois bien définis, une question est résolue presque aussitôt que proposée; dites: Les mots sont bien définis entre cet auteur et moi, et c’est par cette raison même que nous ne sommes pas d’accord. – Mais alors la question est d’expérience et de fait, et quand on en est là, on est converti. – Nullement; la querelle n’a fait que changer d’objet, et la difficulté s’accroît à tel point que quelques hommes sensés ont prétendu que les faits ne prouvaient rien, tant on avait de peine à les constater et à les appliquer précisément à la question.
(Diderot 1971: 555-556)
Car Helvétius est trop conscient que la convention est transitoire et que le rapport de force et les luttes d’intérêts sont permanents. « C’est comme dans les disputes où l’on dit à son adversaire, Repondez [sic] nettement oui ou non; et le plus souvent on ne doit répondre ni l’un ni l’autre pour répondre nettement, même en supposant les lois aussi simples qu’elles peuvent et doivent l’être… » (Helvétius 1795c: 191 du tome XIV). La convention langagière comme objet social n’échappe pas plus à son sort face à l’abus des mots que le subjectif n’échappe à l’objectif, le connaître à l’être.
5.2 Un relativisme matérialiste
Toute la conception qu’Helvétius se fait du langage consiste à apprendre à investiguer la réalité naturelle et sociale en assumant le fait qu’il n’est pas vraiment possible de s’accorder sur une langue universelle. C’est que l’être prime sur le connaître et son instrument langagier. C’est que les DOGMES et LES TRUISMES, ces deux exclusives manifestations d’une stabilité langagière effective, sont des absurdités de la même farine.
« Certains Villageois dit-on, bâtissent un pont: ils y gravent cette inscription: LE PRÉSENT PONT EST FAIT ICI; d’autres veulent retirer un homme d’un puits dans lequel il était tombé, ils lui passent au cou un noeud coulant, et le retirent étranglé. Si les bêtises de cette espèce doivent toujours exciter le rire, comment, dira-t-on, écouter sérieusement les dogmes des Bonzes, des Brachmanes et des Talapoins? dogmes aussi absurdes que l’inscription du pont. »
(Helvétius 1988: 485)
La connaissance et le langage sont un treillis grossier qui enveloppe approximativement l’être et le saisit tant bien que mal. La connaissance est un développement lent. « Le tems [sic] a fait, dans chaque siecle [sic], présent de quelque vérité aux hommes; mais il lui reste encore bien des dons à nous faire. L’on peut donc acquérir encore une infinité d’idées nouvelles. L’axiome prononcé, que tout est dit et pensé, est donc un axiome faux, trouvé d’abord par l’ignorance et répété depuis par l’envie. » (Helvétius 1988: 478). Cette conscience matérialiste des hommes est si ancienne qu’elle a tout simplement présidé à la constitution des formes langagières dans leur indéfinition même.
« Si l’on me redemandoit [sic] encore pourquoi l’on a dans chaque langue créé tant de mots dont la signification est incertaine, j’ajouterois [sic], à ce que j’ai dit à ce sujet Chap. 5 de cette section [Section II – P.L.], que le besoin a présidé à la formation des langues, qu’en cherchant dans l’invention des mots, à se communiquer plus facilement leurs idées, les hommes ont senti que s’ils créoient [sic] autant de mots, qu’il est par exemple, de degrés différens [sic] de grandeur, de lumiere [sic], de grosseur, etc. leur multiplicité surchargeroit [sic] leur mémoire; qu’il falloit [sic] par conséquent conserver à certains mots cette signification vague, qui rend leur application plus générale et l’étude des langues plus courte. »
(Helvétius 1989, tome 1: 214-215, note b)
La praxis sous le halo de cet indéfini langagier permanent prend la forme d’un relativisme de fait. Il ne s’agit pas ici du relativisme vicié et dénaturé des intersubjectivistes de tous poils. On a plutôt affaire à cet objectivisme matérialiste qui dit froidement I’ll never find the words that tell enough, et dans lequel les rapports de forces révélés par l’abus des mots coexistent avec la dimension objectivement corrélées des réalités socio-historiques et de leurs représentations gnoséologiques.
« Les hommes ont toujours été gouvernés par les mots. Diminue-t-on de moitié le poids de l’écu d’argent, si l’on lui conserve la même valeur numérique, le Soldat crois avoir à peu près la même paye. Le magistrat en droit de juger définitivement jusqu’à la concurrence de certaines sommes, c’est-à-dire tel poids en argent, n’ose juger jusqu’à la concurrence de la moitié de cette somme. Voilà comme les hommes sont dupes des mots et de leur signification incertaine. Les ecrivains [sic] parleront-ils toujours de BONNES MOEURS, sans attacher à ce mot d’idées nette et précises? Ignoreront-ils toujours que BONNES MOEURS est une des expressions vagues, dont chaque Nation se forme des idées différentes; que s’il est de BONNES MOEURS UNIVERSELLES, il en est aussi de LOCALES; et qu’en conséquence, je puis, sans blesser les BONNES MOEURS, avoir un sérail à Constantinople et non à Vienne. »
(Helvétius 1989, tome 1: 289)
Relatif et indéfini, le discours masque. On l’utilise pour truquer la connaissance et dissimuler la réalité. L’ontologique révèle et trahi cette vertu pragmatiste du langagier. Exempt de tout glottocentrisme, le penseur, savant ou roturier, ne s’y trompe guère. « Pour connoître [sic] l’homme à cet égard, il faut l’étudier, non dans ses discours, mais dans ses actions. Quand je parle, je mets un masque: quand j’agis, je suis forcé de l’ôter. Ce n’est plus alors sur ce que je dis, c’est sur ce que je fais que l’on me juge: et l’on me juge bien » (Helvétius 1989, tome 1: 367-368). Le langagier est remis à sa place. Une place ancillaire dans l’activité de connaissance. Un rôle limité, circonscrit, subordonné au connaître, lui même reflet partiel de la complexité de l’être. Sur cette question les grands esprits matérialistes des Lumières se rencontrent. « L’homme est-il bon ou méchant, en naissant? Si l’on ne peut donner le nom de bon qu’à celui qui a fait le bien, et le nom de méchant qu’à celui qui a fait le mal, assurément, l’homme en naissant n’est ni bon ni méchant. J’en dis autant de l’esprit et de la sottise. » (Diderot 1971: 600). Les glottophilosophies contemporaines avec leur ferme fixation néopositiviste sur l’invasion langagière du cognitif, véritables glottocentrismes de « l’ignorant qui prend les mots pour des choses », ratent encore le rendez-vous du relativisme matérialiste de Diderot et d’Helvétius, ontologues et gnoséologues dans le débat qui les articule: véritables philosophes du langage donc.
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RÉFÉRENCES
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Diderot, D. (1969), « Pensées sur l’interprétation de la nature », dans D. Diderot – Oeuvres complètes, Tome 2, pp. 707-780, Édition chronologique avec introductions de R. Lewinter, Le Club Français du Livre, Paris.
Diderot, D. (1970), « Réflexions sur le livre DE L’ESPRIT par M. Helvétius », dans D. Diderot – Oeuvres complètes, Tome 3, pp. 235-247, Édition chronologique avec introductions de R. Lewinter, Le Club Français du Livre, Paris.
Diderot, D. (1971), » Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’HOMME« , dans D. Diderot – Oeuvres complètes, Tome 11, pp. 453-653, Édition chronologique avec introductions de R. Lewinter, Le Club Français du Livre, Paris.
Diderot, D. (1972), « Éléments de physiologie », dans D. Diderot – Oeuvres complètes, Tome 13, pp. 635-841, Édition chronologique avec introductions de R. Lewinter, Le Club Français du Livre, Paris.
Helvétius, C.-A. (1795a), « Lettres relatives au livre DE L’ESPRIT« , dans Oeuvres complètes d’Helvétius, Tomes 13-14, pp. 127-148 (du tome 13), Georg Olms Verlagsbuchhandlung, Hildesheim, Allemagne [1967, reprint de l’édition de l’Imprimerie de P. Didot l’aîné, Paris, An III de la république].
Helvétius, C.-A. (1795b), « Lettres d’Helvétius », dans Oeuvres complètes d’Helvétius, Tomes 13-14, pp. 5-109 (du tome 14), Georg Olms Verlagsbuchhandlung, Hildesheim, Allemagne [1967, reprint de l’édition de l’Imprimerie de P. Didot l’aîné, Paris, An III de la république].
Helvétius, C.-A. (1795c), « Pensées et réflexions extraites des manuscrits de l’auteur » dans Oeuvres complètes d’Helvétius, Tomes 13-14, pp. 110-200 (du tome 14), Georg Olms Verlagsbuchhandlung, Hildesheim, Allemagne [1967, reprint de l’édition de l’Imprimerie de P. Didot l’aîné, Paris, An III de la république].
Helvétius, C.-A. (1969), A Treatise on Man: his intellectual Faculties and his Education, vol.1, 395p; vol.2, 498p, Burt Franklin, Philosophy Monograph Series 25, New York [reprint de l’édition en langue anglaise de 1810].
Helvétius, C.-A. (1970), De l’Esprit or Essays on the Mind and its Several Faculties, 498p, Burt Franklin, Philosophy Monograph Series 33, New York [reprint de l’édition en langue anglaise de 1810].
Helvétius, C.-A. (1988), De l’Esprit, Fayard, 577 p, Corpus de oeuvres de philosophie en langue française, Paris.
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