Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 2000D

LAURENDEAU, P. (2000d), « La crise énonciative des glottognoses », BHATT, P.; FITCH, B.T.; LEBLANC, J. dir. Texte – L’énonciation, la pensée dans le texte, n° 27/28, pp 25-86.
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JAQUES – Ah! Si je savais dire comme je sais penser! Mais il était écrit là-haut que j’aurais les choses dans ma tête et que les mots ne me viendraient pas.

Ici Jaques s’embarrassa dans une métaphysique très subtile et peutêtre très vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maitre que le mot douleur était sans idée, et qu’il ne commençait à signifier quelque chose qu’au moment où il rappellait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maitre lui demanda s’il avait déjà accouché. -Non, lui répondit Jaques. -Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d’accoucher? -Assurément. -Plains-tu les femmes en mal d’enfant? -Beaucoup. -Tu plains donc quelquefois un autre que toi? -Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s’arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parceque je sais par expérience qu’on ne fait pas cela sans souffrir; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas, je ne sais ce que c’est, Dieu-merci. Mais pour en revenir à une peine que nous connaissons tous deux, l’histoire de mon genou qui est devenu le vôtre par votre chute...

LE MAITRE – Non, Jaques; l’histoire de tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés.

Denis DIDEROT, Jaques le fataliste et son maître, Librairie Droz, Textes littéraires français, Édition critique des textes et variantes établis sur le manuscrit de Leningrad par S. LECOINTRE et Jean LE GALLIOT, 1977,  pp-23-24.

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L’idée selon laquelle il n’y a pas de pensée sans langage a encore, dans la culture érudite contemporaine, toute l’épaisseur d’une certitude. Nous la tenons en droite ligne des philosophes antiques. « Mises à part les considérations étymologiques, les Anciens étaient généralement convaincus que penser c’est parler (ou se parler) et que parler c’est penser. Le langage était l’incarnation de la pensée; une relation syntactique était l’équivalent d’une relation logique » (SINCLAIR-De ZWART, H. 1967: 1). C’est là une vieille idée donc, mais, perpétuée sous ses atours modernes, elle représente rien de moins que l’un des consensus les plus compacts de la philosophie moderne. Tous semblent soudain se rejoindre dans

« … le principe que sans ce système de signes signifiants par excellence que sont les mots, la langue, il ne subsiste généralement ni pensée, ni conscience, ni raison: la dessus il y a désormais accord entre philosophes, de même qu’entre philosophes et linguistes: depuis Humbold [sic] pour qui nous ne dominons nos représentations et ne disposons d’une « pensée claire » qu’à travers les mots comme signes de représentations, affirmant même qu' »il n’y a dans l’intimité de l’homme rien de si profond, de si délicat et de si étendu qu’il ne puisse passer dans la langue »; jusqu’à Marx qui, avec son autorité très actuelle de matérialiste, nous confirme dans l’Idéologie allemande que: « la réalité immédiate [concrète] de la pensée est la langue » et que « le problème de descendre du monde de la pensée dans le monde réel se transforme en celui de descendre de la langue dans la vie »; jusqu’à Croce admettant qu' »une image non exprimée, qui n’est pas un mot […], au moins murmuré pour soi-même […], est quelquechose d’inexistant »; jusqu’à de Saussure, selon qui la pensée prise en soi est comme une « nébuleuse » où il n’y a rien de nécessairement déterminé, donc rien de distinct, avant l’apparition de la langue; enfin jusqu’à Wittgenstein pour qui le postulat de la possibilité du signe est le postulat même de la « détermination du signifié » ou sentiment du comment sont les choses (même si on ignore ce qu’elles sont!). » (DELLA VOLPE 1977: 17-18)

L’interprétation du linguisticisme imputé à ces éminents théoricien est probablement débatable, mais n’est certainement pas trop débattue… Au contraire, quiconque opte de s’objecter à ce scintillant aréopage est voué à vivre une expérience étrange. Celle de passer automatiquement pour le promoteur d’une autre vieille idée: celle de l’idéalisme, ratiocinant ou irrationaliste, le plus éthéré et le plus délétère. Dites, comme on recommence doucement à le faire, « la pensée peut exister à un niveau très élaboré sans l’aide du langage » (LAPLANE 2000: 13), et vous passerez aussitôt, comme de façon réflexe, pour l’allié indéfectible de quelque franc-tireur qui jadis « soutenait que, pour ce qui était de certaines de ses formes supérieures, la pensée pouvait s’exprimer sans recours au langage, comme dans les symbolismes logique et mathématique » (MOUNIN 1975: 129). La pensée non langagière, à tout le moins dans la vision que s’en donne complaisamment nos glottocentristes contemporains, se voudrait en effet nécessairement conceptuelle, noologique, algorithmique, abstraite, spéculative, abstruse, fumeuse, matheuse. L’idée que la pensée non-langagière puisse être perceptuelle, sensorielle, sensuelle, tactile, motrice, praxique, empirique, objectale ne semble guère effleurer l’esprit de force savants qui dissertent sur le problème. D’ailleurs la formulation sciemment ambivalente de certains aphorismes n’est pas sans entretenir la confusion. Que faire de l’assertion voulant que « c’est le langage lui-même qui est issue de la pensée » (ISSACHAROFF et MADRID 1995: 18). Elle est, à mon sens, très intéressante à explorer si pensée renvoie à pensée praxique, mais elle est hautement contestable si pensée renvoie à quelque noumène conceptuel décroché du monde. Qu’en est-il ici, dans cet aphorisme spécifique? Mystère ondoyant. Une bonne portion de nos contemporains semble pousser l’engoncement dans l’impasse intellectuelle jusqu’à ne plus oser simplement prendre parti sur comment on pense quand on parle… C’est peut-être alors qu’il faut un peu requinquer certains oubliés et autres méconnus. Antoine Louis Claude comte de DESTUTT DE TRACY (1754-1836) a dit anciennement: « il est bien manifeste que nous sentons avant d’avoir des signes artificiels » (DESTUTT DE TRACY 1970a: 360). Brice PARAIN  (1897-1971) a dit autrefois: « On peut réfléchir, même si l’on ne sait pas bien ce que les mots veulent dire » (PARAIN 1969: 12). Henri DELACROIX (1873-1937) a dit naguère: « Le langage est une acquisition tardive sur la base d’une préalable intelligence d’action » (DELACROIX 1934: 134). Henri LEFEBVRE (1901-1991) a dit jadis: « Le langage incarne ou exprime une conscience saisissable avant le langage, sans le langage » (LEFEBVRE 1966: 19). Et le poète Paul VALÉRY (1871-1945) nous inspire encore profondément quand on relit dans ses Choses tues: « Ce que nous voyons très nettement, et qui toutefois est très difficile à exprimer, vaut toujours qu’on s’impose la peine de chercher à l’exprimer » (VALÉRY 1941-1943: 45). J’ai introduit ailleurs (LAURENDEAU 1990f) l’option d’une prise en charge de l’existence de la pensée averbale, en l’asseyant sur des bases matérialistes. Je me propose ici de traiter le problème par l’angle critique. Je vais commencer par affecter d’assumer le postulat glottognoséologique, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la connaissance est, au moins en partie, langagière, et que le langage est un organon. Pour ce faire je stabiliserai le phénomène de la glottognose dans son emploi ordinaire et spontané, c’est-à-dire chez un certain nombre de penseurs non suspects d’être nécessairement des glottophilosophes patentés. Le premier objectif de mon exposé sera de décrire la portée et les conséquences de ce phénomène de l’investissement glottognoséologique des formes linguistiques, à la fois grandeur et avatar majeur de tout un courant de philosophie du langage, moins « anglo-saxon » qu’empiriste et positiviste, sur lequel nous ne nous étendrons d’ailleurs pas ici car sa notoriété n’est plus à faire. Le second objectif de l’exposé sera de procéder à la description de la crise que subit en ce moment l’idéologie du langage-organon. Cette crise est incarnée par la réalité de l’énonciation. Nous chercherons donc à démontrer qu’un certain nombre de phénomènes énonciatifs profonds et trans-linguistiques (syntaxe paraphrastique, diaphore, co-référence) placent la stabilité des glottognoses devant le choc dialectique constant de l’activité du sujet parlant. Ce dernier est nécessairement polylectal, possiblement polyglotte, éventuellement scripteur. Sa vision du monde, sa doctrine ontologique, vrille son chemin à travers le matériau langagier en s’en prévalant mais sans en dépendre exclusivement. Cette vision du monde est de plus en mutation, et ne peut absolument pas être prétendue statique ou stable. Le monde -langage inclu- se présente en permanence d’une nouvelle manière. « Le langage même, ce vieux refuge des images et des schémas d’image, n’est plus du tout présenté de la même manière » (JANET 1936: 180). Une dialectique ontologique se couple nécessairement aux activités de connaissance non-verbale et verbale, comme nous chercherons à le démontrer. Notre analyse se veut une dénonciation du glottocentrisme à travers une subordination du langagier à l’énonciation et, en dernière instance, à la praxis. Sciemment, les exemples linguistiques exploités sont uniquement en français et en anglais. Sciemment, les philosophes mobilisés sont préférablement des petits calibres peu connus, méconnus, mal connus, mais proches de la philosophie vernaculaire, de la linguistique spontanée, et suffisamment représentatifs et./ou originaux pour qu’on les (re)lise… Et leur pensée se contredit aussi joliement et avec autant de virulence que celle des grosses batteries, comme il sera éventuellement loisible de le décanter au cours du présent exposé. Il va sans dire, de ces théoriciens et philosophes, que je les tord et distord pour soumettre leurs interventions à la prise de parti que je promeut…

Organon

L’ exposé, qui mobilise le matérialisme dialectique comme cadre général de pensée et la théorie des opérations énonciatives comme instrument théorique, se veut accessible à un lectorat large (linguistes, philosophes, littéraires). Pour ce faire, selon un modus operandi d’inspiration spinozienne, il s’ouvre donc sur un organon, décrivant la totalité des concepts exploités. Même si les termes décrits dans le présent organon ne sont pas ensuite explicitement repris ou brandis, les catégories qui y sont décrites déterminent en profondeur la totalité de la présentation.

L’ontologie est la doctrine de l’être. On ne s’autorisera pas à aborder les questions de philosophie du langage sans les associer étroitement à une ontologie. « On appelle ontologie la théorie de l’être. Par là, on vise essentiellement les réponses à deux types de questions. Le premier type peut se résumer par qu’est-ce que c’est qu’être, en quoi ça consiste? Le second par qu’est-ce qui est? »(AUROUX 1996: 125). L’ontologie procède inévitablement de l’une ou l’aute forme de hiérarchisation des instances déterminantes (et des priorités) « puisque les êtres vivants résistent plus que les choses à l’emprise du maître et les choses plus que les signes » (PARAIN 1946: 31). Elle pose donc des questions du type: soit l’être, la connaissance, le langage, laquelle de ces catégories est première et déterminante des autres, laquelle de ces catégories est seconde et déterminée par les autres? La prise de parti ontologique promue ici se manifestera assez clairement au cours de l’exposé. La question du rapport du langage à l’ontologie que l’on avancera se résume pour sa part comme suit: « On peut se passer du langage pour accéder à l’ontologie, mais l’étude du langage mène naturellement à l’ontologie. » (AUROUX 1996: 128)

La gnoséologie est la doctrine de la connaissance. Il faut voir à bien distinguer la gnoséologie, ou théorie de la connaissance, de la théorie heuristique (méthodologie) et de l’épistémologie, ou classification des sciences (AXELOS 1984: 11). Les ambivalences introduites par l’influence intellectuelle et terminologique des penseurs anglo-saxons ont brouillé ce point. La gnoséologie se prononce sur le statut du connaître comme agir, et investique le modus operandi de cet agir. La connaissance comme fait (LEFEBVRE 1982a, LAURENDEAU 1990d) est le reflet dans notre conscience des caractéristiques mondaines. Avant d’être une entéléchie philosophique, la connaissance est un phénomène ordinaire, pratique, domestique. C’est un gnoséos avant d’être un épistémè, si j’ose dire. La connaissance implique une conscience, subjective mais toujours collective, et une réalité objective extérieure à cette, ou ces, conscience(s) et existant indépendamment d’elle(s). Cette réalité objective est intégralement connaissable mais jamais intégralement connue, vue son caractère infiniment polymorphe. La connaissance est donc une tendance dynamique du sujet vers l’objet. La source de toute connaissance est la praxis, et son canal initial est l’ensemble combiné des perceptions sensorielles. Ce canal des sens, opératoire exclusivement quand la praxis transforme l’objet (la connaissance n’est jamais passivement contemplative), se complexifie d’une praxis cognitive qui manipule, détache, combine, associe, dissocie mentalement les éléments d’origine sensorielle, autorisant des réorganisations pouvant inclure la fiction. La tradition des philosophies de l’entendement parle souvent ici d’abstraction, mais ce terme est réducteur. Conceptualisation serait plus exact. Rappelons que, la conscience opérant la connaissance étant toujours collective, penser la subjectivité connaissante comme individuelle est un sophisme hautement nuisible menant à l’aporie solipsiste, et à la foule d’autres contresens gnoséologiques dont notre tradition philosophique est tristement jonchée. Il résulte de ce fait qu’une bonne partie des connaissances d’un sous-groupe donné sont indirectes, c’est-à-dire, simplement issues de la praxis d’autres groupes et transmises, historiquement ou synchroniquement, à travers des canaux symboliques, directement langagiers, ou relevant de sémiologies plus larges (« Or c’est bien dans la connnaissance que le langage révèle sa véritable nature…« , PARAIN 1942: 66). Signalons encore, pour rester bref, que le sort d’une soi-disant connaissance hypothético-déductive qui serait indépendante de toute praxis initialement appréhendée par les canaux sensoriels, et dont un certain (pseudo)rationalisme, étroitement cartésianisme, a fait son sel, ce sort, dis-je, est fermement scellé par Étienne Bonnot de CONDILLAC (1715-1780), qui affirme dans sa Logique: « Parce que les idées que nous nommons abstraites, cessent de tomber sous les sens, nous croirons qu’elles n’en viennent pas; et, parce qu’alors nous ne verrons pas ce qu’elles peuvent avoir de commun avec nos sensations, nous nous imaginons qu’elles sont quelque autre chose. Préoccupés de cette erreur, nous nous aveuglons sur leur origine et leur génération… » (CONDILLAC 1799b: 138-139). Une fois détachés de la gangue de leur origine praxique, les concepts non-empiriques sont lancés dans l’exercice spéculatif avec toute la joie et la décontraction de la saine rationalité… ou sans. Concluons que toutes tentatives de « troisième voie », type intuitionnisme bergsonien et autres transes égotistes, comme canaux de connaissance, sont pure fantaisie. Ce qui ne réduit en rien leur statut de révélateurs ethno-culturels utiles à la réflexion philosophique. Comme signalé précédemment, le langage a à voir avec la connaissance. Mais il faut veiller à ne pas formuler la gnoséologie langagière ou le « langage » de la connaissance de façon trop rigide. « Le langage ne cesse de nous encadrer. C’est le surmoi de Freud. Comme nous pensons en nous servant de lui, nous ne trouvons rien en nous qui n’en soit mélangé, rien en lui qui ne participe à notre existence. La raison nous apparait donc comme un genre de discours. Mais qui parle alors en nous? » (PARAIN 1969: 92-93). Le monde, répond la gnoséologie matérialiste.

Le matérialisme est la prise de parti philosophique assertant que la réalité matérielle est objective, extérieure à notre conscience, et tendanciellement reflétée par elle (LAURENDEAU 1986: 18-27). Le matérialisme philosophique ne promeut pas, comme on le crois souvent, telle ou telle théorie physique se prononçant sur les propriétés de la matière. « Car l’unique « propriété » de la matière que reconnaît le matérialisme philosophique, est celle d’être une réalité objective, d’exister hors de notre conscience » (LÉNINE 1973: 255). Le matérialisme ne prétend pas non plus, comme le suggère souvent une épistémologie grossière fort répandue, que « tout est matière » (« C’est assurément une confusion que de prétendre embrasser dans la notion de matière, la pensée…« , LÉNINE 1973: 240, voir aussi LEFEBVRE 1982: 32-33), mais bien plutôt que la matière, réalité objective, détermine la pensée, réalitée (inter)subjective. La prise de parti objectiviste du matérialisme s’applique aussi à la réalité pratique de nos propres actions.

« La première démarche de l’intelligence c’est d’engager ses notions sans les apercevoir. Nous jouons notre science avant de la posséder; l’action dessine les idées avant qu’elles ne soient pensées. C’est ce qui a fait croire à beaucoup que l’action nous fournit les idées; parce que, comme l’a bien dit Claparède, nous sommes lents à prendre conscience des procédés d’action que nous pratiquons d’emblée. » (DELACROIX 1930: 601, voir aussi CONDILLAC 1799a: 119).

On goûtera ici l’affectation un peu révulsée de DELACROIX face à la logique découlant de ses options (« C’est ce qui fait croire à beaucoup que l’action nous fournit les idées…« , c’est bien ce que le matérialisme croit et affirme sans en rougir!). C’est que, dans nos sénacles, on affecte avec régularité et constance de confondre matérialisme philosophique et « réalisme naïf » (LÉNINE 1973: 55). Et c’est alors pour faire tonner des aphorisme triomphalistes du type: « La conception humboldtienne du langage, en s’appuyant sur l’analyse critique de la faculté de connaître [c’est à dire sur la philosophie agnosticiste de Kant – P.L.], ruine la vision immédiate du réalisme naïf, qui croit voir dans le signe ou le mot une émanation de l’objet qui reproduirait simplement celui-ci. » (HANSEN-LØVE 1972: 86). Ce genre d’astuce consiste à présenter en bloc tous les philosophes du langage adversaires du kantisme, c’est-à-dire de la gnoséologie de l’inconnaissable, et du humboldtisme, c’est à dire de l’idée du langage créateur de pensée, comme de piètres cratylistes, niant l’arbitraire du signe, et l’intervention d’une conscience dans l’acte symbolique. Or, en philosophie du langage, le matérialisme ne voit pas « dans le signe ou le mot une émanation de l’objet qui reproduirait simplement celui-ci« ; c’est là un cas de figure de l’épistémologie grossière du « tout est matière » déjà mentionnée, qui caricature le matérialisme mais ne le décrit pas adéquatement. Au contraire, le matérialisme voit plutôt dans l’objet une réalité infiniment plus riche, polymorphe, et complexe que le signe et le mot qui oeuvrent à le représenter, et en même temps il voit, dans la conscience, une capacité intellective et énonciative à mobiliser des signes limités et abstraits pour les faire tendre vers une expressivité aussi illimitée que le monde lui-même. Pour dire la chose cruement, le matérialisme est moins une doctrine du suintement qu’une théorie des émergences (voir LAURENDEAU 1990e: 41-43, LAURENDEAU 1990a). Un ajustement dialectique est donc à dégager dans le traitement matérialiste de la question langage, et dans le rejet des options idéalistes. Antoine CULIOLI l’annonce:

« Le langage ne peut pas être simplement une activité qui va de soi, qui serait de plein pied avec l’activité mentale, ce qui est une forme d’idéalisme à récuser, parce que le langage n’est pas donné comme ça, il se constitue de façon onto-génétique. Le langage ne peut pas être non plus une espèce de grand mécano que l’on ajusterait de façon à ce qu’une correspondance s’établisse; c’est aussi une position intenable. Il y a un peu plus de choses dans les considérations sur le langage que dans les représentations que la linguistique peut fournir. Les théories mécanistes sont en train de faire des ravages à peu près aussi pernicieux que ceux d’une certaine forme d’idéalisme » (CULIOLI 1976: 159-160).

Il ne faut pas confondre matérialisme philosophique et théorie mécaniste, comme la complaisante pression idéologique ambiante invite constamment à le faire.

On entendra par positivisme, au sens le plus large du terme, l’attitude intellectuelle aspirant, en dépit de tout, à faire science (LAURENDEAU 1986: 12-18). Plus soucieux de prestige que de rigueur, de conformité que de cohérence, et proprement fasciné par « le destin collectif du mouvement des sciences, dont il revendique l’héritage » (DUCASSÉ 1939: 67), le positivisme est cette philosophie spontanée tendant à se donner comme modèle les sciences de la nature (dites aussi sciences positives), d’abord dans leur phase empirique et expérimentale, puis dans leur phase hypothético-déductive et formalisante (on parle alors, toujours au sens le plus large du terme, de néopositivisme). « La clé de voûte du positivisme est le principe du scientisme selon lequel le sens de la connaissance est défini par ce que réalisent les sciences, et peut par conséquent être expliqué de façon suffisante au moyen de l’analyse méthodique des procédés scientifiques » (HABERMAS 1976: 102). Un des avatars majeurs de ce type d’idéologie scientiste, menant directement à l’application extérieure et dogmatisante de méthodes crues universelles, réside dans la mythologie, aujourd’hui quelquepeu éventée mais toujours agissante, des sciences-pilotes:

« Il n’est pas sûr que les sciences humaines aient vraiment changé de « nature » en changeant de nom et de méthodes. La preuve en est dans le type de rapports qui se constituent actuellement entre les disciplines littéraires: mathématisation systématique de nombre de disciplines (économie politique, sociologie, psychologie); et « application » des disciplines manifestement les plus avancées dans la scientificité sur les autres (rôle pilote de la logique mathématique, et surtout de la linguistique, rôle également envahissant de la psychanalyse, etc). Contrairement à ce qui se passe dans les sciences de la nature, où les rapports sont généralement organiques, ce genre d' »application » reste extérieur, mécanique, instrumental, technique – donc suspect. L’exemple actuel le plus aberrant de l’application extérieure d’une « méthode » (qui dans son « universalité » relève de la mode) à un objet quelconque est le « structuralisme ». Quand des disciplines sont à la recherche d’une « méthode » universelle, il y a fort à parier qu’elles ont un peu trop envie d’afficher leurs titres scientifiques pour les avoir vraiment mérités. De vraie sciences n’ont jamais besoin de faire savoir au monde qu’elles ont trouvé la recette pour le devenir. » (ALTHUSSER 1974:45, voir aussi HABERMAS 1987: 9-10)

Pour prendre un seul exemple, quand, dans un exposé intégralement marqué au coin du positivisme le plus patent où il réduit l’épistémologie à la confrontation entre un « baconisme » (matérialisme inductif) et un « képlerisme » (idéalisme théoriciste), Emmond BACH s’exclame: « La révolution de Chomsky présente des analogies à la fois avec celle de Copernic et avec celle de Kant » (BACH 1965: 130), il est clair que, comme l’histoire de la linguistique l’a bien prouvé par la suite, les sciences du langage exemplifient bruyamment ici cette observation d’Althusser… Quant à la philosophie du langage actuelle il n’y a guère à tergiverser à son sujet. Elle n’est pas « anglo-saxonne », elle est positiviste… et empiriste.

L’empirisme affirme que c’est nécessairement si un objet est perçu qu’il existe. Être, ce n’est qu’être perçu. La perception assure l’existence. « Le grand principe de l’empirisme est que ce qui est vrai ne peut qu’être dans l’effectivité et être là pour la perception » (HEGEL 1970: 105). Contrairement à une croyance répandue, il est important de signaler que cette position est fondamentalement antimatérialiste. Le matérialisme affirme exactement l’opposé: c’est parce qu’un objet existe qu’il sera possiblement perçu. Être perçu, c’est au moins être, mais tout ce qui est n’est pas forcément perçu ou perceptible. La perception ne fait que confirmer l’existence pour le matérialisme, alors que pour l’empirisme la perception fonde l’existence. Transposé glottophilosophiquement, l’aphorisme empiriste devient (l’atténuation de PARAIN  en moins): « Être est peut-être donc tout simplement le synonyme d’être dit » (PARAIN 1946: 83). Cette position extrême est défendue de façon beaucoup plus sérieuse et a une bien plus grande influence qu’on pourrait d’abord le croire. C’est une variante du problème du statut ontologique de la perception. « La lumière, la tristesse, le vent existeraient-ils sans les mots de notre langage? N’y aurait-il pas, à leur place, que des vibrations, des chocs d’atome, des moments indétachables de ma durée, des nuages fuyant sous le ciel, des arbres gémissants, un souffle de l’air, disparus aussitôt qu’apparus, n’apparaissant pas même? » (PARAIN 1942: 44). Plus insidieusement l’empirisme glottophilosophique peut se contenter d’ériger le langage en démiurge de la perception et de l’organisation gnoséologique d’un monde dont l’existence n’est pas nécessairement frontalement niée, mais dont le caractère déterminant et premier est finement glissé sous le boisseau. « De fait c’est le mot, c’est la langue, qui ouvrent véritablement à l’homme le monde qui lui est presque encore plus proche que l’être physique des objets, et qui, pour son mal et son bien-être, le concerne de façon encore plus directe. Car ce sont eux qui rendent possibles pour lui l’existence et la vie de la communauté… » (CASSIRER 1973: 78-79). On voit alors perler le rapport intime entre l’empirisme et l’idéalisme philosophique. Schizophrénisé dans son langage, le sujet voit plus clair dans son univers mental que dans le monde réel, ou encore, en une variante pragmatiste fréquente, le sujet voit plus clair dans le monde verbalisé des échanges intersubjectifs que dans le monde objectif. Douanière incontournable de notre rapport au monde, la conscience, surtout la conscience ratiocinante, rançonne les voyageurs…

« C’est qu’on y retombe fatalement, dès qu’on commence à raisonner. Toute philosophie est bien obligée, finalement, de convenir que chaque oeuvre humaine passe par la conscience, et que celle-ci altère déjà suffisamment le monde, rien qu’en le percevant, pour qu’il soit impossible de le reconnaître alors tel qu’il est, à plus forte raison donc, dans le langage qui le formule ensuite et lui donne son aspect intelligible » (PARAIN 1946: 139)

Concluons sur un point capital: l’empirisme n’est pas obligatoirement glottophilosophique. Il ne le devient que lorsque l’investigation de la distance à établir entre le monde et la perception du monde absorbe le langage dans le débat ontologique, ce qui est arrivé de façon massive dans la philosophie du langage vingtiémiste. Le penchant glottocentriste de l’attitude empiriste en philosophie est en bonne partie affaire de conjoncture.

« Toute recherche ontologique n’est pas nécessairement liée au langage. On peut définir ce que l’on entend par « être » sans recourir à un appareillage linguistique. C’est ce que fait, par exemple, le philosophe empiriste G. Berkeley (1685-1753) lorsqu’il donne son critère ontologique sous la forme « être, c’est être perçu » (esse est percipi). On serait donc tenté de dire que c’est un pur effet de la contingence de l’histoire si, dans la tradition occidentale, la question de l’ontologie s’est trouvée prioritairement liée au langage » (AUROUX 1996: 126-127).

Dans la perspective de cette observation, on aura compris que l’ontologie vingtiémiste est atteinte d’une déviation empiriste carabinée, dont des courants philosophiques comme le phénoménologie et le pragmatisme sont les représentants les plus tonitruants.

À distinguer très soigneusement de l’empirisme, qui est une attitude hypertrophiant le statut ontologique de la perception, l’objet empirique est une réalité perçue et/ou perceptible. Le psychologue français Pierre JANET (1859-1947) qui a réfléchit avec beaucoup de justesse et de fraîcheur sur l’intelligence avant le langage, décrit l’objet empirique comme suit:

« Prenons un exemple: pendant l’été nous pouvons voir dans le ciel des oiseaux, des hirondelles qui volent. Maintenant il n’y a pas d’hirondelle et cependant nous pouvons nous représenter en nous-même des hirondelles qui volent dans le ciel; cette représentation semble avoir tous les caractères de la perception d’une hirondelle: il y a un fond vague, bleuâtre, il y a dans ce fond un objet, lequel a une forme, la forme d’un trait un peu allongé, gros au milieu, de couleur noirâtre: voilà à peu près ce que nous voyons en été quand nous voyons voler les hirondelles. On peut même remarquer que cette image de l’hirondelle a un caractère qui est l’essentiel de la perception, cette image de l’hirondelle est extérieure, comme était l’hirondelle elle-même; cette hirondelle, je ne la mets pas en moi comme j’y mettrais une douleur ou un chagrin, je la mets en dehors, pas tout à fait aussi loin que la véritable hirondelle, mais enfin extérieurement à moi, comme serait l’hirondelle ordinaire. Il ne faut pas aller trop loin: cette ressemblance de l’image avec la perception est bien loin d’être complète; les images ou du moins certaines images suivent le mouvement des yeux et paraissent à droite ou à gauche suivant que nous regardons de tel ou tel côté, elles peuvent changer de dimension suivant la distance à laquelle nous les projetons en cherchant à les voir sur un papier près de nos yeux ou sur un mur lointain. La perception au contraire garde une place fixe de tel côté à telle distance; elle nous force à diriger vers elle nos yeux, loin de s’accommoder elle-même à leurs changements. » (JANET 1936: 171)

On distingue donc deux entités mises extérieurement à moi mais étroitement liées: l’objet empirique, et l’objet matériel. Il est crucial de mentionner que l’objet empirique se donne à la perception et à la représentation mnémique directement, c’est-à-dire indépendemment des plans langagier ou symbolique. Est un objet empirique tout ce qui est percu ou perceptible par un ou plusieurs des cinq sens (on noteras que l’exemple de l’hirondelle de JANET tend a hypertrophier le visuel au détriment des autres sens, déviation fréquente dans ce type de réflexion sur la perception). En dépeignant l’image suscitée par l’objet empirique, JANET, tout en préservant le caractère « objectif » de l’image, fait bien comprendre qu’une certaine dimension « impressionniste » est inséparable de la perception: l’objet empirique est plus limité, grossier, abstrait que l’objet matériel. En lisant la description, pourtant fort adéquate, de l’image retenue depuis l’objet empirique (« il y a un fond vague, bleuâtre, il y a dans ce fond un objet, lequel a une forme, la forme d’un trait un peu allongé, gros au milieu, de couleur noirâtre« ), on ne peut manquer de s’aviser qu’une projection picturale ou filmique -qui serait évidemment muette, non discursive- rendrait beaucoup mieux cet effet impressionniste associé à l’image dégagée de l’objet empirique que ne le fait la formulation linguistique. On peut naturellement généraliser ce raisonnement au bruissement des ailes, au piaillement, à l’odeur de l’animal, et au contact soyeux et léger de son étrave corporelle dans la main.

Le percept est une image mentale d’origine sensorielle ou sensori-motrice, mnémiquement stabilisée ou non. C’est la représentation mentale d’un objet empirique, quand on comprend que la représentation matérielle d’un objet empirique (peinture, sculpture, film) est aussi possible. Toute une tradition intellectuelle se déploie dans l’ignorance ostensible du percept et de l’impact gnoséologique des images mentales. « L’importance accordée à l’image a complètement changé de nos jours: l’histoire des sciences est pleine de ces revirements et la mode joue un grand rôle dans la philosophie. Autrefois on voyait des images partout, on tend aujourd’hui à n’en plus mettre nulle part. » (JANET 1936: 177). Le percept est un reflet, mais c’est aussi le déclencheur de tout l’imaginaire cognitif et langagier.

« A propos de toute image qui nous frappe, nous devons nous demander: quelle est la fougue linguistique que cette image décroche en nous? Comment la désancrons nous du fond trop stable de nos souvenirs familliers. Pour bien sentir le rôle imaginant du langage, il faut patiemment chercher, à propos de tous les mots, les désirs d’altérité, les désirs de double sens, les désirs de métaphore. D’une manière plus générale, il faut recenser tous les désirs de quitter ce qu’on voit et ce qu’on dit en faveur de ce qu’on imagine. » (BACHELARD 1943: 9-10)

Le percept est à soigneusement distinguer du concept (LAURENDEAU 1990f: 101-103) et est nécessairement d’une nature interne, intime, corporelle. Il est inséparable des praxies.

Les praxies (LAURENDEAU 1990f: 104) sont définies comme des « conduites stabilisées, qui ont une certaine régularité, comme les enchaînements de gestes en vue d’une transformation » (CULIOLI 1985: 20). Elles sont les manifestations par excellence de l’activité cognitive non langagière et se révèlent indissolublement inséparables du percept. Elles sont littéralement la relation au percept, attendu le postulat gnoséologique voulant qu’il n’y ait pas de connaissance strictement contemplative. Pétrir, lisser, carder, frotter, déchirer, prendre, gratter, taper, lancer, jeter, etc sont autant d’événements profondément imprimés en nous par l’histoire et par la manipulation d’objets matériels stabilisés cognitivement, souvent antérieurement à tous discours et à toutes abstractions. Issues de notre activitée dans le monde matériel, les praxies ont comme caractéristique fondamentale de « prolonger l’action en l’intériorisant » (PIAGET, cité dans GOLDMANN 1959: 125), et sont le fondement de toute logique, au sens préverbal et non verbaliste du terme.

« Antérieurement à tout apprentissage de la langue, apparaît la production de modèles sensori-moteurs qui constituent déjà des comportements logiques opératoires, issus de la seule praxis, sans médiation linguistique. L’école de Piaget montre aussi, de façon convainquante, comment chez l’enfant, de stade en stade, s’opère la construction de ce qu’on nomme l’intelligence ou la pensée, par une dialectique objectivable où praxis et langage interagissent de plus en plus. » (MOUNIN 1975: 129)

L’existence des praxies, qui ne se réduisent pas, comme le suggèrent certaines esprits frileux, à des mécanismes, force donc la glottophilosophie à la prise en compte de la pensée sensori-motrice averbale, qui ne se réduit pas à son tour à une simple pensée par images:

« Il y a sans doute des pensées qui ne sont pas discursives, ou du moins on peut en concevoir, théoriquement, comme des pensées par images: dans un match de tennis il n’y a pas parole -il y en a peut-être eu avant – entre le moment où la balle de l’adversaire quitte la raquette de celui-ci et le moment où elle vient frapper celle du partenaire qui doit la renvoyer. Des mécanismes se constituent, ils réussissent à être naturels chez les gens les plus adroits; l’action et le réaction, la demande et la réponse peuvent se faire sans l’intervention, ou le service, du langage. » (PARAIN 1969: 138)

Toute séquence gestuelle mnémiquement intégrée est une praxie. C’est la praxie qui fait, par exemple, qu’il est si facile de monter un escalier dans l’obscurité. La présence d’échanges langagiers dans un grand nombre d’interactions sociales ne prive d’autre part en rien les praxies de leur position déterminante. On peut même suggérer qu’un grand nombre d’implicites discursifs reposent sur la stabilité intersubjective des praxies au sein d’une communauté sociale:

« Considérez par exemple les relations d’un ouvrier et de son apprenti: le premier n’explique pas, il montre. Le système des signes qui s’élabore entre eux reste incompréhensible aux non-initiés. « Hop! » signifie simplement par exemple: « Va vite chercher de l’eau », parce que tous les deux en perçoivent en même temps le besoin, et que l’apprenti sert l’ouvrier, les deux ne faisant plus qu’un, pour ainsi dire, dans le travail. Voilà quel est le schéma de la communication. Hors de cet état d’entente, c’est une besogne de dressage que l’éducateur accomplit. » (PARAIN 1946: 48)

Honnête compagnon de route de la praxie, le langage côtoie l’action bien plus souvent qu’il ne s’y substitue dans la vie ordinaire, y compris, malgré Austin, dans les mariages et les cérémonies de baptêmes de navires! Mais la relation entre praxie et langage pourrait peut-être bien être encore plus profonde que cela. En effet, le psychologue JANET a autrefois fait une propositionn audacieuse qui ne fut hélas pas reprise aussi hâtivement que les spéculations austiniennes ou wittgensteiniennes. On pourrait la résumer ainsi: le mot est une praxie.

« Je voudrais qu’une mère de famille observât chez l’enfant les premiers débuts de l’acte du panier, le ramassage des jouets, leur rassemblement dans un réceptacle quelconque. Une fois formé cet acte du rassemblement se développe tellement que l’homme va inventer plus tard un bien singulier panier, c’est le mot.

Cet acte là c’est la généralisation, ce sont les idées générales; les idées générales permettent de considérer des objets nombreux comme étant un seul. Quand nous disons le mouton en général, nous portons d’une manière particulière tous les moutons: c’est un bon acte de portage et il suffit du mot « le mouton » pour les transporter. Les idées générales expliquent donc ce rassemblement. Tous les ouvrages que vous pourrez consulter sur ce point vous diront que le rassemblement c’est la généralisation. » (JANET 1936: 15)

Cette conception praxique de la genèse cognitive du capteur verbal est à la base de toute glottognoséologie, que celle-ci l’admette ou non. Très féconde, hautement séduisante, cette analyse a cependant, chez JANET, le défaut de se généraliser excessivement et, ce faisant, de basculer dans le type de simplisme mécaniste dénoncé par CULIOLI, ce qui lève très nettement le voile sur les risques réductionnistes sous-jacent à l’épistémologie grossière du « tout est matière »:

« Tous les noms communs sont des paniers dans lesquels nous avons réunis des objets différents. À propos du panier je vous ai signalé un objet très curieux, c’est la corde, la ficelle qui réunit des morceaux de bois dans un fagot, des mouchoirs ou des bas dans un paquet et je vous ai dit qu’il y avait une belle thèse de philosophie à faire sur la psychologie de la ficelle. Le langage emploie perpétuellement la ficelle et il y a des mots spéciaux qui ne sont que des ficelles: ces mots ce sont les conjonctions. Les petits mots « et, de, par, pour, dans, dessus, etc. » sont les ficelles du langage. Les enfants que décrit M. Piaget qui ne savent pas se servir du mot « de » ni du mot « et » sont des enfants qui ne savent pas faire de paquets. M. Piaget n’examine que leur langage et note le mauvais usage des conjonctions « de, et » mais il devrait examiner leurs actes antérieurs et voir comment ils font des paquets. » (JANET 1936: 127)

Le mot lexical n’est pas littéralement un panier. Le connecteur morpho-syntaxiques n’est pas textuellement une ficelle. La ficelle et le panier sont des objets matériels, les formes linguistiques sont des entités mentales. Entre acteur et énonciateur, il y a une différence qualitative qu’il faut garder en vue. Mais il reste que, dans ses trouvailles comme dans ses excès, JANET arrive à bien nous faire sentir que la distance entre praxie et langage est beaucoup moins grande que certains courants glottophilosophiques ont cherché et cherchent encore à le faire croire.

On appellera flatus vocis un mot ou terme ne désignant rien er ne pouvant rien désigner. C’est la chimère de SPINOZA. Cercle carré est l’exemple le plus achevé de cet objet formel dont la simple existence est d’une grande portée gnoséologique (SPINOZA 1954a: 170). Il est important  de comprendre que le flatus vocis est souvent construit énonciativement. La procédure ni…ni.. est championne en la matière. « Le logos, ne relevant entièrement ni des sensations, ni des impressions émotives, ni des réflexions analytiques, ni des raisons synthétiques, s’éploie et nous saisit, assurant une certaine cohérence. » (AXELOS 1984: 13). Mais une bonne aporie conceptuelle bien campée suffit amplement à constituer un flatus vocis de la meilleure tenue. « Dieu, comme il est dit chez maître Eckhart, est le « fondement simple, le désert silencieux, le silence simple »; car « sa nature est d’être sans nature ». » (CASSIRER 1973: 93). Noter que le Logos d’AXELOS et le Dieu de CASSIRER ne se donnent pas comme des flatus vocis pour eux… ce qui n’empêche nullement leurs co-énonciateurs -nous tous- de tirer les conclusions qui s’imposent, et de faire la part du conceptuel et du verbaliste dans ce genre de développement « définitoire », dont la « philosophie » contemporaine est très intensément ravaudée. Ceci dit, il serait cependant erroné et fort naïf de ne voir dans la production co-énonciative du flatus vocis qu’un jeux verbal inane sans conséquences intellectuelles. On se doit au contraire de s’aviser du fait très important que l’émergence historique du flatus vocis est, en dernières instance, le résultat d’un laborieux et lent processus de connaissance, ou plus précisément de réorganisation de la connaissance. Il faut encore un poète, et qui plus est un grand philosophe du langage, pour nous le faire comprendre au mieux. Paul VALÉRY dit:

« Personne ne peut plus sérieusement parler de l’Univers. Ce mot cherche son sens. Et le nom de Nature se raréfie. La pensée l’abandonne à la parole. Tous ces mots nous paraissent de plus en plus des mots. c’est que l’écart commence à devenir sensible entre le dictionnaire de l’usage et la table des idées nettes et soigneusement préparées pour la fixation et la combinaison des connaissances précises. » (VALÉRY 1941-1943)

On comprend alors que le mot vide, quand il est mot dévidé, n’est pas exclusivement affaire de passe d’arme intersubjective entre énonciateurs.

L’énonciation implique la locution de combinaisons syntaxiques mais ne s’y réduit pas. Il est en effet important de signaler que la définition retenue ici ne procède pas d' »une théorie « empiriste » de l’énonciation condamnée à rester enfermée dans l’univers de la parole » (FISHER 1999: 186). Il faut conséquemment voir à soigneusement distinguer l’énonciatif du pragmatique. Pour poser la chose simplement, on peut dire que le pragmatique est le mode unilatéral et restreint par lequel l’énonciation a été appréhendée dans le déploiement historique de la linguistique française, sous l’influence hégémonique de la philosophie analytique anglo-saxonne. Une autre facon de dire la chose est que le pragmatique est un type d’énonciatif, orienté vers le concret instrumentalisé, l’ajustement immédiat, les conditions de félicité, le discursif utilitaire, les rapports de force intersubjectifs, l’argumentation. Il découle que l’on ne peut pas avoir du pragmatique non-énonciatif, mais qu’on peut tout à fait avoir de l’énonciatif non-pragmatique. Dites je est un autre, vous exprimez, vous produisez un effet de texte, vous jouez co-énonciativement d’une opacité, mais la visée pragmatique est absence de cet énoncé. On pourrait en effet le juger agrammatical, ambigu, non-communicationnel, et on l’éviterais certainement dans le cockpit d’un avion ou dans un échange entre voyageurs de commerce, deux hauts lieux de la pragmatique discursive en action… Mais de lui on pourrait dire: « La pensée en s’exprimant dans une image nouvelle s’enrichit en enrichissant la langue » (BACHELARD 1943: 9). Et surtout il fut dit, est dit, redit, dicible, glosable. Il est donc de plein pied énonciation.

Le relativisme linguistique est une position non-scientifique voulant que la langue qu’on parle détermine notre vision du monde (voir CASSIRER 1973: 47). « L’erreur est la même, là, que dans la philosophie moderne, lorsqu’elle affirme que c’est l’homme qui crée le monde parce qu’il le décrit » (PARAIN 1946: 198). Le relativisme linguistique repose sur une projection du subjectif dans l’objectif, de l’idée dans le monde. Il affirme: « Le langage est ainsi le moyen, sinon absolu, du moins sensible, par lequel l’homme donne forme (bildet) en même temps à lui-même et au monde ou plutôt devient conscient de lui-même en projetant un monde hors de lui » (Lettre de Wilhelm von HUMBOLDT à Körner du 27 octobre 1793, citée dans HANSEN-LØVE 1972: 25, voir aussi: 74-75, et CASSIRER 1973: 18). Associé aux noms de HUMBOLDT, de SAPIR et de WHORF, le relativisme linguistique est un type de glottocentrisme (« …une langue qui pense pour nous« , CASSIRER 1973: 25) menant inévitablement à des formulations ethnocentristes extrêmes sur la valeur intellectuelle des langues. L’assertion suivante en est une conséquence directe:

« Dans leur mise en jugement méthodique de nos outils de connaissance, ils ont oublié de juger l’outil des outils de toute investigation philosophique écrite ou parlée: le langage. Et pourtant le simple fait de se servir d’une de ces langues d’aujourd’hui, c’est emboîter le pas dans une ornière mentale profonde et bien tracée dont on ne pourra jamais s’écarter. Toutes les explorations mentales faites par l’intermédiaire de ces langues parlées et écrites, n’auront jamais lieu que le long de cette ornière » (FAVRE 1933: 7).

Pour le relativisme linguistique, chaque langue particulière est un type soit banal soit exotique d’ornière gnoséologique. « En adoptant une langue, on adopte des façons de penser, une sorte de méthode particulière pour aborder le réel, qui sont déposées dans la tradition de la langue, et on en devient le complice » (PARAIN 1969: 141, voir aussi 63). La linguistique structurale rejette le relativisme linguistique en argumentant grosso modo comme suit:

« Le fait qu’un chauffeur de taxi camerounais, traduisant en pidgin sa langue première, rend compte d’une crevaison à la roue avant par l’énoncé: « foot for before, breeze no live » ne permet pas de conclure qu’il n’a pas la même vision du monde qu’un Européen puisque le signifié de « roue » pour lui serait inclus dans le signifié de la classe plus large « pied », par exemple; et que, de la sorte, son signifié du mot « roue » pourrait être privé de certains des traits pertinents de notre mot « roue ». Sa praxis dit le contraire et l’on ferait, sans quitter le français, des raisonnements bien curieux sur le pied d’une montagne et le pied-de-poule, le pied de la lettre ou le pied du roi, etc. » (MOUNIN 1975: 133)

Sur le fond de cette analyse, il n’y a pas à redire. Ce n’est pas de parler des langues apparentée ou distinctes mais bien de conduire un taxi dans une agglomération urbaine, que deux chauffeurs de taxi ont une vision globalement similaire des aléas de la circulation automobile à la ville. Mais ce qui compte pour nous ici principalement est le fait que ce ci-devant relativisme linguistique, que les linguistes et philosophes du langage contemporains ont donc vertement critiqué (voir encore SCHAFF 1964: 91-131, MOUNIN 1975: 132-138, AUROUX 1996: 167-180), a, bien involontairement, enfermé la totalité de la glottognoséologie dans ses rets. En effet, affirmer que la langue renseigne sur la connaissance et affirmer que la connaissance doit nécessairement varier avec les langues passe dans les cultures linguistique et glottophilosophique contemporaines pour les deux facettes corrolaires d’un même aphorisme. Or, il est affirmé ici, au contraire, que notre vision du monde est fondamentalement ontocentrée, et qu’il est donc possible d’être un polyglotte doté d’une vision du monde constante. Et pourtant la langue (comme langage plutôt que comme idiome) n’en reste pas moins un indicateur de connaissance subordonné, bien tempéré, et ancillaire, dont le caractère second et non-déterminant ne diminue en rien l’intérêt gnoséologique. Conséquemment il est possible de rejeter le relativisme linguistique tout en continuant d’explorer les possibilités d’une glottognoséologie (voir BENVENISTE 1956: 80-82). C’est la position mise de l’avant ici, en complète cohérence avec la prise de parti ontocentriste précédemment exprimée. « La construction d’une ontologie semble moins liée à la particularité d’une langue qu’à de grands choix métaphysiques et à leur cohérence avec l’analyse linguistique elle-même. Si donc la structure d’une langue donnée limite les choix ontologiques, c’est dans la mesure seulement où elle peut limiter les possibilités d’analyse linguistique. » (AUROUX 1996: 142). Le fait de connaître la chose sans avoir de mot pour la désigner est l’indice le plus trivial de cet état de fait. Conséquemment ce n’est pas l’inadéquation du relativisme linguistique qui sape le glottognoséologie, mais bien, comme nous le verrons, la crise énonciative des glottognoses.

Finalement en assumant que nous sommes tous des philosophes, il est possible de dire que l‘hypothèse glottognoséologique se met en marche aussitôt que « des philosophes se livrent à une enquête approfondie sur les ressources conceptuelles d’une langue naturelle » (BENVENISTE 1963: 268). Cette hypothèse, d’une manière consciente ou par influence ambiante, détermine et travaille une portion significative de l’intervention philosophique au vingtième siècle. De la philosophie du langage ordinaire à l’existentialisme et à la phénoménologie, elle représente l’un des moteurs avoués et promus de la recherche ontologique savante.

« La philosophie mettra donc le langage à l’épreuve; elle exigera qu’il lui livre son trésor caché et cependant accessible, disponible. Si l’examen de la terminologie allemande ne suffit pas, le philosophe passera au crible les mots grecs, le Logos, l’Alethia, le Nous. Ce qui fut pensé se trouve encore là; ce qui se pensera se trouve déjà là. Et cependant n’est pas là, puisqu’il faut le déceler, le chercher, l’extraire du discours. En quoi consiste cette recherche? Le voyage vers ce qui mérite qu’on l’interroge n’est pas une aventure, déclare le philosophe, mais un retour au pays natal. C’est dans le lointain de son horizon passé que transparaît pour la pensée ce qu’elle cherche: l’Être. » (LEFEBVRE 1985: 7)

C’est le reflet langagier de l’être qu’on poursuit dans cette exploration ou cette circonscription du langage-organon. L’hypothèse glottognoséologique concerne donc « les images au repos, les images constituées qui sont devenues des mots bien définis » (BACHELARD 1943: 9). Elle se déploie notamment « en classant et en comparant les divers mouvements d’images, en comptant toutes les richesses des tropes qui s’induisent autour d’un vocable » (BACHELARD 1943: 9). Ceux qui la rejettent affirment qu' »il est impossible d’affirmer que le système des catégories linguistiques constitue le produit de la réflexion épistémologique du locuteur d’une langue donnée » (BAKHTINE 1977: 106). Ceux qui l’adoptent voudraient remplacer le terme de créativité langagière par celui, plus sobre et plus sûr, de connaissance langagière (glottognoséo). « Je trouve que le terme de connaissance serait plus exact. Car il maintiendrait l’homme dans sa dépendance au langage et dans sa fonction, qui est de discuter jusqu’à ce qu’il trouve un mot nouveau ou une assonance nouvelle plus justes que les autres. Avec ce terme de connaissance nous conserverions du moins au mouvement de la conscience son véritable emploi et sa véritable position » (PARAIN 1946: 89). Et par connaissance, gardons à l’esprit que nous incluons de plein pied connaissance prosaïque, souvenirs, savoir ordinaire, images, praxies. L’hypothèse glottognoséologique explore justement moins le concept que le percept,  l’image et son pendant verbal: l’imagé du langage.

Ainsi, l’imagé du langage ne serait pas accident linguistique; il ne faudrait pas se contenter d’y voir, avec Locke, l’origine de nos notions, ou même, avec Leibniz, l’histoire de nos découvertes, moins encore un moyen littéraire – et, par conséquent, subjectif – de suggérer le non-conceptuel; il représenterait notre participation au monde. on y trouverait, quoi qu’en pensent les philosophes pour qui cette notion de participation relève du confusionnisme, une indication légitime pour la recherche. »  (BELAVAL 1952: 181)

Comme nous le verrons, c’est autour de la question de la glottognose que se cristallise l’hypothèse glottognoséologique.

Les prises de positions glottophilosophiques

Il fait maintenant s’aviser du fait que la philosophie du langage se déploie dans un circuit somme toutes assez circonscrit – profondément polarisé, quoique souvent fort mal conscientisé et très lâchement articulé- de prises de positions ou tendances visant, sciemment ou non, à déterminer les unes par les autres les catégories d’être, de connaissance, et de langage. Généralement ouvertement assumées, parfois implicites, souvent confuses (« Il y a sûrement une correspondance entre le langage et le réel. Seulement laquelle? », PARAIN 1969: 21), les grandes prises de position glottophilosophiques opèrent fréquemment en contradiction ouverte, se travaillant les unes les autres au sein d’un même courant, ou chez un même penseur. Philosophiques avant tout, elles visent inévitablement à la compréhension fondamentale de la pensée, et ont profondément en commun l’exclamation programmatique suivante, fondatrice du tournant glottophilosophique:

« Mais la pensée n’est pas une notion claire. Nous avons été élevés, dans nos générations, à croire que le langage n’aurait pas grande importance, que l’essentiel serait la pensée elle-même, dont le rôle serait de chercher à connaître le vrai, le réel; le langage ensuite se chargerait de l’exprimer, plus ou moins bien, mais toujours plus ou moins de façon satisfaisante. À l’usage il m’a semblé que cette analyse n’était pas suffisante. Le langage n’est pas seulement un instrument, ou, s’il en est un, surtout, il tyrannise autant qu’il sert, comme tous les instruments. On a donc à se préoccuper de son rôle dans le fonctionnement de la pensée. » (PARAIN 1969: 137-138)

Le glottocentrisme est la prise de position glottophilosophique (et plus généralement philosophique, voir BELAVAL 1952: 158) qui proclame triomphalement: « L’homme ne peut penser que dans le langage » (HANSEN-LØVE 1972: 75), ou suggère plus insidieusement « que nous pensons par le moyen du langage, qui n’est qu’une fonction entre les autres, non pas celle de l’organe central » (PARAIN 1969: 138). L’idée est fondamentalement la même: l’intelligence dépend exclusivement du langage. « L’intelligence ne commence à s’apercevoir qu’en se réfléchissant dans le langage, mais elle a commencé par se faire en le faisant » (DELACROIX 1930: 601). S’il arrive au glottocentrisme d’admettre du bout des lèvres quelques formes de représentations directement praxiques, c’est pour n’en faire claquer que plus sèchement le verrou langagier sur cette pensée averbale: « Il n’est pas certain que cette pensée existe à l’état pur. La structure de notre civilisation nous incline plutôt à croire que cette pensée rapide ne va pas sans une préparation par le langage. L’important est de noter ici que notre pensée est principalement discursive, que, par conséquent, il est raisonnable de considérer le langage, ici, plutôt que la pensée » (PARAIN 1969: 138). Il faut fermement insister sur le fait que le glottocentrisme procède de l’idéalisme philosophique. « L’idéalisme philosophique suppose l’identité de la pensée et du langage » (PARAIN 1946: 50). Décrétés identiques ou tendanciellement identiques (« …toute entreprise contre le langage se transforme bientôt en une entreprise contre la pensée« , PARAIN 1942: 31), pensée et langage se séparent ensemble du monde objectif, et évoluent en une sorte d’autarcie à forte tendance mentaliste. Leur raccord au monde, rendu apriori problématique, est alors jugé questionnable: « Le langage n’est pas la répétition du réel, son accompagnement, sa description, son commentaire, musique de la nuit, parce qu’il est plus vaste que lui, contenant des notions qui ne sont pas en lui » (PARAIN 1969: 127). Cette prise de parti, fétichisante du langage, en ce  sens qu’elle assigne au fétiche une charge le rendant plus vaste que le monde dont il émane, fonde la virulente propension du glottocentrisme à nier toute validité à la praxis et aux sens comme sources de connaissance. La thèse du reflet du mouvement mondain dans notre conscience et dans notre discours est, insidieusement ou triomphalement, déboutée: « le langage n’est pas seulement un produit naturaliste ou un miroir qui reflète un monde existant indépendamment de lui, mais plutôt la condition qui seule rend possible un tel monde. Notre univers ordonné n’existe dans sa forme et dans sa structure que grâce au langage » (SINCLAIR-De ZWART, H. 1967: 2, glosant Ernst CASSIRER). Le développement suivant est un exemple patent de l’enchâssement du glottocentrisme au sein d’une gnoséologie idéaliste (notre praxis ne change pas, notre connaissance du monde ne s’altère pas, c’est le discours qui s’affine):

« L’étonnement initial et par suite aussi le doute initial qui est à l’origine de toute découverte ne porte pas sur le cours des choses mais sur son expression. Le cours des choses n’a pas changé au moment de la naissance de Newton ou d’Einstein. Faut-il donc supposer qu’ils l’aient observé avec plus de soins que leurs prédécesseurs? Pas d’avantage si l’on entend par là que leur sensibilité ait été plus vive et qu’ils aient perçu des phénomènes imperceptibles aux autres. L’acuité du regard et de l’ouïe qui est le propre des êtres primitifs n’a pas favorisé chez eux le développement de la science. Ce qui distingue l’inventeur c’est l’attention avec laquelle il traite les mots et les signes. Il les prend au sérieux. Il exige d’eux plus que les autres en exactitude. L’expérience lui montre seulemnt que telle formule ne s’applique pas à tel événement qu’elle devrait ordonner et qu’on a négligé jusqu’alors de lui rapporter. » (PARAIN 1942: 94)

En évacuant de cette façon la praxis (comme si le seul fait qu’Einstein se déplaçait dans un taxi et Newton dans un coche n’altérait pas fondamentalement leur vision du mouvement mécanique!),  en réduisant l’intervention de « maîtres penseurs » sacralisés à une affaire de précision linguistique dans les sciences, puis en confrontant langage et pensée dans une joute d’identification en crise perpétuelle sur fond de monde fixe, exempt de développement historique, le glottocentrisme, tributaire des principaux avatars de la gnoséologie idéaliste, sera alors de tendance soit moniste soit dualiste. S’il est moniste, le glottocentrisme affirme que « la pensée et la parole ne s’oppose pas comme une activité et sa création. Les arts et les sciences sont des créations de l’esprit; ils peuvent donner des indications sur la pensée mais ils s’en distinguent. Au contraire, pensée et langage sont deux aspects d’une même activité » (JURET 1960: 12, voir aussi LAPLANE 2000: 10). C’est encore le vieux monisme antique du logos, de la fusion entre représentations et langage: la représentation ne prend valeur objective que pour autant qu’elle se fait langage. Ainsi le langage et l’esprit sont deux aspects d’une même vie spirituelle. La langue est l’esprit s’élaborant soi-même (DELACROIX 1930: 32). D’autre part, s’il est dualiste, le glottocentrisme place plutôt la pensée en totale dépendance, en coupe réglée du langage. Le glottocentrisme d’un BENVENISTE fait bien comprendre la genèse de cette fixation dualiste (voir ISSACHAROFF et MADRID 1995: 17-18). Sans s’en aviser, l’éminent linguiste confond pensée et pensée exprimée, et sa prise de parti glottocentriste sur la relation pensée/langue repose, dans la lignée de celle de DE SAUSSURE, sur ce malentendu involontairement aprioriste. La conception benvenistienne se présente inconsciemment comme la description des efforts d’un aphasique cherchant à transmettre, à littéralement transférer, des représentations mentales achevées distinctes et séparées du langage.

« La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriées aux cadres de la langue. Hors de cela. Il n’y a que volition obscure, impulsions se déchargeant en gestes, mimiques. C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la tourner comme un obstacle, pour peu qu’on analyse les données en présence, apparaît dénuée de sens » (BENVENISTE 1958: 64).

Tendez en souriant un verre de vin à une personne dont vous ne parlez pas la langue et qui ne parle pas la vôtre dans une soirée mondaine, et vous venez, en mobilisant discrètement et élégamment une praxie commune, de saborder cette doctrine de la réduction dualiste de l’averbal à une volition obscure et à des impulsions se déchargeant en gestes. Et l’exclamation du même BENVENISTE (1956: 77) à propos du freudisme: « Tout annonce ici l’avènement d’une technique qui fait du langage son champ d’action et l’instrument privilégié de son efficience« , pourrait très bien s’appliquer en fait à sa propre démarche de dualisme glottognoséologique, autant d’ailleurs qu’à celle du monisme glottognoséologique de DELACROIX. Se joignent naturellement  à la ronde glottocentriste ceux qui tendent à osciller pudiquement entre la déviation moniste et la déviation dualiste en cultivant un compagnonnage sibyllin et confusionniste entre pensée et langage. « Ce n’est qu’en termes de langage et de pensée que nous pouvons initialement parler, quitte à ne jamais prononcer le premier ou le dernier mot. »(AXELOS 1984: 9). Mais globalement tous finissent par se rejoindre pour affirmer que « Toutes les difficultés philosophiques sont de terminologie » (PARAIN 1946: 24), ou que « l’art de raisonner se réduit à une langue bien faite » (CONDILLAC 1799b). C’est le verbalisme théorique généralisé.

« La raison humaine, nous ne cessons de le répéter, est bâtie sur le langage, elle n’est au fond qu’une manière de parler, d’assembler les mots les uns avec les autres. Du moment que vous sacrifiez la science et la raison humaines, vous êtes amenés à sacrifier le langage, qui devient insuffisant et inutile comme le raisonnement et la réflexion, et vous aurez des sentiments vagues que l’on renoncera à exprimer. C’est pourquoi les premières notions sur l’ineffable, sur les limites du langage, se trouvent dans la pensée des mystiques. » (JANET 1936: 253).

Le programme glottocentriste, promu tambours battants par un nombre non négligeable de gros calibres (voir BELAVAL 1952: 60-61), exerce encore en ce moment un attrait immense. « Mais le suivre, c’est obéir à la tentation, qu’il agite devant nous, de traiter les mots comme des essences, comme si, par eux, on gouvernait le monde, que la lumière soit et la lumière fut. Je dis que je suis libre donc je le suis… » (PARAIN 1969: 116-117, voir aussi CASSIRER 1973: 65). C’est que le glottocentrisme est un type perfectionné de déviation empiriste. Il prétend obliger de grandes catégories ontologiques, issues de la stabilisation mentale de millions d’objets empiriques, comme, par exemple,  la chose ou le processus à se dépouiller de toute existence objective et/ou praxique, à ne prendre existence que lorsque dites. Écoutons encore un des pontes de la philosophie glottocentriste, le bien nommé Ernst CASSIRER (1874-1945):

« S’il s’agit par exemple du langage, on peut se demander si la désignation des choses a précédé celle des processus et des activité ou si, à l’inverse, la pensée linguistique a d’abord appréhendé les choses ou les processus et si par conséquent elle a d’abord formé des « racines » nominales ou verbales. Mais cette façon de poser le problème devient caduque dès que l’on a compris que la distinction qui est présupposée ici, la séparation du monde en choses et en processus, en choses durables et choses périssables, en objets et en procès, n’est pas antérieure à la formation du langage comme facteur donné, et que c’est au contraire le langage lui-même qui amène cette séparation qu’il doit effectuer pour sa part. Il en découle que le langage ne peut commencer ni par un stade de simples « concepts nominaux » ni par celui de simples « concepts verbaux » et que c’est lui seul qui produit cette scission entre les deux, qui crée la grande crise de l’esprit au cours de laquelle la permanence s’oppose au changement, l’être au devenir. » (CASSIRER 1973: 20-21, voir aussi 45)

La crise entre mouvement et fixité, selon ces vues, n’est pas une crise praxique et perceptuelle, c’est une crise verbale. Empiriste, le glottocentrisme est aussi profondément positiviste. Ainsi, avec le célèbre Cercle de Vienne, le glottocentrisme s’érige finalement en doctrine épistémologique achevée, en théorie des sciences. En effet:

« selon cette école, plus tard nommée « positivisme logique » par FEIGL, la science consiste essentiellement en une série de propositions vérifiables. Les propositions formelles concernent les relatione entre les mots (et autres signes) et appartiennent donc à une syntaxe générale; les propositions empiriques concernent le monde observable et l’on peut déterminer si elles sont vraies ou fausses. Les relations entre les deux systèmes, entre les objets et les mots qui les désignent, sont étudiées par la sémantique générale. Plus tard, C.W. MORRIS y ajoute encore la pragmatique qui, elle, étudie les relations entre les signes et ceux qui les emploient. Selon ce point de vue, le langage, pris dans un sens très large, constituerait une sorte de métascience qui donnerait sans autre accès [sic] à la vérité logique » (SINCLAIR-De ZWART, H. 1967: 2-3)

Ces développment donnent la mesure de l’immense impact de la prise de parti glottocentriste dans des pans entiers de la pensée moderne. Or force est d’admettre que partout où elle s’impose, son impact intellectuel est hautement nocif: elle charrie une inversion des rapports réel, qui en vient à prétendre « que cette propriété qu’ont les signes d’être un moyen de communication avec nos semblables, est l’origine de toutes nos relations sociales… » (DESTUTT DE TRACY 1970a: 377). C’est la une contre-vérité qu’il faut inverser, malgré la bonne foi trompée du grand nombre de ses promoteurs et la certitude fétichisante des autres. Il n’est absolument pas innocent que cette même idée ait été reprise presque sans modification par la propagande interne du parti Front National en France: « les luttes politiques sont des luttes sémantiques. Celui qui impose à l’autre son vocabulaire lui impose ses valeurs » (Bruno Gollnisch, Le Figaro, 22 juin 1995, cité par Paul Siblot au colloque La Médiation et son marquage dans les langues et dans le discours, Rouen, 2000). Le fait est que, malgré ce que les partis extrêmes et leurs suppôts et points d’appui philosophiques veulent faire croire, les luttes politiques ne sont pas des luttes « sémantiques » mais bien des luttes pratiques. C’est leur occultation et leur détournement qui se cultive comme une « sémantique », ou comme une « argumentation », ou comme une « convention intersubjective ». Il est douloureux mais crucial de voir qui sont réellement ceux qui veulent donner une légitimité intellectuelle et matérielle à l’inversion glottocentriste, et de finalement dégager quels intérêts elle sert quand elle quitte le sénacle des débats philosophiques pour descendre dans la société civile.

Le sémiocentrisme est la position glottophilosophique qui fait reposer la doctrine de la connaissance sur le signe, au sens -voulu le plus large possible- de cette fameuse sémiologie générale dont la linguistique n’est supposé être qu’un sous-ensemble. Il s’agit alors de sémiologiser l’intégralité de la praxis pour subordonner son plan au plan langagier, dans le sens le plus totalisant de ce terme. Qu’on s’en avise ou pas, c’est encore l’inévitable Mikhail BAKHTINE (1895-1975) qui, dans Le Marxisme et la Philosophie du Langage, articule le sémiocentrisme dans sa formulation la plus achevée, en fondant rien de moins que l’identification entre le sémiotique et l’idéologique. « Le domaine de l’idéologie coïncide avec celui du signe: ils se correspondent mutuellement. Là où l’on trouve le signe, on trouve aussi l’idéologie. Tout ce qui est idéologique possède une valeur sémiotique. » (BAKHTINE 1977: 27). Le gabarit épistémologique de la linguistique structurale articule alors l’analyse sémiocentrée des représentations idéologiques. « Tout ce qui est idéologique possède un référent et renvoie à quelque chose qui se situe hors de lui. En d’autres termes, tout ce qui est idéologique est un signe. Sans signes, point d’idéologie. Un corps physique ne vaut qu’en tant que lui-même, il ne signifie pas mais coïncide entièrement avec sa nature propre. Il n’est pas, dans ce cas, question d’idéologie » (BAKHTINE 1977: 25). Un fétichisme du plan langagier assez similaire à celui fondant le glottocentrisme se fait alors jour ici, sous le couvert d’une réification aspirant pourtant intensément au matérialisme. « L’idéalisme et le psychologisme oublient que la compréhension elle-même ne peut se manifester que par l’intermédiaire d’un matériau sémiotique (par exemple, le discours intérieur), que le signe s’oppose au signe, que la conscience elle même ne peut surgir et s’affirmer comme réalité que par l’incarnation matérielle dans des signes » (BAKHTINE 1977: 28). L’inversion des rapports réels typique du glottocentrisme opère ici à plein, et on perpétue l’idée « que le rapport entre expression et objet doit être inversée: ce n’est pas l’objet qui donne sa signification au signe, mais le signe qui nous impose de nous figurer un objet de sa signification » (PARAIN 1942: 99). Cependant la notion de signe, moins étroite et aussi plus ambivalente que celle de langue, permet quand même à un penseur sagace comme BAKHTINE de se rapprocher du monde des êtres et des actions, et de leur impact gnoséologique. « Si nous privons la conscience de son contenu sémiotique et idéologique, il n’en reste rien. Elle ne peut trouver asile que dans l’image, le mot, le geste signifiant, etc. En dehors de ces matériaux, il n’y a que l’acte physiologique nu, non éclairé par la conscience, dénué du sens que lui donnent les signes. » (BAKHTINE 1977: 30-31). Mais le rendez-vous avec la praxis non-langagière demeure suspendu, et le replis de ce programme vaste, complexe, et partiellement confus, sur les étroitesses de la langue ne manquera pas de se faire. Ce qui s’annonçait comme un assouplissment de la perspective glottocentriste, similaire à l’assouplissement qu’une sémiologie devrait apporter à une linguistique, vire à son contraire quand, dans un tintamarre sociologiste pavé des bonnes intentions « marxisantes » que l’on connaît, le sémiocentrisme bakhtinien se resserre et se circonscrit fermement au signe linguistique: le mot.

« Mais cet aspect sémiotique et ce rôle continu de la communication sociale comme facteur conditionnant n’apparaît nulle part plus clairement et plus complètement que dans le langage. Le mot est le phénomène idéologique par excellence. L’entière réalité du mot est absorbée par sa fonction de signe. Le mot ne comporte rien qui ne soit lié à cette fonction, rien qui n’ai été engendré par elle. C’est le mode de relation sociale le plus pur et le plus sensible. » (BAKHTINE 1977: 31).

Le mot comme démiurge du monde social. Nous voilà repartis avec le traitement historicisé d’une vieille idée: « Ce sont les mots qui mènent le monde… » (PARAIN 1946: 187, voir aussi PAULHAN 1970: 186-187, citant HOAN-YU). Une version socio-sémiologisée de la religiosité du verbe nous guette au tournant: « Le Verbe règle et guide le cours de la nature; en le connaissant et en le maîtrisant, l’initié est investi d’un pouvoir sur la totalité du monde » (CASSIRER 1973: 97). Inquiétant dérapage… Et qui plus est, nous sommes soudain confrontés à une singulière inversion du rapport linguistique/sémiologie qui laisse fort perplexe sur laquelle des deux disciplines est finalement un sous-ensmble de l’autre. La « sémiologie » vire à la lexicologie. On a beau vouloir asseoir sa gnoséologie sur la totalité des signes, les mots linguistiques finissent par reprendre l’avant-scène. « Ce sont les lexiques qui décident toujours en dernier ressort » (PARAIN 1946:32). Le sémiocentrisme, bakhtinien ou autre, établit alors sa jonction avec tous les traitements glottophilosophique fétichisant le mot.

« Les conduites intellectuelles élémentaires aboutissent toutes à la création d’un objet, la route, la place, l’outil, le portrait, le panier. Si le langage est le résumé de toutes ces conduites intellectuelles, quel objet crée-t-il? Eh bien, il crée aussi un objet, mais un objet d’un genre tout différent, il crée le mot, la formule verbale. Les premiers objets intellectuels étaient grossiers et encombrants, les premiers paniers étaient lourds et difficiles à transporter, on a fait des paniers de plus en plus légers et portatifs. Le mot est devenu un panier immatériel le plus léger que l’on puisse imaginer et comme il était très commode on l’a employé pour tous les usages. » (JANET 1936: 133).

L’image du panier, du mot-contenant-réceptacle est séduisante « puisque le propre de la dénomination est de représenter par un seul nom, qui désigne un genre, une multitude d’objets particuliers à qui est attribuée ainsi une essence commune » (PARAIN 1942: 61). Mais tant que le mot-panier ne deviendra pas le panier percé par la dialectique onto-gnoséologique, nous resterons sous le couvert globalisateur du sémiocentrisme, qui lui-même, comme on le verra, ne s’identifie pas au glottocentisme, car il peut être soit glottocentriste soit ontocentriste…

L’ontocentrisme est la prise de position glottophilosophique se prononçant en faveur du primat de l’être sur le langage, et prenant par conséquent la mesure « de la finitude du mot (complexe représentatif clos ou limité) et de l’infinitude de l’objet (complexe représentatif ouvert ou illimité) » (ASSOUN 1992: 265). S’y maintient le souvenir tangible du beau mot de Shakespeare, passé en adage: « What’s in a name? A rose by any other name would smell as sweet… » Mais il est de bon ton, dans nos sénacles philosophiques, de traiter l’ontocentrisme comme une trivialité pour théoricien naïf, une philosophie spontanée (ALTHUSSER 1974), une inclinaison du penseur ordinaire: « Notre commerce avec les faits concrets nous incline à considérer que les mots, signes arbitraires, restent extérieurs à ce qu’ils signifient; par suite, que bien raisonner soit se soumettre aux choses et à leurs liaisons, et non pas au langage » (BELAVAL 1952: 174-175). Or il reste que, naïf ou théorisé, l’ontocentrisme a bel et bien l’ampleur d’un programme. On s’en avise quand on observe notamment que, dans son ouverture à la complexe infinité de l’objet, il n’en renonce pas pour autant à la fameuse Characteristica universalis (« une langue philosophique fermement établie, susceptible d’être recueillie dans un lexique sûr et destinée à servir d’instrument de connaissance« , PARAIN 1946: 25), et proclame moins l’inexorabilité de l’ineffable que les extensibles limitations du dicible. Les glottocentristes se rapprochent par moment de la conscience des limitations du langage, mais c’est pour la pervertir dans cette satané soif du discrédit du mondain: « Chaque système de signes établi est nécessairement inexact puisqu’il vise à saisir du monde plus qu’il ne peut donner » (PARAIN 1946: 21). Il parvient à saisir du monde moins que ce qu’il peut donner dira plutôt l’ontocentrisme. Mais en même temps, pour ce même ontocentrisme, « il n’est pas non plus nécessaire qu’il y ait une reproduction exacte d’une chose par une autre pour que l’une exprime l’autre convenablement » (AULETTA  1992: 98). L’aphorisme « Donner aux choses des noms suffisants » (VALÉRY 1941-1943: 189) opère à plein pour lui, et, oui, le langage renoue -entre autres- avec son statut énonciatif prosaïquement ancillaire. « Le rôle du discours est de représenter fidèlement le cours des choses. Autrement il n’est pas de langage possible » (PARAIN 1942: 46). De fait, aux vues de l’ontocentrisme, le langage tend quantitativement et qualitativement vers la chose mondaine, et l’ontocentrisme est attentif au caractère crucialement distendu de cette tendance. « Avec le langage nous entrons, bon gré mal gré, dans l’ordre de l’indéfini sinon de l’infini » (PARAIN 1946: 81). L’ontocentrisme s’avère donc être simplement la conscience de la détermination du langage par sa finitude. « La finitude est le lot du langage et de la pensée; tout langage et toute pensée relèvent de la finitude et la révèlent. Nous sommes toujours pris dans ce sur quoi nous croyons avoir prise » (AXELOS 1984: 31). La correspondance entre le langage et le monde s’établit donc nécessairement au niveau d’ensembles partiels.

« La correspondance entre le « monde des objets » et le discours est assurée au niveau d’ensembles partiels. Si l’on veut examiner cette correspondance terme à terme, elle n’est qu’approximative. Il faut récupérer la définition et la dénotation de chaque mot, le signifié. Des décalages surviennent constamment: emplois métaphoriques, connotations diverses, décrochages des signifiants, etc. Au niveau le plus élevé, avec le sens surgit l’essence ainsi que la vérité. C’est au niveau moyen et médiateur que s’établit ou se rétablit l’accord entre les mots et les choses, dans la pratique quotidienne. L’ensemble (partiel) des mots relatifs à l’habiter correspond à l’ensemble (partiel) des objets. Il en va de même pour les autres activités, pour les ensembles tels que les objets de la quotidienneté, meubles, équipements ménagers, objets techniques ou pseudo-techniques (auto, frigidaire, etc.). » (LEFEBVRE  1975: 104-105)

Eu égard au primat qu’il assigne au mondain, l’ontocentrisme reconnaît comme une haute priorité notre connaissance de ces objets de la quotidienneté. Or, comme « tous les mots sont abstraits au regard des choses » (PARAIN 1946: 47), l’ontocentrisme en est amené à cibler prioritairement les praxies: gratter, brasser, carder, tamiser, déchirer, peigner, aller à ski ou à bicyclette, conduire une voiture, monter un escalier, ouvrir et refermer la porte d’un frigidaire. Mais de plus, le monde de la perception quasi-passive relève aussi de plein pied d’une prise de parti ontocentrée.

« Ainsi aussi le domaine des ressemblances entre personnes données, souvent apparentées, ressemblances presque toujours perçues sans qu’on puisse dénommer leurs traits définitoires; ainsi les identifications d’une personne reconnue de dos, toujours à coup sûr, bien que presque jamais on ne puisse analyser la Gestalt solidement mémorisée qui soutient l’identification. La reconnaissance des êtres par leur seule voix est aussi un phénomène sans commune mesure avec le vocabulaire descriptif assez pauvre et assez inefficace qui dénote la spécificité d’une voix (même chez les grands écrivains qui fourniraient de beaux corpus). On pourrait dire la même chose d’un phénomène aussi spécifique que la démarche des individus, pour laquelle le vocabulaire descriptif est si restreint par rapport à l’expérience qu’il traduit grossièrement. » (MOUNIN 1975: 131)

Tributaire de la finitude langagière, l’ontocentrisme orientera de façon toute particulière l’analyse du mot comme glottognose. Ainsi BAKHTINE (1977: 26), quand il évoque ce qu’il nomme les signes idéologiques, explique que des outils peuvent se couvrir de signes, et même devenir signes, sans pour autant accéder au statut de mots. Il ajoute alors plus loin:

« Cela ne signifie pas, bien entendu, que le mot puisse supplanter n’importe quel autre signe idéologique. Aucun des signes idéologiques spécifiques, fondamentaux, n’est entièrement remplaçable par des mots. Il est en dernière analyse impossible de rendre de façon adéquate une composition musicale ou une représentation picturale à l’aide de mots. Les mots ne peuvent pas se substituer entièrement à un rituel religieux. Il n’y a même pas de substitut verbal réellement adéquat pour le geste humain le plus simple. Nier cela mènerait au rationalisme et au simplisme le plus vulgaire. Néanmoins, chacun de ces signes idéologiques, et bien qu’ils ne soient pas remplaçables par des mots, s’appuie en même temps sur les mots et est accompagné par eux, de la même façon que le chant est accompagné par la musique » (BAKHTINE 1977: 33).

BAKHTINE quitte alors le glottocentrisme pour l’ontocentrisme, tout en restant sémiocentriste. Ceci prouve, au passage, que glottocentrisme et sémiocentrisme ne se réduisent pas l’un à l’autre. La possibilité d’un sémiocentrisme ontocentriste est d’ailleurs un fait capital sur lequel nous reviendrons. Et MOUNIN (1975: 131) d’ajouter « que l’expérience vécue par un individu particulier est ineffable dans son unicité, ce qui est admettre d’une manière inaperçue qu’il y a de la pensée sans langage« . Telle est la vision de la conscience ontocentriste. Elle s’habitue « à toujours craindre un décalage entre expression et pensée authentique » (PARAIN 1942: 15). Profondément marquée au coin de la dialectique adéquation/inadéquation, cette conscience de la grossièreté du découpage que le langage fait du monde ne va évidemment pas sans un certain malaise:

« On dit que notre langage découpe arbitrairement des objets dans la réalité mouvante. On le dit comme si nous en étions coupable. Et en effet nous éprouvons toujours le tourment d’une inadéquation de nos paroles et de ce que nous les chargeons d’exprimer, nous ne cessons de nous reprocher les méfaits de cette inexactitude. Determinatio negatio est. Tout ce que nos paroles laissent échapper de cette réalité mouvante est sacrifié, semble-t-il, ou du moins n’est pas représenté alors qu’il le devrait être. J’ai faim, mais cette faim ne se figure pas toute entière. Il court mais il ne fait pas que courir, il pense à ses affaires, il a peur ou il est exalté… » (PARAIN 1942: 43).

Les conséquences épistémologiques d’un traitement ontocentré du langage sont très profondes, et consistent globablement à tendre à libérer la doctrine de l’être du plan langagier. À l’occasion de la discussion d’un point d’analyse littéraire, l’écrivain Jean PAULHAN (1884-1968) manifeste sa compréhension de l’importance de l’ontocentrisme avec une particulière sagacité, dans le dialogue suivant, tiré des Incertitudes du langage:

« Pourquoi nous interdit-on les clichés et les lieux-communs? (et l’imitation qui s’en suit?) Je crois que la méthode dont je vous parlait nous permet de faire ici une première découverte. L’interdiction dont il s’agit a été longuement développée et justifiée, il y a quelque cinquante ans, par trois critiques, dont un au moins n’était pas sans génie: Remy de Gourmont, Marcel Schwob et Albalat et par un philosophe: Bergson. Eh bien il suffit d’examiner leurs raisons, de les préciser, de les analyser à fond, pour s’apercevoir qu’elles se réduisent à une seule raison, qui a trait au langage.

– Quelle raison?

– Celle-ci: c’est que le style -et le sujet- banal, le cliché, le lieu-commun trahit en tout cas une véritable démission de la pensée devant le langage dans ce qu’il a de plus matériel: de mécanique. Ce ne sont plus les idées qui dirigent les mots. Ce sont, par un étrange renversement, les mots qui se soumettent les idées, les dirigent et les mènent à leur gré.

– Voilà une théorie qui n’est pas invraisemblable.

– Non. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’elle est fausse. J’ai tâché de montrer qu’elle relève d’une illusion que j’appellerais volontier l’Illusion des grands mots. Novalis s’étonne que le mot de liberté (dit-il) ait fait des révolutions. Bergson observe que le mot d’ortolan – par sa nuance flatteuse – nous fait trouver meilleur goût à l’ortolan que nous mangeons. Marx remarque que le mot de clarté a trompé Descartes, et faussé toute sa philosophie.

– Vous trouverez chaque jour, dans les journaux, mille exemples de ce pouvoir des mots.

– Oui, et qui ne valent pas mieux. Car enfin si les révolutions ont été faites, c’est par des hommes qui ne tenaient pas la liberté pour un mot, qui la tenaient même pour tout le contraire d’un mot (puisqu’ils étaient prêts à se faire tuer pour elle).

– Mais l’ortolan?

– Eh, ce n’est point du tout au nom de l’ortolan que va notre approbation, c’est à l’oiseau même. La preuve en est que nous ne songeons pas du tout à le trouver sonore ou euphonique, mais, de l’aveu de Bergson, à le manger.

– Quand au mot de « clarté »?

– Mais ce n’est point du tout comme mot que Descartes s’en sert. C’est au contraire sa pensée profonde, c’est son intuition centrale. C’est tout le contraire d’un mot.

– Vous me disiez tout à l’heure qu’il y avait un second sentiment, non moins sot: la crainte d’être influencé, séduit, trompé par les mots dont on se sert.

– Oui, il y a là une étrange illusion. La plus simple réflexion suffit à montrer que lorsque nous sommes influencés par la liberté par exemple, ou par l’honneur, ou par le devoir, c’est que nous ne tenons pas le devoir ou l’honneur ou la liberté pour de simples mots. Il arrive certainement à pas mal d’entre nous de voir dans la liberté et le reste des mots. Mais dans la même mesure ils cessent de leur obéir.

Et l’idée que nous nous faisons du pouvoir des mots est une sorte de mythe ou de monstre, fait de deux corps étrangers que nous accolons. Quelquechose comme la Sirène ou le Minotaure. »

(PAULHAN 1970: 162-164)

Le vain mot, le mot vide, le flatus vocis (dont PAULHAN donne ici en plus un bel exemple-sirène, le syntagme: pouvoir des mots) n’agit pas. C’est plutôt le monde qui a cessé d’agir en lui. Le monde détemine le verbe, pas le contraire, dit l’ontocentrisme.

Le noocentrisme est la prise de position glottophilosophique qui concentre son attention sur l’esprit, souvent au sens « spirituel » du terme, et qui prétend assurer « par le haut » la libération de la pensée face aux contraintes à la fois praxiques et langagières. Très souvent, en assumant cette prise de parti, « on s’obstine à prétendre que le langage est affaire d’esprit, d’intelligence, d’imagination, d’éloquence, ou de talent… » (PARAIN 1946: 18). Il s’agit de ce type d’anti-sensualisme et d’anti-linguisticisme « où l’on reconnaît une pensée sans images. » (BACHELARD 1943: 9) qui nous habiterais, comme une pulsion ou une aperception indéfinissable. Ratant l’ontocentrisme de très peu, on bifurque le long de la complexité mouvante de l’être, et on s’exclame: « Mais je sais que tout en nous n’est pas réductible au langage, qu’il y a une part de nous qui est comme silencieuse, et même qui résiste au langage comme la liberté à la servitude. C’est elle qui apparaît dans nos actes inattendus, un peu fous, qui nous surprennent« ( PARAIN 1969: 94). Le noocentrisme définit sa catégorie centrale en des termes vagues à saveur souvent mystificatrice, dont le plus célèbre reste le très antithétique Logos, ostentatoirement et tapageusement érigé en pensée-langage-ni-un-ni-l’autre. « Si le logos en tant que pensée est antithétique, il doit l’être aussi en tant que langage, car pensée et langage ne sont qu’expressions du Logos. » (AXELOS 1962: 73). Associé notamment au nom d’Henri BERGSON (1859-1941), ce programme se ramène de fait à distinguer une entité tierce, distincte à la fois de la pensée et du langage, ce qui a, entre autres, comme conséquence de rendre la notion de logocentrisme complètement non-opératoire. Cette dite tierce entité se veut mystérieuse, sans plus de précision (voir notamment PARAIN 1942: 22-23)… Dans cette perspective,  le noocentrisme rabat le langage sur l’être (« Les paroles sont plus que la penséee. Elles sont déjà, par rapport à elle, une sorte de réel » PARAIN 1969: 30), et qualifie les philosophies ontologiques de « discursives ». Il se donne comme aspiration de procéder à « la détermination expérimentale du sens de ces mots à peu près équivalents de manas en sanscrit, de mind en anglais, de Vernunft, Verstand en allemand, de mental, d’intellect, d’esprit en français » (FAVRE 1933: 19), de troquer la « querelle de mots » pour la « querelle aux mots » (FAVRE 1933: 30), de faire taire ce qu’il considère du verbalisme. « En effet, s’il y a transcendance, aucun mot (même les mots: être, dieu, infini) ne peut passer pour autre chose que pour un mot, pour illusion de pensée » (LEFEBVRE 1985: 41). Les propos suivants ne sont pas de l’ironie, mais bien une promotion agacée et revêche de la méditation contemplative transcendante (voir aussi FAVRE 1933: 132):

« Pour juger du langage, par exemple, nos maîtres à penser n’ont jamais sérieusement songé à se mettre à l’école du silence prolongé ou définitif comme d’autres philosophes l’ont fait ailleurs, puisqu’ils perdraient leur raison sociale, leur raison d’être; car pour les philosophies discursives parler, parler sans trêve, c’est la vie même. Celui qui n’as pas parlé ou écrit n’a rien fait par définition de nos philosophies babillardes. Ainsi donc il ne peut être question de se taire. Et voilà! » (FAVRE 1933:75)

Le parallélisme serré que le noocentrisme cultive entre le langage et ce qu’il dénomme à tort et à travers « raison » (incluant la raison mathématisante, souvent mise à profit comme « non-langage » sur fond de consensus positiviste) s’associe de facto à la promotion explicite qu’il fait de l’irrationalisme le plus rétrograde.

« Pour l’Occidental l’activité mentale rationnelle reste encore l’activité suprême, indéfiniment perfectible, qui demeurera éternellement adéquate à toutes les tâches futures, de laquelle on pourra obtenir toutes les connaissances jamais accessibles à l’homme. La foi au rationnel est encore presque intacte malgré les quelques « égarés » bien mal vus qui comencent à parler, pas clairement d’ailleurs, d’irrationnel; sans oublier en plus les adeptes des religions traditionnelles qui nous parlent aussi d’irrationnel, mais d’une façon plus vague et plus suspecte encore. La croyance que les philosophies verbales sont les seules philosophies possibles reste encore hors de toute dispute sérieuse. » (FAVRE 1933: 99, voir aussi 40).

Noter -fort ironiquement- que l’irrationnaliste FAVRE nomme ici philosophie verbale les doctrines rationnalistes de l’être. L’aphorisme « la croyance que les philosophies verbales sont les seules philosophies possibles reste encore hors de toute dispute sérieuse » s’appliquerais beaucoup mieux aux véritables philosophies verbales, c’est à dire aux différentes doctrines glottocentistes présentement en vogue. Quoi qu’il en soit de cet intriguant verbalisme à rebours, le caractère d’héroïsme martyr et de romantisme réactionnaire du noocentrisme ne manque pas de moments d’irrascibilité autocrate. On s’écrie alors: « Il n’y a pas d’influence spirituelle, comme il n’y a pas de vérité universelle, parce que le langage n’est un instrument ni de commandement efficace, ni de connaissance ou de communication exactes » (PARAIN 1946: 45). L’acariâtre critique noocentriste de l’imperfection du langage est dès lors associée à la remise en question « par le haut » du caractère dicible de notre connaissance du réel: c’est la doctrine de l’ineffable, si chère aux mystiques:.

« Cette disposition de l’homme à exprimer par un langage tout ce qui passe par sa conscience repose sur une hypothèse philosophique, ou, si l’on veut, sur un postulat qui n’est pas conscient. C’est que tout peut être exprimé, c’est que tout peut être transformé en paroles. Ce postulat est-il absolument fondé et quand on voit les hommes appliquer des mots à toutes espèces de choses, on peut se demander s’ils en ont bien le droit et s’il est toujours possible de tout transformer en paroles. C’est la question qui était autrefois résumée par l’emploi d’un mot célèbre, le mot « ineffable« . Il y a, disait-on dans les divers mysticismes des choses ineffables, c’est-à-dire des choses qui ne peuvent pas être exprimées dans le langage humain. Dans les livres de mystiques du Moyen-Age, dans ceux de saint Jean-de-la-Croix ou de sainte Thérèse, vous verrez sans cesse cette expression: « Je n’explique pas ce que Dieu m’a dit ou ce que j’ai senti au fond du coeur, parce que cela ne peut pas s’exprimer dans le langage des hommes, parce que c’est ineffable ». » (JANET 1936: 251).

Passéisme, mysticisme et mystification (« Ainsi tout mysticisme vise un monde au delà du langage, un monde du silence« , CASSIRER 1973: 93) se donnent la main dans le cadre noocentriste pour « complexifier » notre compréhension du problème de l’ineffable ou indicible. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas sur ledit indicible une investigation à mener, celle qui devient possible quand les ontocentristes refusent de se laisser traiter de noocentristes, simplement parce qu’ils ont en commun avec ces dernier de rejeter le glottocentrisme.

« La linguistique pourrait collaborer à l’exploration de ce domaine. D’abord elle est en mesure d’avertir que, sous le nom de pensée sans langage, il n’est pas sain de confondre les opérations prélinguistiques auxquelles on vient de faire référence, et les symbolismes logiques ou mathématiques qui sont des systèmes de communication de la pensée construits toujours à partir des langues naturelles, et toujours post-linguistiques, comme le montre l’histoire des sciences; en bref ce que Buyssens appelle des systèmes substitutifs – même s’ils atteignent à l’autonomie absolue par rapport aux langues naturelles, ce qui reste à bien établir. » (MOUNIN 1975: 130, voir aussi PARAIN 1946: 89, note 1).

Une meilleure compréhension de l’indicible -autant que du dicible!- passe par un rejet méthodique du noocentrisme en philosophie du langage. Les glottocentristes et les ontocentristes sont d’ailleurs d’accord sur un seul point: celui de l’obsolescence réactionnaire du noocentrisme, qu’ils s’accusent mutuellement de perpétuer. La lutte au noocentrisme est articulée ici selon le point de vue ontocentriste. Le concept n’est pas déterminant mais déterminé. C’est un objet second, une émergence. Les mathématiques sont une organisation partiellement langagière reflétant le monde de façon complexe, non empiriste mais aussi non-autonome. Elles ne sont pas une pensée pure. Il n’y a pas de pensée pure.

La glottognose

Ceci posé, il est maintenant possible d’affirmer que  si une glottognoséologie, même spontanée ou ordinaire, se met en place, c’est qu’il est admis que notre praxis individuelle et sociale dépose en nous un ensemble de systèmes de représentations notionnelles. « Chaque mot, nous le savons, se présente comme une arène en réduction où s’entrecroisent et luttent les accents sociaux à orientation contradictoire. Le mot s’avère, dans la bouche de l’individu, le produit de l’interaction vivante des forces sociales. » (BAKHTINE 1977: 67). Il est par conséquent inévitable d’en venir, à un moment ou à un autre, à inverser ce complexe mouvement de reflet et à investir le mot en glottognose (LAURENDEAU 1997b: 14ième page), c’est-à-dire en dépositaire gnoséologique de ces systèmes de représentations notionnelles d’origine sociale. « Mais si le langage est le dépositaire de ces présences, en est-il l’agent? Est-il doté d’un « pouvoir souverain »? » (LEFEBVRE 1965: 155). La réponse faite à cette question ici est non. L’invitation est ici de sonder les glottognoses, tout en préservant un traitement ontocentré du rapport entre langage et être, justement le même traitement qui s’impose à nous par l’implacable objectivation assurée par le simple acte de nommer. « Je note la netteté avec laquelle l’objet se détache de moi dès que je l’ai nommé. À partir de cet instant je ne peux plus lui refuser d’être un objet » (PARAIN 1942: 35). CULIOLI annonce ce programme glottognoséologique ontocentriste dans les termes suivants:

« Les mots sont des sortes de résumés de ces systèmes de représentation notionnelle. Ce sont des capteurs: par un mot vous pouvez renvoyer à une notion. Il évoque toute notion mais la relation n’est pas symétrique: une notion va être emprisonnée partiellement dans un mot. Donc une fois de plus il n’y a pas de relation terme à terme; il y a toujours des échappatoires, il y a toujours du surplus. Il y a toujours en fait à partir du mot la possibilité d’avoir un système qui échappe au mot. » (CULIOLI 1985: 19)

Programme vaste, triomphe restreint (sur le capteur, voir LAURENDEAU 1998: 107). Le « verbe » ne cerne pas toute la connaissance. La glottognoséologie n’est pas la « reine des sciences »! Et corrolairement la « science » n’est pas, comme veulent le croire les néopositivistes, une collection stable et colligée de discours et de propositions, mais une praxis. Et en plus, outre les débordements du mondain par rapport au langagier signalés par CULIOLI, un traitement ontocentré des glottognoses se doit de suggérer une atténuation du caractère sois-disant spécifique au langage des opérations de généralisation et d’abstraction. Ici, c’est encore JANET qui redonne sa fraîcheur perdue à cette réflexion:

« La psychologie a toujours attaché une grande importance aux noms communs qui expriment des idées générales: on constatait dans ces mots des caractères d’abstraction et de généralisation. Le mot ne désignait plus un objet tout entier avec tous les caractères impliqués dans son schéma perceptif, mais seulement un petit nombre de ces caractères, mais, en outre, il désignait un grand nombre d’objets à la fois.

Ces caractères d’abstraction et de généralité ne sont pas en réalité si exceptionnels, on les retrouve dans tous les mots, et peut-être même dans tous les actes: l’acte de manger élimine bien des mouvements des bras et des jambes qui ont été utiles dans l’acte de l’alimentation pour ne conserver que les mouvements de la bouche et de la mâchoire; il ne s’applique pas uniquement à l’objet que l’on mange actuellement, mais à une foule d’autres objets que l’on a mangé et que l’on mangeras plus tard. Toute tendance est à la fois abstraite et générale. Ces caractères sont des nécessités de l’action qui doit pour économiser les forces se limiter et se répéter. La parole n’échappe pas à ces nécessités et tous les mots, considérés sous un certain aspect, ont un caractère abstrait ou général.

Mais ces caractères d’abstraction et de généralisation ne sont pas remarqués et ne donnent pas lieu à des conduites spéciales. Il en est de la généralité d’un mot comme du caractère présent d’une action qui peut être relevé par l’observation extérieure, mais qui ne détermine pas toujours un phénomène psychologique chez le sujet. » (JANET 1936: 263-264)

L’abstraction et la généralisation ne résident pas seulement dans la verbalisation (comme le croient encore ISSACHAROFF et MADRID 1995: 15-16), mais aussi dans la praxis et dans la perception. Les mots sont donc glottognoses parce que, comme les praxies, les schémas stabilisés d’action, et comme les images, ils synthétisent partiellement un dispositif de connaissance. On peut dire que « ce sont les instruments d’une opération intuitive, les projections d’un art de la synthèse, de la convergence logico-affective, une suite d’approximations conscientes » (DUCASSÉ 1939a: 33). On les investigue comme on décompose la technique médiévale du vitrail pour retrouver des notions de chimie et d’optique, comme on étudie une peinture rupestre pour dégager des techniques anciennes de chasse ou d’élevage. Il ne s’agit donc pas ici de la formulation ou de la mise en place de connaissances scientifiques ou techniciennes au sens positiviste du terme. On pense plutôt à une sorte d’ethnographie du trésor gnoséologique collectif. Et il faut avoir la modestie de comprendre et d’assumer que la glottognoséologie est une investigation de la connaissance ordinaire, issue de la praxis accumulée dont le langage est l’ersatz et la résultante.

« En même temps que le langage transforme le réel en notions, il les soumet à l’examen. On voit se dessiner un mouvement de tri, qui ne conserverait, à travers les confrontations, que les paroles acceptées par une sorte de consentement universel. Mais de cette manière on ne sort pas de ce qu’on appellait autrefois l’opinion, pour en marquer l’incertitude […]. Le jeu se joue entre le langage et la réalité. Un mot ne peut avoir de sens que s’il substitue à la réalité la loi de cette réalité: ce qui ne varie pas en elle ou qui varie selon une règle bien déterminée, permettant de faire entrer le temps dans ses calculs. Telles étaient les mathématiques cartésiennes. J’écris y= ax+b et j’ai l’équation d’une droite. Mais de là, je passerai à ·, aux nombres complexes, aux nombres transfinis, à l’ensemble vide, à des combinaisons que je ne représente plus facilement, et je me trouve en face de formules dont je ne sais pas si elles sont uniquement des inventions verbales, comme était le bouc cerf pour Aristote, ou si elles ne désignerons pas une jours une réalité nouvellement découverte de cette façon, et qui enrichira notre connaissance. » (PARAIN 1969: 46-47)

Et on est amené par ce traitement à la fois non positiviste et non noocentriste de l’exemple de la symbolisation mathématique à la partie la plus délicate du programme glottognoséologique: le verbalisme -et son résultat, le flatus vocis– existent (cercle carré, mouche infinie, pour reprendre les beaux exemples de SPINOZA encore plus déroutants que le bouc cerf d’ARISTOTE). Tant et si bien que tous les mots ne sont pas des glottognoses. Corrolairement et conversement se livrent aussi à notre attention les trous lexicaux, existence d’une réalité mondaine sans signe la désignant. « Les mots du langage et de la pensée demeurent multivalents, et les vides subsistent en tout et toujours » (AXELOS 1984: 13). Un enfant souffre d’avoir perdu ses parents, on le nomme orphelin. Des parents souffrent d’avoir perdu leur enfant, et aucun terme ne chapaute ce fait d’existence aussi intense et cruel que le premier… Flatus vocis et trou lexicaux concourent crucialement à compromettre le programme glottognoséologique, ou mieux à le nier dialectiquement: tous les objets de connaissance ne sont pas nommée, et certains mots sont vides ou dévidés. Mais tous les mots ne sont pas des glottognoses pour une autre raison, bien plus redoutable que les mots vides et les réalités non nommées. Le fait est qu’il semble bien que certains mots non-vides puissent être mobilisés comme glottognose et d’autres non. C’est ce que BAKHTINE avait finement perçu et qu’il s’efforça de formuler avec l’appareillage limité de la sémiologie structurale, dans sa distinction signal/signe.

« Le processsus de décodage (compréhension) ne doit en aucun cas être confondu avec le processus d’identification. Ce sont deux processus profondément différents. On décode le signe, on ne fait qu’identifier le signal. Le signal est une unité à contenu immuable, il ne peut rien remplacer, rien refléter ni réfracter; il constitue simplement un outil technique pour désigner tel ou tel objet (précis et immuable) ou tel ou tel événement, tout aussi précis et immuable. Le signal ne saurait relever du domaine de l’idéologie, il relève du monde des objets techniques, des instruments de la production au sens large du terme. » (BAKHTINE 1977: 100, voir aussi PARAIN 1946: 22)

Il suffit d’une transposition terminologique simple pour comprendre que ce qui est suggéré ici est tout simplement que toute forme ne peut être mobilisée comme glottognose. C’est aussi net que de dire que cheval n’a peut-être pas la même épaisseur perceptuelle et conceptuelle que centaure (LAURENDEAU 1990f: 107). Et le fait que certaines formes linguistiques soient gnoséologiquement neutres pourrait être l’explication plutôt que l’avatar de maintes polysémies. Sans faire preuve d’une grande cohérence terminologique, selon son habitude, Bakhtine suggère la même idée d’une autonomie des formes linguistiques face à la connaissance quand il distingue le mot du signe

« Mais le mot n’est pas seulement le signe le plus pur, le plus démonstratif, c’est en outre un signe neutre. Tous les autres systèmes de signes sont spécifiques de telle ou telle sphère de la création idéologique. Chaque domaine possède son propre matériel idéologique et formule des signes et des symboles qui lui sont spécifiques et ne sont pas applicables à d’autres domaines. Le signe est alors créé par une fonction idéologique spécifique et demeure inséparable d’elle. Le mot, au contraire, est neutre face à toute fonction idéologique spécifique. Il peut remplir des fonctions idéologiques de toutes sortes: esthétique, scientifique, morale, religieuse » (BAKHTINE 1977: 31).

Comme la description ici opère sur des champs de connaissance, on peut s’autoriser à remplacer idéologique dans le développement par gnoséologique, pour conclure que les considérations bakhtiniennes suggèrent nettement la possibilité d’une neutralité gnoséologique du mot, d’une valeur antignoséologique dont il faut sérieusement tenir compte, car elle rejoint la dimension strictement formalisée des système symboliques (LAURENDEAU 1990b). Le symbole 2 ou le symbole ÷ seraient soumis bien vainement à la moindre herméneutique glottognoséologique! Il sont fort certainement inertes, neutres. Il en est probablement autant de la majorité des connecteurs morphosyntaxiques. Chercher à dégager la glottognose de de ou de à risque de se révéler un exercice bien futile. Il importe de plus d’ajouter dans le même ordre d’idée qu’une glottognoséologie devrait s’efforcer d’opérer « sans oublier jamais qu’une langue est pavée de fossiles linguistiques, c’est-à-dire de traces de la verbalisation de praxis antérieures à celle qu’exprime la langue actuelle« . (MOUNIN 1975: 136). C’est là l’argumentation centrale de La preuve par l’étymologie, superbe pamphlet de critique épilinguistique de Jean PAULHAN:

« Quand nous avons appris que le sou était une pièce d’or (soldus), le maréchal un valet d’écurie (mariscalcus), le soldat un mercenaire (soldato), l’invité un homme à qui on fait violence (invitus), quand on nous a bien montré que chrétien et crétin sont un même mot, certes nous n’en savons pas d’avantage sur l’invité, le soldat, le sou, le maréchal, le chrétien. Nous en savons même beaucoup moins. » (PAULHAN 1988: 49-50)

Il est donc fort délicat de s’avancer trop cavalièrement sur ce que la langue révèle des énonciateurs et du monde. Et le problème n’est pas strictement diachronique, il s’en faut de beaucoup. À un collègue anglophone trop absorbé pour traiter une affaire, je dis, traduisant l’expression française bien connue: I see that  you have other cats to whip. Il me demande ce que cela veux dire, et je lui explique que c’est la traduction littérale d’une expression française pour being extremely busy. « Voilà une expression très laide, qui exprime une intense cruauté envers les animaux. Je vais voir à éviter de l’utiliser » m’annonce-t-il candidement. La première surprise passée, je lui signale que j’ai eu un sentiment d’horreur fort similaire en observant que l’innoffensif faire d’une pierre deux coups français existe en anglais sous la forme to kill two birds with the same stone, ce qui est une formulation bien inutilement agressive à l’égard des petits oiseaux pour que je la cultive, le français ayant « au moins » la pudeur de ne pas expliciter la nature de la cible… Il serait évidemment parfaitement oiseux et non avenu de voir dans cette cruauté française envers les chats et anglaise envers les oiseaux autre chose que des échantillons de ces « fossiles linguistiques » signalés par MOUNIN,  c’est-à-dire des formulations désormais neutralisées (les lexicologues disent figées), et conséquemment parfaitement inertes du point de vue glottognoséologique. Il y aurait donc perte (et gain!) de détermination gnoséologique un peu, mutadis mutandis, comme il y a perte (et gain!) de motivation étymologique. Apparaît alors ce problème central: comment tirer le trait entre glottognoses et simples mots sans détermination gnoséologique particulière. Question aussi importante que prématuré! Il vaut mieux pour le moment se contenter d’observer qu’une forme linguistique est généralement mobilisée comme glottognose à un moment ou à un autre par un énonciateur particulier. L’investigation glottognoséologique est une pratique ethno-culturelle qui prend inévitablement à un moment ou à un autre la forme prosaïque d’un comportement énonciatif. Une forme linguistique se voit assigner le statut de glottognose aussitôt qu’il est décidé par un énonciateur, qui parfois signe et paraphe son texte, qu’une recherche sur son fonctionnement sémantique (synchronique ou étymologique) est instrumentale dans l’investigation gnoséologique et, en dernière instance, ontologique. Ainsi imaginons que, dans la perspective du relativisme linguistique le plus ordinaire, le fait que les notions step-mother et mother-in-law sont rendues en français par une forme unique, belle-mère, serait donné, par quelque sociologue ou journaliste, comme un révélateur ethno-culturel du statut commun et identifiable des mères putatives, non génitrices dans la culture française. Il n’en faudrait pas plus. Observons d’ailleurs que ce « révélateur » est de fait souvent maintenu vague et imprécis dans ce genre de considération. Mais parfois des tentatives explicatives plus élaborées se mettent en place, et contribuent à perpétuer la fascination exercée par le relativisme linguistique. Ainsi, dans la marine anglaise, le second dans la chaîne de commandement sur un navire s’appelle first officer, alors que, dans la marine française, on l’appelle plutôt officier en second, ou second. Notre sociologue ou notre journaliste pourrait alors suggérer que, dans la culture anglaise, la hiérarchisation des officiers supérieurs se fait d’une façon « subjectivée », par une instance adoptant le point de vue du commandement localement en place, nommément le regard du capitaine sur le reste de l’équipage, et incarnant ce point de vue tout en le généralisant. Le first officer est alors ainsi nommé parce qu’il est le premier officier après moi (capitaine). La hiérarchisation dans la culture française se ferait pour sa part de façon plus abstraite et désincarnée, plus « objectivée », et serait émise par une instance extérieure à la chaîne de commandemant même, comme en classant les officiers sur un organigramme: le capitaine, son second, et la suite. Le « premier » officier ne pourrait alors être que le capitaine lui-même, et cela demeurerait pudiquement implicite. S’ensuivraient alors les développements habituels sur le caractère « empiriste » de la culture anglaise, et « rationaliste » de la culture française, etc… Séduisante tengente, mais difficile à étayer, notamment quand on connaît l’origine profondément éclectique de l’ensemble global des noms de grades dans ces deux cultures. Quoi qu’il en soit de sa crédibilité lorsque mobilisé dans une perspective de relativisme linguistique, le principe est bien ici celui consistant à chercher à dégager les raisonnements sensés être sous-jacent à des organisations lexicales (variant de langue à langue, ou non). On se doit alors à tout le moins d’observer que, pour que de tels raisonnements soient proposés, les notion belle-mère et second ont été préalablement investies comme glottognose, c’est-à-dire comme des indicateur linguistiques de connaissance et, en dernière instance, d’existence. Il est crucial de noter derechef qu’avant d’être un phénomène savant (SAPIR, WHORF, et consort), l’investissement glottognoséologique des formes linguistiques est un phénomène tout à fait vernaculaire et prosaïque. Et ce comportement énonciatif est effectivement souvent signé. Dans son Machinisme et Philosophie, Pierre-Maxime SCHUHL  (1902-1984) en donne d’intéressants exemples, notamment dans sa réflexion sur les causes socio-historiques de la perte de valeur péjorative des vocables mécanique et négoce (SCHUHL  1938: 54-55) à partir de la Renaissance. Sans s’intéresser particulièrement au langage, cet historien de la philosophie ne rate pas quelques occasions de tirer les conséquences ontologiques de l’analyse de glottognoses spécifiques. Sur l’évolution des corporations médiévales, par exemple, il écrit:

« Les corporations s’organisent, réglementant et contrôlant la production, groupant les maîtres et les compagnons, surveillant les escolans – un mot qui, comme l’a remarqué M.L.-J. Thomas, par une suggestive coïncidence, désigne à la fois les apprentis et les étudiants; et, en effet, professions mécaniques et professions libérales déjà se rapprochent; à Florence, arts majeurs, arts moyens et arts mineurs s’unissent contre la noblesse. » (SCHUHL  1938: 48).

Le rapprochement des deux sens d’un mot (escolans) révèle le rapprochement de deux groupes sociaux, et la création idéologique qui y est associée. BAKHTINE ne s’y est pas trompé:

« Ainsi, les thèmes et les formes de la création idéologique grandissent dans le même berceau et constituent au fond les deux facettes d’une seule et même choses. Ce processus d’intégration de la réalité dans l’idéologie, la naissance des thèmes et celles des formes, c’est sur le terrain du mot qu’il est le plus facile de les observer.

Ce processus de devenir idéologique s’est reflété dans la langue, à une vaste échelle, dans le monde et l’histoire; il est l’objet d’étude de la paléontologie des significations linguistiques, qui met en évidence l’intégration de pans de la réalité non encore différenciés dans l’horizon social des hommes préhistoriques. Il en est de même, à une échelle plus réduite, pour l’époque contemporaine, puisque le mot, comme nous savons reflète finement les glissements les plus imperceptibles de l’existence sociale. » (BAKHTINE 1977: 41)

La ci-devant paléontologie des significations linguistiques, étant encore à faire, mais surtout en train de se faire dans les replis multiples du savoir ordinaire porté par les énonciations vernaculaires, investiguons maintenant plus avant les principales avenues prises par l’hypothèse glottognoséologique, avant de conclure sur sa faiblesse fondamentale: la crise énonciative des glottognoses.

Glottognoséologie investigatrice

Le premier grand type de glottognoséologie s’attache à mettre à profit les caractéristiques spécifiques de l’activité langagière comme instrument d’investigation du monde. La connaissance bénéficie du langage, vu que « c’est lui qui nous interdit tous repos dans la recherche, nous poursuivant toujours de son inexactitude » (PARAIN 1946: 137, note 1). Pour en sentir la portée autant que le mystère, il est important de comprendre que ce type d’exploration se donnant le langage comme déclencheur peut sensiblement différer de la « vrai » sémantique ou de la « vraie » étymologie. « Une étymologie fautive, une ressemblance verbale dont le linguiste montrerait qu’elle n’est qu’un hasard du au déterminisme des lois matérielles de la phonétique, sont néanmoins capable de conduire à une découverte ou à une invention valable. Ici encore, le verbalisme n’est pas aisément dénonçable. »  (BELAVAL 1952: 178). On a donc affaire à une pratique approximative,  non exempte de poéticité, et souvent autant fugitive que fautive. C’est le soubresaut curieux et incisif de la bête chercheuse qui tire le fil lexical pour voir si cela file ou résiste.

« Que de fois c’est un mot qui pose la question et met en branle la recherche! Mot obscur de spécialiste, que nous essayons d’éclaircir; mot d’usage courant, que nous nous irritons de surprendre indéfinissable; mot abstrait ou mot pittoresque, de pensée ou de sentiment. Il nous suffit d’y réfléchir pour que les sens qu’il nous propose suggèrent des rapprochements, structurent de nouvelles synthèses. A leur tour, les formes grammaticales dirigent le raisonnment, concourent à la création. Le verbe appelle son sujet, ou pousse au complément, l’adjectif veut son participe, le nom, son génitif, bref, les implications grammaticales nous jettent d’idée en idée. »  (BELAVAL 1952: 119)

Nous reviendrons sur cette dimension syntaxique de l’investigation glottognoséologique. Posons d’abord un exemple d’investigation glottognoséologique qui montre clairement à la fois la fraîcheur et les limitations d’un tel traitement langagier de la connaissance. On investique la réalité cruement dialectique de la démonstration en touillant la polysémie du terme démontrer érigé en glottognose:

« Démontrer ce serait montrer, c’est-à-dire témoigner d’une chose par des signes extérieurs, mais en même temps s’en dessaisir. On parle, en effet, de démonstration d’amitié. Une démonstration militaire consiste à porter des forces sur un point pour intimider l’ennemi ou lui donner le change. Dans un cas comme dans l’autre on projette à l’extérieur des forces intérieures. Mais la démonstration d’amitié trahit le sentiment qu’elle exprime et la démonstration militaire un plan jusque là secret. On ne montre, bien sûr, que ce qu’on a. Mais celui à qui on le montre ne le voit que sous son angle. » (PARAIN 1942: 89)

Le caractère débridé et exploratoire de la réflexion nous amène à la frontière du calembour théorique, pour ne pas dire du calembour tout court. La question lancinante sera alors: les énonciateurs ont il vraiment cette batterie de rapprochements à l’esprit. N’éliminent-ils pas de fait ces raccords de par la mise en discours (la crise énonciative des glottognoses se profile déjà). Voici un exemple,similaire, très nettement ontocentré (« s’interroger sur la nature… » en sondant les énoncés ordinaires), mais où cette procédure d’élimination semble plus accusée, et débouche même sur une néologie:

« Il est banal de dire que les mots sont des signes, mais cette banalité demande de s’interroger sur la nature des signes. Il n’a pas téléphoné, c’est signe qu’il ne viendra pas. La lune est entourée d’un halo, c’est signe de pluie. Pourquoi l’absence de téléphone, la présence d’un halo sont-elles signes? Rien n’est par soi-même un signe, ni un lever de main, ni une fumée, ni une hirondelle et encore moins une lumière rouge ou un mot. Il n’y a signe qu’à la suite d’une activité de pensée, d’une activité créatrice, que l’on peut appeler la sémiose. » (GRIZE 1996: 29)

Notons que, spontanée, fugitive, la glottognoséologie investigatrice coupe court ici, remplacée par une pétition de principe qui n’en découle pas nécessairement (« Rien n’est par soi-même un signe« ). On observe que la procédure est tout sauf systématisée, ou codée. C’est un tendance vernaculaire, un fait de pensée discursive. Mais exploitons maintenant un autre exemple, à la fois plus savant et plus fécond, parce qu’inclusif plutôt qu’exclusif. Brice PARAIN commente cette fois-ci l’idée fondatrice de la philosophie kantienne, celle voulant que nous n’ayons par accès à la connaissance de la réalité de l’être mais seulement à des dispositifs d’apparences (« nous ne connaissons que des phénomènes« ). Il trouve objection à ce choix gnoséologique dans l’ontocentrisme de formulations ordinaires comme la copule ou la désignation:

« J’ai cru distinguer dans la doctrine qui nous était enseignée une contradiction fondamentale. La Sorbonne était alors kantienne. Elle semble l’être restée, au moins dans sa majorité. Mais si nous ne connaissons que des phénomènes, il faut supprimer de notre langage le verbe être, qui exprime l’existence. Il faut dire: « il me paraît que… » et non pas le sous-entendre, car celui qui nous écoute ne sais pas nécessairement que nous le sous-entendons. Il faut reformer [sic] notre système d’expression afin d’en éliminer toute affirmation d’existence qui ne soit pas préalablement démontrée. Or on ne démontre pas l’existence. Aristote s’en est aperçu il y a longtemps. Bien plus, il ne faut jamais cesser, même pour un instant, de considérer le langage lui-même comme un phénomène et d’autant plus qu’on le tient pour une création de notre esprit humain. Je ne développerai pas ici les réflexions qui m’ont agité pendant de nombreuses années sur ce sujet, car je n’en aurais pas la place et j’espère qu’il me sera donné un jour de les exposer avec quelque précision. J’indiquerai seulement que je n’ai pas pu me défaire, au cours de mes études, d’un soupçon grave: ne serait-ce pas le langage qui nous apporterait insidieusement le droit que nous nous cherchons à l’objectivité, sans que nous pensions à nous l’avouer, de telle sorte que ce serait grâce à lui, et à lui seul, que nous pourrions passer naturellement, à travers les démarches dialectiques, du « il me paraît » au « il nous paraît », et par suite à l' »il est » parce que cette dernière affirmation serait déjà contenue dans toute dénomination? » (PARAIN 1946: 74, voir aussi 50)

Notons d’abord – encore une fois pour plus tard- que le traitement est ici beaucoup moins étroitement sémiocentré que dans les premiers exemples (comme sur les formulations mathématiques de tout à l’heure, on travaille en fait sur des moules syntaxiques: Il nous paraît, il est…). Si on laisse de côté la déviation partiellement glottocentriste de ce développement de PARAIN (« ne serait-ce pas le langage qui nous apporterait insidieusement le droit que nous nous cherchons à l’objectivité« ), on se rend compte que l’existence d’un mot être bien nettement opposé à un mot paraître dans notre conscience collective est donné comme remettant en question l’agnosticisme de la philosophie kantienne. C’est aussi simple que de dire que l’être doit bien exister au delà des apparences puisqu’on le nomme. Les formes linguistiques sont exploitées comme capteurs ontologiques dans un débat qui n’a rien de verbaliste. Tout se passe comme lorsque la nuance entre mauve et violet, entre écarlate et cramoisi est donnée comme instrumentale, dans une co-énonciation concentrée sur la chose, qui oublie la langue mais s’en sert en même temps au sein d’une investigation strictement et exclusivement chromatique. Ceci dit, l’hypertrophie de la glottognoséologie investigatrice, son sur-investissment, nous ramène directement au glottocentrisme le plus réducteur. C’est clairement ce qui arrive à ce cher BAKHTINE dans le développement suivant, véritable sémiologisation du cadre du matérialisme historique marxiste:

« Le problème de la relation réciproque entre l’infrastructure et les superstructures, problème des plus complexes et qui exige, pour sa résolution féconde, une masse énorme de matériaux préliminaires, peut justement être éclairci, dans une large mesure, par l’étude du matériau verbal.

De fait, l’essence de ce problème, sur le plan qui nous intéresse, se ramène à la question de savoir comment la réalité (l’infrastructure) détermine le signe, comment le signe reflète et réfracte la réalité en devenir.

Les caractéristiques du mot en tant que signe idéologique, telles que nous les avons mises en évidence dans le chapitre premier [intitulé: Étude des idéologies et philosophie du langage – P.L.], en font un matériau des plus adéquats pour orienter le problème sur le plan des principes. Ce n’est pas tant la pureté sémiotique du mot qui nous importe dans la relation en question que son omniprésence sociale. Tant il est vrai que le mot se glisse littéralement dans toutes les relations entre individus, dans les rapports de collaboration, dans les relations à base idéologique, dans les rencontres fortuites de la vie quotidienne, dans les relations à caractère politique, etc. Les mots sont tissés d’une multitude de fils idéologiques et servent de trame à toutes les relations sociales dans tous les domaines. Il est donc clair que le mot sera toujours l’indicateur le plus sensible de toutes les transformations sociales, même là où elles ne font encore que poindre, où elles n’ont pas encore pris forme, là où elles n’ont pas encore ouvert la voie à des systèmes idéologiques structurés et bien formés. Le mot constitue le milieu dans lequel se produisent de lentes accumulations quantitatives de changements qui n’ont pas encore eu le temps d’acquérir une nouvelle qualité idéologique, qui n’ont pas encore eu le temps d’engendrer une forme idéologique nouvelle et achevé. Le mot est capable d’enregistrer les phases transitoires les plus infimes, les plus éphémères des changements sociaux. » (BAKHTINE 1977: 37-38)

Si elle perd son statut modestement ancillaire, si elle s’enfle dans ce type de mégalomanie doctrinale, très similaire dans son registre aux superfétations verbalistes du néopositivisme, la glottognoséologie cesse d’être ontocentriste, car elle substitue de nouveau le signe à l’être. Elle continue alors de se déployer, mais elle n’est plus une recherche de connaissance, et s’érige plutôt en substitut de savoir. Car, en saine ontologie matérialiste, c’est l’action objective des masses qui est. l’indicateur le plus sensible de toutes les transformations sociales, pas le mot…

Glottognoséologie axiologique

Le second grand type de glottognoséologie s’attache à circonscrire la valeur des termes, leur aptitude à se porter glottognose garante de la connaissance adéquate de notion particulières, et de la réflexion élaborée à partir de ces notions. Georges MOUNIN sur la glottognose communication:

« Toute étude scientifique sérieuse qui veut utiliser le concept de communication (sans même se demander d’abord, ou ni surtout postuler qu’il y a langage) devra s’assurer en premier lieu qu’elle n’est pas en train d’étudier un transport – car le français nomme aussi les transports des moyens de communication. Elle devra s’assurer aussi qu’elle n’est pas en train d’étudier un pur phénomène de transmission (d’indices, de signaux, ou de signes). La transmission, semble-t-il, transporte une forme d’énergie correspondant à des signaux au départ, et convertible en signaux à l’arrivée: mais elle semble, aussi, indifférente à la communication entre émetteur et récepteur, qu’établira la lecture des signaux d’arrivée (quand certains psychanalystes, comme O. Mannoni, aiment à répéter que « les paroles ne communiquent rien, elles sont communiquées », peut-être sont-ils victimes de cette confusion entre transmission pure et communication dans un phénomène comme le langage humain, qui offre ces deux aspects). Il est probablement dangereux, également, de définir la communication « en général » comme un « transport d’information »: on ne décrit pas là en réalité que le canal par où circule un message, ainsi que les propriétés physiques qui sont les conditions nécessaires pour que les signaux de ce message utilisent ce canal. Le télégraphe et le téléphone, la radio et la télévision sont d’abord des moyens de communication en ce qu’ils sont des moyens de transmission: mais la communication proprement linguistique qu’ils établissent est totalement différente, comme système, du système de transmission lui-même. Ces deux premiers aspects de la polysémie du mot communication paraissent aller sans dire. Mais l’exemple de Lévy-Strauss parlant, de façon plus large encore, et sans précautions, de la communication des biens et des services là où il n’y a qu’échange, ou même circulation, montre bien qu’il faut parfois insister sur ce qui va sans dire. Sinon, on introduit comme postulat, dans la terminologie, subrepticement, cela même qu’on voulait démontrer. » (MOUNIN 1975: 27-28)

Ici on ne se fie plus aux glottognoses, on s’en méfie. On cherche à se protéger du vague des termes. On semble par conséquent appuyer l’exclamation programmatique de CULIOLI: « Je veux bien que l’on dise qur la fonction du langage c’est la communication, mais je voudrais qu’on ajoutât que la fonction du langage n’est pas seulement la communication, et surtout que l’on ne fasse pas comme si tout le monde savait d’intuition ce qu’est la communication. » (CULIOLI et alii 1968: 29). Ainsi autant la glottognoséologie investigatrice s’abandonne à la polysémie et cherche à s’en approprier la richesse, autant la glottognoséologie axiologique aspire à dicter des restrictions définitoires à cette même polysémie (comme par exemple dans la constitution d’un métalangage, voir LAURENDEAU 1990c). Pour exploiter une formule un peu courte, on pourrait dire que la première est « lexicologique » alors que la seconde est « terminologique ». Elle s’associe régulièrement à des mouvements de rectification de nature terminologique. Lev VYGOTSKI (1896-1934) sur le même sujet:

« On sait aussi que la communication non médiatisée par le langage ou tout autre système de signe ou moyens, comme on l’observe dans le monde animal, ne peut être que des plus primitives et des plus limitées. Au fond cette communication à l’aide de mouvements expressifs ne mérite pas le nom de communication mais doit bien plutôt être appelée contagion. Le jars qui, effrayé à la vue du danger, fait soulever tout le troupeau par ses cris ne lui communique pas tant ce qu’il a vu qu’il ne lui transmet par contagion sa propre frayeur. » (VYGOTSKI 1997: 57)

On retrouve bien ici le procédé néologique comme chez MOUNIN, mais il est cette fois-ci opératoire dans une formulation de la valeur ontologique des glottognoses. Ce qui ne veut pas dire que la glottognoséologie de type axiologique se ramène à ce type de définition apriori des termes, dans une démarche axiomatisante plus ou moins leibnizienne d’obédience. L’enjeu est et demeure une visée de connaissance et d’implication du plan langagier dans la connaissance. Il s’agit de mieux comprendre une réalité en définissant adéquatement le terme qui la chapeaute, à la fois sans confusion et sans concession sur la complexité de l’objet à décrire. Un superbe exemple de l’attitude axiologique en glottognoséologie nous est fourni par Jean PAULHAN dans sa riche et concrète analyse du terme Cubiste:

« – Pourquoi donc avoir appelé « Cubistes » les peintres de ce nouvel espace.

– Il me semble qu’il y avait trois bonnes raisons pour leur donner ce nom, et pour que le nom leur reste. La première est très évidente: c’est que les nouveaux peintres aimaient les figures géométriques pour la raison que je viens de vous dire: parce qu’elles nous donnent plus facilement à imaginer l’espace brut. C’est à propos de Braque que le nom a été inventé. À propos d’un tableau de Braque qui montrait quelques maisons-cubes entre des montagnes-pyramides.

– Mais la seconde raison?

– C’est que le cube nous fait tous songer à une petite image que nous avons vue dans les dictionnaires: un petit objet à six faces et dont nous distinguons à la fois les six faces grâce à un ingénieux système de pointillés. Or l’espace des Cubistes était précisément un espace tournant ou mouvant. Ils n’avaient plus souci de la perspective apparente. Ils nous montraient volontiers, eux aussi, les objets de tous les côtés à la fois.

– Il me semble que voilà des explications suffisantes. Mais vous nous parliez d’une troisième raison?

– Oui, je crois que ce nom de Cubistes a été, comme disaient les psychanalystes, surdéterminé. Mais voici, je crois, ma troisième raison. C’est que l’un des papiers que l’on colle l’un sur l’autre (sinon tous les deux) est assez régulièrement un galon de tapisserie, qui imite le faux bois ou le faux marbre des peintres en bâtiment quand ce n’était pas une image en couleur; une étiquette d’anis ou de boîte à fil; je veux dire une petite peinture combinée selon les lois les plus strictes de la perspective. Comprenez-vous? L’espace perspectif était là, en évidence, mais humilié par l’espace brut. Il servait au triomphe de cet espace brut. À la fois on le voyait en évidence: il trahissait tous les principes, les manies de la perspective classique, et d’abord l’essentiel de ces manies: certaine façon d’enfermer le bois et le marbre, la bouteille et la fileuse et l’atmosphère même dans un petit cube – et pourtant ce cube, que l’on mettait ainsi en évidence n’était pas le centre du tableau, ni sa raison d’être: un simple détail, une anecdote, mais frappante, mais telle qu’ensuite on ne l’oubliait pas. C’est par elle que l’on était conduit juaqu’à la révélation de l’espace brut. Pourquoi n’aurait-elle pas suffi à nommer cet espace et cette révélation? » (PAULHAN 1970: 129-131)

Notons d’abord que ce qui est en cause ici n’est pas autant la polysémie de cube que celle de la combinaison peintre+cube+ iste. Ce cas est exemplaire. Sans faire d’étymologie ni de sémantique, on explique comment la connaissance d’une réalité « se devait » de porter tel nom plutôt que tel autre, attendu que ce nom la capte et la délivre au mieux. On ne cherche pas ici. On expose plutôt la validité d’une connaissance reçue et donnée comme achevée. Les trois mouvements mis en place par PAULHAN on une valeur générale et saisissent très justement le mouvement glottognoséologique. La première valeur repose sur une caractéristique empirique de l’objet, patente mais circonscrite historiquement.. La seconde procède d’une configuration jugée interne, définitoire, motrice et organique. La troisième mobilise un épiphénomène, un trait périphérique mais malgré tout saillant et lancinant. Toute la manière de connaître par le mot est synthétisée dans ce mouvement explicatif… On n’insistera jamais assez sur combien ce phénomène est ancien, vernaculaire, « pré-scientifique », ordinaire. Mais aussi, encore une fois, la question insidieuse vrille son chemin dans notre esprit. À quoi a-t-on affaire ici? Au génie gnoséologique de la langue, ou au génie de PAULHAN comme critique d’art et homme de lettres? La lancinance de cette question fonde la crise permanente de tout programme glottognoséologique, le plus spontané comme le plus méthodique: travaille-t-on sur des manifestations du langage-organon, ou sur des productions énonciatives?

La crise énonciative des glottognoses: syntaxe, diaphore, et co-référence

Même quand elle est ontocentrée le plus adéquatement possible, force est de constater que la glottognoséologie demeure excessivement sémiocentriste. Elle confirme bien qu’on peut être sémiocentriste sans être glottocentriste, mais que le simple rejet du noocentrisme au profit de l’ontocentrisme n’est pas l’unique garant d’adéquation de la réflexion sur la relation entre connaissance et langage. La propension glottognoséologique hypertrophie constamment,  et comme par une sorte d’implacable récurrence, le signe-mot comme objet mental, au détriment des combinaisons syntaxiques et de leur énonciation effective. Finalement même dans ses versions les plus modernistes, le programme glottognoséologique continue bon an mal an de perpétuer l’idée aristotélicienne voulant que les concepts « sont véhiculés en premier lieu par les substantifs » (ISSACHAROFF et MADRID 1995: 16). Pourtant, pour reprendre notre exemple famillial, en texte effectif, l’énonciateur disposera d’un ensemble flexible et labile de mécanismes permettant d’adapter la notion belle-mère. Il pourra gloser par une tournure paraphrastique (ma mère adoptive), mobiliser la syntaxe, les ajustements, le mouvement diaphorique, la stabilisation co-référentielle (ma belle-mère, bien c’est-a-dire… dans ce cas-ci il s’agit de la mère de ma femme. tu me suis?). L’énonciateur dispose donc de moyens multiples pour formuler la distinction entre une mère adoptive et la mère d’un(e) conjoint(e). Même remarque pour un capitaine anglo-saxon qui peut, sans gène ni problème de compréhension, désigner son first officer par une périphrase, du type: my second in command. On en est amené à comprendre que la notion de trou lexical est un fait linguistique, mais aussi un leurre gnoséologique, car son indéniable existence dans la langue est anullée aisément par l’énonciation et la combinatoire des formes. S’il y a de l’indicible, nous forgerons des tournures pour le dire… Confusément, mais résolument, même les philosophes du ci-devant langage ordinaire en étaient venus à comprendre que, pour formuler la chose platement mais nettement: « L’élément apparemment substantiel de la langue, le mot, n’acquiert son sens que par son insertion dans le véritable porteur du sens linguistique, la phrase. » (Hansen-Løve 1972: 86). Il n’est donc pas surprenant que, jaugée attentivement, la totalité des glottognoses précédemment analysées s’avère autant de faits de syntaxe (LAURENDEAU 1998: 101). Revoyons brièvement les principaux: pouvoir des mots; démonstration d’amitié; démonstration militaire; signe qu’il ne viendra pas; signe de pluie; il me paraît; il nous paraît; il est; moyen de comunication; moyen de transmission; communication de biens et de services; transmettre par contagion; peintre cubiste. Il est ainsi particulièrement frappant de constater que, même chez des penseurs ne devant rien à la linguistique, l’activité d’investigation glottognoséologique prend massivement la forme de tests morphosyntaxiques paraphrastiques. Sonder la glottognose, c’est dire des combinatoires, et spéculer ad lib sur les conséquences sémantiques de l’évaluation de la recevabilité de cette diversité de paraphrases énonciatives. Ces faits cruciaux obligent inéluctablement à désémiocentrer la perspective glottognoséologique:

« Les mots ne sont que des éléments abstraits du langage qui, considérés isolément, n’ont qu’une valeur psychologique assez conventionnelle. Les véritables éléments du langage sont les formules verbales composées de plusieurs mots et correspondant toujours à une action. De telles combinaisons sont innombrables et on peut toujours en imaginer de nouvelles, ce qui donne au langage une extension en quelques sortes illimitée. » (JANET 1936: 259-260)

Qui dit formules verbales implique une énonciation pour les mettre en place. Constater cela est aussi prosaïque que d’observer que ce qui se dit dans un idiome -ou plus précisément dans un lecte– en un mot, se dit dans un autre en une phrase. « C’est ainsi que toujours la phrase rachète les mots, à moins qu’elle les déprécie, mais redressant toujours ce qu’ils laissent tomber » (PARAIN 1946: 21). Et aussi, si l’on renonce comme il se doit au primat fétichisant des mots sur la syntaxe, de la nomenclature sur l’énonciation, le relativisme linguistique coule à pic. En effet, tout se dit dans toutes les langues, par des morphèmes monosyllabiques classifiés puis remotivés, ou par des conglomérats de tours combinatoires improvisés puis stabilisés… mais quelle différence « intellectuelle » finalement, autre qu’une basse question de nombre de syllabes? Les conséquences glottognoséologiques de cette réalité de la flexibilité énonciative des langues sont immenses, incalculables. Elles refondent fondamentalement le programme glottognoséologique, si elles ne le font pas carrément voler en l’air. D’abord, force est d’explorer plus avant le fait que le sémiocentrisme glottognoséologique s’occulte le statut de la syntaxe, malgré le fait que celle-ci agit bel et bien dans des structures de prédication et de détermination explicites ou implicites. Les glottognoses sont constamment subverties par leur mobilisation dans le discours, mais la prise en compte de cette réalité est tronquée dans l’investigation usuelle de ces mêmes glottognoses. Elles ne peuvent échapper à leur crise énonciative, qui est de fait centrale dans l’activité de connaissance même. On appréciera d’ailleurs ici le caractère profondément dialectique de la situation: le tour syntaxique fondant la glottognose (signe de pluie, peintre cubiste) et le tour syntaxique fondant le flatus vocis (cercle carré, pouvoir des mots) prennent pleine existence dans le même mouvement: celui de l’énonciation. Cette dernière est le garant, stable ou fugitif mais toujours exclusif et effectif, de la combinatoire formelle et notionnelle des formes linguistiques. À cette réalité cruciale du liage morphosyntaxique comme facteur occulté de la stabilisation des glottognoses, s’ajoute le phénomène textuel de la diaphore (LAURENDEAU 1997a: 33, LAURENDEAU 1990c), dont le déploiement énonciatif pourrait se synthétiser comme suit: « la reprise d’éléments semblables engendre la différence » (ISSACHAROFF et MADRID 1995: 12). La diaphore, c’est le fait que la valeur référentielle d’une glottognose donnée s’enrichit au fur et à mesure que l’énonciation du texte se déploie. Quand SPINOZA dans l’Éthique annonce axiomatiquement: « PAR RÉALITÉ ET PERFECTION, J’ENTENDS LA MÊME CHOSE » (SPINOZA 1954b: 74), il altère irrémédiablement les notions de réalité et de perfection en les liant prédicativement. Or, ce faisant,   SPINOZA intervient volontairement sur un mouvement de diaphore qui se serait mis de toutes façon en place au fil de son texte, même sans cette formulation lapidaire de la quatrième définition de la seconde partie de son essai. Ainsi, pour préciser encore la réalité de la diaphore, observons que, sans que jamais une définition explicite n’en soit fournie nulle part dans les textes concernés, les notions fataliste, misérable ou jalousie sortent à jamais altérés d’une lecture intime des romans bien connus de Diderot, de Hugo, de Robbe-Grillet. Ces discours se joignent au thésaurus gnoséologique commun, et cela ne stabilise en rien la crise énonciative des glottognoses quand on voit de surcroit débarquer les gloses, les parodies, les commentaires, les exégèses…  En voici un exemple saisissant, celui de l’analyse que Patrick KESSEL fait de la notion prolétaire, chez des tribuns et des penseurs antérieurs à Marx:

Le prolétaire de Montesquieu appartient encore à la plèbe: c’est le citoyen romain de la sixième classe du peuple, la dernière, exempte d’impôts et qui ne peut être utile à l’État que par sa descendance-proles. On trouve parfois ce terme au XVIe siècle, qui caractérise alors celui qui appartient à la classe la plus pauvre. C’est ainsi que l’emploiera J.J. Rousseau dans le Contrat Social: « Tel n’eût été qu’un malheureux prolétaire à la ville qui, laboureur aux champs, devient un citoyen respecté. » On retrouve le mot en 1788 sous la plume de l’abbé Dolivier, futur compagnon de Babeuf, qui divise le tiers état en quatre classes, la dernière étant celle où il range « les cultivateurs des fonds d’autrui, les manoeuvres, les simples prolétaires ». Dans son Histoire de la langue française, F. Brunot signale deux fois le mot prolétaire en 1789. Le député à l’Assemblée constituante Dupont (de Nemours) veut que l’on exempte d’impôts les « Citoyens prolétaires », qui donnent des enfants à la Patrie, qui se battent pour elle, qui élisent les députés capables de les représenter. Et il distingue au dessous d’eux les simples travailleurs. Dans un sens plus politique, Camille Desmoulins invoque un « Dieu prolétaire » qui n’était même pas citoyen actif. Cette distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs, entre riches ayant le droit de voter et pauvres privés de droits civiques, A. Clootz la posera nettement en 1792, après la prise des Tuileries le 10 août: « Les bornes qui séparaient les prolétaires des citoyens actifs disparaisent avec les barrières du Louvre ». Toujours à propos du droit de vote on trouve une autre mention du mot prolétaire en 1789 dans une Adresse à l’Assemblée de l’avocat Orry de Maupertuy: « Il est cependant une classe d’hommes, nos frères, qui, grâce à l’informe organisation de nos sociétés, ne peuvent être appelés à représenter la nation. Ce sont les prolétaires de nos jours. Ce n’est pas parce qu’ils sont pauvres et nus: c’est parce qu’ils n’entendent pas même la langue de nos lois. En outre, cette exclusion n’est pas éternelle, elle n’est que très momantanée. »

Marat emploie le mot prolétaire en 1791, définissant la composition d’un peuple libre: « Il n’y a donc que les cultivateurs, les petits marchands, les artisans, et les ouvriers, les manoeuvres et les prolétaires […] ». Quelques mois plus tard un journal, le Cosmopolite, donne à ce mot un sens nettement péjoratif, distinguant « la classe précieuse qui vit du travail de ses mains » de la « classe nombreuse des prolétaires, fainéants ou d’une coupable industrie », qui veut « échapper à la fois au travail et au besoin, et appartient toujours au premier acheteur ». C’est ce que Marx dans le Manifeste, en 1847, appelle « la pègre prolétarienne, ces basses couches de l’ancienne société qui se putréfient sur place ». Cette pègre peut cependant se trouver entraînée dans une révolution prolétarienne, « alors que tout dans son existence la dispose à se laisser acheter pour des menées réactionnaires ».

Peu après la chute de Robespierre, Babeuf se livra contre lui à de véhémentes attaques, tout en reprenant à son compte certains aspects de sa politique. Analysant la doctrine du « tyran » et du Comité du salut public, Babeuf écrit qu’ils voulaient abolir l’aristocratie des propriétaires, « sinon le petit nombre serait toujours tyran de la masse, la majorité toujours esclave de la minorité,  par la puissance qu’ont inévitablement ceux qui tiennent tout, de maîtriser l’industrie, d’en ouvrir ou fermer les ressources: et par la nécessité aux impossesseurs ou prolétaires de recevoir des premiers la loi, et de la distribution du travail, et de la taxe du salaire et de la taxe des objets de consommation ». Environ un an plus tard, le 30 novembre 1795 (9 frimaire an IV), il emploiera encore le mot prolétaire, dans le Manifeste des Plébéiens. Après avoir dénoncé la fausse valeur attribuée au travail, qui fait que le gain de l’ouvrier horloger le met en mesure d’acquérir le patrimoine de 20 ouvriers de charrue, c’est-à-dire de les exproprier, il conclut: « Tous les prolétaires ne le sont que devenus que par la même combinaison. » C’est enfin une notion économiquie qui apparaît sous le mot prolétaire.

Parmi les rares députés qui s’opposèrent à l’article de la constitution de l’an III (1795), qui supprimait le suffrage universel, Julien Souhait et Lanthenas parlent des prolétaires. Le premier rappelle que « cette classe d’hommes que l’on appelle prolétaires s’est armée avec enthousiasme pour la liberté commune ». Et c’est ce « peuple » que l’on veut priver de ses droits. Lanthenas s’élève également contre le fait que l’on veuille exclure de « l’égalité des droits » la classe « qui a le moins de ce que l’on appelle propriétés« . Mais il ne croit pas, « quoi qu’en disent les déclamateurs contre les pauvres ou ce qu’ils appellent prolétaires […] qu’une partie de la société, par la nature des choses, soit ennemie de l’autre ».

De l’Assemblée constituante à la Convention thermidorienne le mot prolétaire a ainsi parcouru un chemin considérable, même si, du point de vue politique, les prolétaires se retrouvent au même point, exclus de la vie publique. Ils ont perdu leur dernière bataille de la Révolution, celle de prairial an III, comme l’écrira un témoin, Fain: « Ainsi la populace de Paris vient de déposer les armes qui l’ont rendue maîtresse au 6 octobre (1789), au 10 août (1792), au 31 mai (1793) et qui, la veille encore, lui auraient tout soumis, si quelques hommes de tête l’avaient voulu. Les conséquences de ce désarmement sont importantes. C’est une révolution qui arrache la puissance des armes aux prolétaires, en la faisant passer des quartiers populeux aux quartiers plus riches. »

Puis, pendant près de vingt années, les prolétaires quittent la scène politique. A l’appel de Napoléon, lors des Cent-Jours, ils apparaissent cependant, prêts à se battre. L’ancien conventionnel Thibaudeau les décrit, ouvriers, « dans leurs habits de travail, livrée du prolétaire ». Mais Napoléon ne voudra pas être « l’Empereur de la canaille ». Et les ouvriers parisiens se dispersent, rentrent dans l’ombre pour encore de longues années, avant d’être solicités par la bourgeoisie en 1830. »

(KESSEL 1968: 14-17)

Un double mouvement se met en place dans ce texte spécifique. Celui de l’évolution « étymologique », réelle ou imaginée, en tout cas très limitativement esquissée par ce survol, du mot prolétaire. À celui-là s’ajoute, et là sans ambage, le mouvement de la notion de prolétaire (et de prolétariat) dans le discours propre de KESSEL même. Il campe le prolétaire pré-marxiste, l’arrime à son discours, et impose, par une batterie dosée de renvois contextualisés (et intertextualisés), le mouvement de diaphore spécifique à son discours, à contre-courant de toute idée glottognoséologique reçue sur cette notion. Il s’avère conséquemment que la suite de son texte sera déterminée par la remise en perspective, exclusivement discursive, d’un être objectif et de l’attitude de connaissance se l’appropriant (cette dernière, en l’occurence, plus labile et vacillante que le premier, d’évidence: le mot prolétaire a ainsi parcouru un chemin considérable, même si, du point de vue politique, les prolétaires se retrouvent au même point, exclus de la vie publique). À la cruciale réalité de la diaphore, déterminante pour une juste compréhension du déploiement notionnel des textes particuliers, se joint, notamment dans cet exemple, le phénomène de la co-référence. Toute notion est inévitablement stabilisée intersubjectivement, et, quand un signe revient dans un autre temps de sa vie sur les lèvres ou sous la plume de l’énonciateur, ce dernier est voué à faire choquer ce signe avec sa stabilisation co-énonciative antérieure

« …car quand il se sert de ce même signe dans un autre temps de sa vie, ou dans une autre disposition de son esprit, il n’est point du tout sûr que lui-même réunisse exactement sous ce signe la même collection d’idées que la première fois; il est même certain que souvent, sans s’en aprecevoir, il y en a ajouté de nouvelles, et a perdu de vue quelques-unes des anciennes. Ainsi lorsque j’apprend le mot amour et celui de mer, sans avoir ressenti l’un ni vu l’autre, je leur adapte à chacun un groupe d’idées formé par conjecture, qui ne peut manquer de différer de la réalité; lorsqu’ensuite j’ai ressenti l’amour et vu la mer, j’assemble sous ces mots une foule de perceptions réellement éprouvées, mais je ne suis pas du tout sûr qu’elle soient exactement les mêmes que celles éprouvées par celui qui m’a appris ces mots; et enfin, ni moi ni celui-là même qui m’a enseigné l’usage de ces mots, ne somme sûrs qu’au bout d’un certain temps ils réveillent en nous les mêmes perceptions, dans le même nombre, et avec les mêmes accessoires; ou plutôt nous sommes certains que l’âge, les circonstances, les évènemens [sic], les dispositions morales et physiques, les effets des habitudes les ont nécessairement altérés, ensorte [sic] que réellement et inévitablement, le même signe nous donne d’abord une idée très-imparfaite ou même tout-à-fait chimérique, ensuite une idée différente de celle des autres hommes qui emploient aussi ce signe, et enfin une idée souvent fort éloignée de celle que nous y avons attaché nous même dans un autre moment. » (DESTUTT DE TRACY 1970a: 384-385)

Le mouvement en cause ici est similaire à celui de la diaphore en ce sens que la notion bouge de par la multiplicité des énonciations qui la déstabilisent et l’enrichissent dans le même mouvement. Mais ce qui en régit le mouvement ici ce sont les énonciateurs (ces autres hommes qui emploient aussi ce signe, dont l’action convergente est captée sous co-), et le monde (les circonstances, les évènemens [sic], dont l’impact gnoséologique est capté sous référence). Ainsi, si on concentre maintenant notre attention non plus sur l’entité-texte de KESSEL, mais sur les informations discursives qu’il cite et qu’il rapporte, on observe que la notion de prolétaire a été captée, constituée, configurée, façonnée par un nombre indéterminé d’énonciateurs, en interaction dans un ensemble multiple et diversifié d’échanges, de communications, de débats, oraux ou écrits, savant ou spontanés, sereins ou rageurs… Quinze de ces co-énonciateurs sont mentionnés dans le rapport de KESSEL, artéfact limité et fugitif, comme tous les rapports, pour ne pas dire comme tous les discours. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ont contribué -entre autres- à la mise en place co-référentielle de la notion de prolétaire: Montesquieu, Rousseau, Dolivier, Dupont de Nemours, Desmoulins, Clootz, Orry de Maupertuy, Marat, Babeuf, Souhait, Lanthenas, Fain, et un journaliste non identifié du Cosmopolite, auxquels on peut ajouter l’ancien conventionnel Thibaudeau en 1815, et Marx en 1847. Toutes ces mains posées sur un Ouija co-énonciatif ont construit collectivement une référence, un objet de connaissance instable, fluent, en crise permanente. Pensons à la tempête de la Révolution française faisant rouler le tonnerre de son déploiement objectif complexe sous le scintillement sporadique des éclats oratoires de ses tribuns, et résumons cette crise énonciative des glottognoses. Un bloc notionnel, nécessairement articulé en une combinaison syntaxique -la formule verbale de JANET- est stabilisé co-énonciativement. Il est acquis de par une ou plusieurs interaction(s) énonciative(s) antérieures, et est relayé dans un texte. Ce bloc notionnel bouge, quand on en parle en ce moment même de phrase en phrase (mouvement textuel de la diaphore), et a bougé et bougera lors de nos confrontations antérieures et ultérieures avec les énonciateurs et le monde (mouvement mondain et intersubjectif de la co-référence). Brice PARAIN nous parles de la notion changer la vie en l’attaquant, ironiquement mais avec beaucoup de justesse glottognoséologique, dans l’adéquation référentielle de sa syntaxe.

« Je ne pourrais plus maintenant écrire, ou dire: « changer la vie ». Pourtant j’ai été ému la première fois que j’ai rencontré cette phrase dans un livre, et c’était sûrement une sorte de merveille pour celui qui l’avait inventée. J’ai peut-être passé la plus grande partie de ma vie à y penser. La voilà retournée à l’envers, comme une peau de lapin, parce que je n’y crois plus. Je sais ce que c’est que changer, j’ai changé d’appartement, de coiffeur, certains changent de religion; Je sais un peu ce qu’est la vie, depuis le temps. Mais je ne vois plus bien comment on peu allier les deux mots; on peut changer la couleur de ses cheveux, on peut changer l’escalier de sa maison, on peut changer l’eau du bassin, mais peut-on changer la vie? On peut, à la rigueur, essayer de changer de vie, comme on change de gouvernement, ou de domicile, mais changer la vie est autre affaire. Voilà un des types de phrases prestigieuses qui peuvent emmener un homme au bout du monde et laisser des millions d’autres indifférents: ce qu’on peu faire avec des mots qu’on met ensemble et qui s’y tiennent, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent et reviennent à rien. » (PARAIN 1969: 113-114)

On notera à nouveau le traitement paraphrastique des combinaisons syntaxiques qui mène PARAIN à ses conclusions. Le traitment est langagier, mais le résultat de l’analyse est ontologique… et clair. Non sans amertume, on se demande froidement: et si changer la vie n’était après tout qu’un simple flatus vocis, un cliché, un lieu commun, trahissant une véritable démission de la pensée devant le langage, comme le disaient ces trois obscurs critiques critiqués à leur tour par PAULHAN? Et moi, je répond alors -même si c’est seulement mentalement en lisant ce texte-: mais non, il ne faut pas le prendre sur ce ton là! On peut encore et toujours changer la vie. Il ne faut pas désespérer, there will be another day! Etc. Mais PARAIN et moi-même parle-t-on alors exactement de la même chose, stabilisons nous le même objet de connaissance? Qu’est ce que changer la vie pour moi, pour lui.? Ce genre de question frappe alors par sa banalité, son caractère d’omniprésence lancinante dans notre vie ordinaire, sa dimension épilinguistique incontournable pour l’intégrale totalité des énonciateurs. Et on comprend alors de plus en plus, implacablement, que le souque à la corde sur les notion qui s’engage dans les textes n’est pas une affaire de lexicologie ou de terminologie, de langue ou de norme, mais un rapport de force entre énonciateurs-penseurs concernant fondamentalement la relation à établir au monde et à son devenir. L’énonciation est l’une des manifestations de notre lutte permanente pour dire et connaître le monde. Elle soumet la conventionnalité du thésaurus des glottognoses à une crise aigüe et permanente, dont chaque texte, chaque énoncé, chaque assertion est la manifestation récurrente. La réalité de l’énonciation est le confirmation la plus indubitable du fait que la glottognoséologie sémiocentriste ne marche pas. Quand Simplicio joue les glottognoséologues de salon et invoque le sens unitaire du mot grec cosmos (qui signifie, dans cette langue ancienne, à la fois « unité » et « monde ») pour fonder son acceptation de l’idée scientifique de l’unité et de l’ordre du monde, son attitude est en fait aussi questionnable -aux yeux ontologisants de Sagredo et de Salviati autant qu’aux nôtres- que l’invocation scolastique qu’il fait dans le même souffle de l’accord d’ARISTOTE avec cette même idée (GALILÉE 1992: 55). Et si la notion diffuse de douleur, que le Fataliste sent émaner si clairement de son genoux d’ancien combattant esquinté, ne co-réfère que partiellement avec celle que son Maître arrive à tirer sans ambage d’une chute récente de cheval, ou avec celle d’une femme enceinte, ou avec la nôtre, c’est que la réalité de l’énonciation est la confirmation du fait que la glottognoséologie ne marche pas.

Et pourtant elle marche…
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