Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 2004E

LAURENDEAU, P. (2004e), « Darmesteter et la néologie: sémantique lexicale et dérivationnelle en français acrolectal », Revue des Langues Romanes – Arsène Darmesteter (1848-1888) un auteur, une œuvre, un milieu, Tome CVIII, n° 2, pp 367-396.
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Étudier un linguiste ou un philosophe du passé n’est pas un pensum hagiographique mais plutôt un travail à visée fondamentalement historiographique. Autant les éminences d’une discipline, les de Saussure, les Jakobson, percent l’enveloppe serrée et compacte des connaissances de leur temps d’une idiosyncrasie novatrice qui fera époque dans leur avenir plutôt que de révéler les traits qui leur sont contemporains, autant les penseurs intermédiaires, épigones ou franc tireurs, tapageurs ou méconnus, parlent-ils de leur temps et canalisent-ils pour l’historien le ton d’un moment. Les spécialistes de musique afro-américaine rapportent l’anecdote suivante qui confirme ce fait déterminant. Vers la fin des années trente, de jeunes musicologues écrivent à Louis Armstrong et lui disent qu’ils s’intéressent à la musique de bastringue et de funérailles qui se jouait à la Nouvelle Orléans au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles. Ils voudraient que le trompettiste virtuose leur en parle et leur en joue. Le grand Satchmo, le titan incontesté du jazz néo-orléanais leur répond, avec sa candeur usuelle: « Il ne faut pas me demander cela à moi. Écrivez à Bunk Johnson. C’est un instrumentiste très adroit qui vit encore en Louisiane. Il saura parfaitement vous faire entendre le son du temps sur son instrument… » (Johnson 1993). L’obscur (mais talentueux) cornettiste Bunk Johnson et notre homme du jour, Arsène Darmesteter, ont en commun de faire entendre le son de leur temps. Ils sont des indicateurs bien plus révélateurs dans cette perspective et selon cet objectif, que quelque grand génie à l’inventivité inouïe et novatrice. Les figures comme Darmesteter ne sont pas des héros (pour employer le terme ironique utilisé par les historiens de la linguistique américains, désignation désarmante de candeur et de pauvreté théorique), mais plutôt des persona, ces masques larges et creux du théâtre antique qui canalisaient le flux mental et discursif d’une époque.

Étudier une figure intellectuelle étant moins étudier une héros qu’une persona, donc, nous nous intéressons ici plus particulièrement à la réflexion d’Arsène Darmesteter sur l’objet le plus inusité qui ait pu attirer son attention: le phénomène néologique (Laurendeau 1983). Nous cherchons à dégager sur l’étude que fait Darmesteter de ce phénomène le jeu crucial des contradictions internes (Laurendeau 1990a, 1990g). Ces dernières sont moins au discrédit du penseur qu’au crédit de l’astuce et de la débrouillardise avec laquelle un linguiste ceinturé par son époque parvient à avancer des solutions adéquates aux problèmes circonscrits qu’il se pose. Nous concentrons donc notre attention sur les développements historiques, descriptifs et théoriques avancés dans De la création des mots nouveaux dans la langue française et des lois qui la régissent (Darmesteter 1887) et dans La vie des mots étudiés dans leurs significations (Darmesteter 1921).
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Un contexte intellectuel hautement réfractaire à l’idée de créativité lexicale

D’emblée et sans faillir, Arsène Darmesteter (1846-1888) se cantonne dans l’étude descriptive du français acrolectal, c’est-à-dire du français normé, prescrit comme langue correcte, de bon ton, standard disent les sociolinguistes contemporains. Mais, observe Darmesteter, la néologie travaille en profondeur cet idiome que la tradition intellectuelle et scolaire donne envers et contre tous comme fixé. Cette réalité de la néologie acrolectale va en fait devoir faire l’objet d’une démonstration explicite, car en France les résistances à cette simple idée sont fantastiques. Darmesteter le sait parfaitement. Dans son historique de la néologie, il décrit de façon particulièrement sentie la période de formation d’une aristocratie dans les mots. L’effet Grand Siècle pèse sur son temps de tout son poids et les railleries de l’Hôtel de Rambouillet, et toutes leurs contreparties modernes, sont tout sauf inopérantes au moment où il écrit lui ces lignes…

(1) « Mais, déjà à la fin du seizième siècle, et au commencement du dix-septième, les oeuvres de Desportes, Duperron, Bertaut, Coeffeteau, marquent de nouvelles tendances dans la langue; elle vise à l’élégance, au raffinement, il se forme une aristocratie dans les mots. Avec Malherbe et Balzac triomphent des principes nouveaux. On soumet la langue à un minutieux travail d’épuration; l’hôtel de Rambouillet s’ouvre, l’Académie se fonde, le règne des Précieuses commence. Sous l’influence des salons, de la cour, la langue s’épure; on fixe la prononciation; on décide du sort des particules; on proscrit une partie du vocabulaire au nom de la noblesse et de l’élégance; la langue de la cour fait loi, le bel usage a droit de vie et de mort sur les mots [Note 1: Il y eut un gentilhomme qui dit hautement qu’il n’iroit point voir M. de Montauzier, tandis que Mlle de Rambouillet y seroit, et qu’elle s’évanouissoit quand elle entendoit un meschant mot. Un autre, en parlant à elle, hésita longtemps sur le mot d’avoine, avoine, aveine, avene. « Avoine, avoine, dit-il, de par tous les diables! On ne sçait comment parler céans. » (Tall. Des Réaux, Historiettes, cv-cviii, M. et Mme de Montauzier; t. 12, p. 53 de l’édit. De Montmerqué et P. Paris). […]]. Le greffier de cet usage fut Vaugelas qui, quarante ans durant, se mit en devoir d’écouter et de juger le langage de la cour. De ces observations faites avec soin et précision sortirent les Remarques sur la langue française (1647), qui furent accueillies par les applaudissements à peu près unanimes des lettrés [Note 2: Pelisson Histoire de l’Acad. Franç. (édit. Livet), t. 1, 113, 234; Furetière, Nouv. Allégor., 155; Ch. Sorel, Bibl. franç. Traité de la pureté de la L. fr., 19-20; De la connaissance des bons livres, 51; cf Baillet Jugements des savants, II, 655; Godeau, Lettres, p. 378-391 de l’édit de 1713; etc.]. Quelques rares partisans de la vieille liberté du seizième siècle, Lamothe Levayer [Note 3: Lamothe Levayer, Lettre touchant les Remarques de la langue françoise, 1647, in-8], Scipion Dupleix [Note 4: Scipion Dupleix, La liberté de la langue françoise dans sa pureté, ou Discussion des Remarques de Vaugelas, in-4, Paris, 1651] protestèrent, mais en vain. La cause des puristes était gagnée.

Un des premiers principes de la nouvelle école est de proscrire la création des mots nouveaux. Le français cesse d’être une langue ouverte: le lexique se ferme. » (Darmesteter 1877: 10-11)

La cause des puristes est gagnée. Le lexique français s’est fermé et reste fermé. Il n’est en fait pas question que Darmesteter remette en question de façon frontale ces faits historiques immuables qu’il connaît et sur lesquels il s’appuie. L’ordre de Mademoiselle de Rambouillet domine et inquiète encore les esprits et le tour culpabilité linguistique, même s’il n’existe pas encore du temps de Darmesteter, est certainement un tour français. Conséquemment, en (2), on voit que Darmesteter défend le français acrolectal comme étant rien de moins qu’un corpus crucialement légitime. L’étude des patois et langues barbares ou les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens est donnée sans frémir comme une tératologie, c’est-à-dire une étude des monstres. Corrolairement, une attention soutenue et respectueuse est apportée par Darmesteter à la langue littéraire et aux maîtres penseurs/maîtres parleurs qui la commentent, la régissent et y promeuvent leur programme néologique bien tempéré et éclairé.

(2) « Ce développement effréné, cette course irrésistible que présente l’histoire de certaines langues, des linguistes [Note 1: Voir Max Müller, Leçons sur la science du Langage, deuxième leçon] l’ont considéré comme l’idéal de la vie du langage, parce que là on saisit mieux la langue dans le jeu libre des forces auxquelles elle s’abandonne.

Pour ces savants, les langues littéraires sont des langues artificielles où intervient la volonté de l’écrivain, de l’artiste, l’action savante de l’école. Pour eux les idiomes des Papous ou des Peaux-Rouges l’emporteraient donc sur nos belles langues littéraires, autant que les chardons sauvages l’emportent sur les roses merveilleuses obtenues par une culture raffinée et un art supérieur. La tulipe bleue ou noire n’est elle pas un monstre pour le botaniste.

Nous ne saurions admettre cette façon de voir et la justesse de la comparaison. Le botaniste peut avoir raison; le linguiste certainement non. Et d’abord, ce changement à outrance, dont on fait la vie idéale des langues, va à l’encontre de l’objet même du langage et lui fait perdre à peu près toute son utilité, puisque, dans les idiomes sauvages dont il est question, les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens. N’est-ce pas là une preuve frappante qu’on est en présence d’un fait anormal et d’un vrai cas de tératologie. Puis, quelle est la cause première de cette évolution sans fin, sinon l’ignorance et la faiblesse intellectuelle des barbares qui parlent ces idiomes? Non, le langage s’affermit avec la civilisation. Les actions littéraires, dit-on, altèrent le caractère naïf et spontané des langues. Mais adopter ces vues, c’est oublier que ce progrès de la civilisation auquel on doit les littératures et les formes artistiques du langage qui les sauvent de l’oubli, est un mouvement aussi naturel et qui a des causes aussi inconscientes que les autres manifestations de l’activité humaine: art, religion, idées morales, institutions sociales, politiques, etc.

Les causes qui agissent sur le développement des patois et des langues barbares sont plus simples, il est vrai, et plus faciles à déterminer. Mais les facteurs correspondants qu’on trouve dans les langues littéraires, pour présenter des actions plus complexes, n’en existent pas moins naturellement. Depuis quand la complexité des faits est-elle une raison pour déprécier la langue qui les étudie? Bien mieux, le jeu en est plus intéressant. » (Darmesteter 1921: 22-23)

Il est intéressant de noter la contradiction qui se met en place: notre spécialiste de néologie s’inscrit en faux contre le changement à outrance. Linguiste parmi les linguistes Darmesteter revendique l’acrolecte comme corpus de plain pied et n’accepte pas qu’une langue littéraire soit perçue comme une langue artificielle simplement parce que le dispositif historique qui la voit émerger est plus complexe. La suite implicite du raisonnement est donc implacablement que, comme toute autre langue vivante, le français aussi mérite l’attention du spécialiste des langues naturelles. Un chassé-croisé se met en place. On semble congédier ici le corpus des langues exotiques, alors que ce sont plutôt les ethnolinguistes que l’on invite à se pencher sur le français. Mais ceci dit, force est aussi de constater que l’instituteur puriste et ethnocentriste l’emporte partiellement  chez Darmesteter sur le linguiste et le dialectologue. Les peaux-rouges et les papous nous irritent non seulement ici comme ethnocentrisme, mais aussi comme robinsonnade. On sent bien que Darmesteter parle de l’histoire des dialectes, français ou autres, de façon abstraite, un peu comme on parlait des patois chez les lettrés parisiens avant 1790 (Laurendeau 1994). Il ne va pas rendre la variation diatopique opératoire dans sa réflexion. Il va plutôt cantonner ladite réflexion dans l’enceinte du français acrolectal, monde élitaire d’hommes et de femmes de lettres, de foutriquets sagaces et de précieuses tyranniques, mais aussi de publicistes, de tribuns, de lexicographes. Darmesteter est et restera un dialectologue faiblard. Mais sa faiblesse de dialectologue sera compensée par sa force de philologue et par cette aptitude d’observateur curieux issu de l’école populaire qui lui fera développer cet intérêt profondément contradictoire pour la néologie au sein de ce fameux français « fixé ».

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Laisser clairement de côté le programme dialectologique et le phénomène encore mal perçu des français régionaux

Exemplifions le traitement abstrait des dialectes à base française qui est le lot de Darmesteter, dans un développement où l’histoire de la néologie est réduite de toute bonne foi à l’histoire des éminent néologues. Le passage (3) est un échantillon parlant de la mise de côté par Darmesteter des français régionaux. On le voit ici qui poursuit son historique synthétique de la néologie acrolectale. Le voici arrivé à une période de l’histoire de la France aux trente idiomes où le tumulte historique va nécessairement engendrer la plus mémorable des tempêtes oratoires.

(3) « Nous arrivons à la Révolution. Elle va mettre en circulation un nombre considérable de mots nouveaux appelés par la situation nouvelle, matérielle et morale. Il se publie alors divers Dictionnaires néologiques [Note 1: Petit dictionnaire des grands hommes et des grandes choses qui ont rapport à la Révolution, par une société d’aristocrates, Paris, imprimerie de l’administration judiciaire, 1790. – Dictionnaire national et anecdotique pour servir à l’intelligence des mots dont notre langue s’est enrichie depuis la Révolution, etc…, par M. de l’Épithète, élève de feu M. Beauzée, à Politicopolis, chez les marchands de nouveauté, 1790. – Nouveau Dictionnaire pour servir à l’intelligence des termes mis en vogue par la Révolution, dédié aux amis du Roy, de la religion et du sens commun, 1792. – Dictionnaire laconique, véridique et impartial ou Étrennes aux démagogues… l’an 3e de la prétendue liberté. – Dictionnaire néologique des hommes et des choses, Paris, An VIII, tome I (A-BE).] qui sont avant tout des oeuvres politiques, des écrits de combats. Derrière ces mots nouveaux, amis et ennemis du nouvel ordre de choses attaquent ou défendent les choses nouvelles qu’ils expriment.

En 1794, parait un livre d’un caractère tout différent qui ouvre la voie à toute une série de travaux du même genre. C’est l’oeuvre d’un philologue qui propose aux écrivains un nombre considérable de mots nouveaux; c’est le néologisme érigé en système. Le Vocabulaire des nouveaux privatifs français du savant Pougens [Note 2: Ch. Pougens, Vocabulaire de nouveaux privatifs français imités des langues latine, italienne, espagnole, portugaise, allemande et anglaise, Paris 1794, in-8.] est une oeuvre de travail et de science où l’auteur réunit un millier de mots composés avec dé (dés), dis, in, mé (més) qu’il forme d’après l’analogie des mots de même famille existant déjà en français, ou des mêmes mots existant en latin, en italien, en espagnol, ou même en allemand et en anglais. Le meilleur éloge qu’on puisse faire de ce livre est que la plupart de ces composés ont été consacrés par l’usage.

Ce que Pougens faisait pour une classe de mots, Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, le tentait avec une singulière hardiesse, sur tout le domaine de la langue. Il y revendique le droit absolu au néologisme; La seule règle qu’il s’impose est que les mots nouveaux ne violent pas les lois fondamentales de la langue, qu’ils soient conformes à l’analogie, qu’ils soient clairs. « La liberté en ce genre, quoique poussée un peu loin, est cent fois moins dangereuse que la gêne et le contrainte. » D’après ces principes, l’auteur propose une collection de mots nouveaux, les uns dus à des contemporains; d’autres, en petit nombre, repris aux auteurs du seizième siècle et disparus de la langue; la plupart créés par lui et accompagnés d’exemples de son invention, destinés à en marquer l’emploi. Il faut reconnaître que cette Néologie [Note 1: Mercier, Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, Paris, 1801, 2 vol. in-8.] à côté d’expressions téméraires et mal venues, en contient plus d’une bien frappée, énergique, nette, et qui a mérité de faire fortune.

Charles Pougens, en 1822, continue l’oeuvre de Mercier et la sienne propre dans son Archéologie française [Note 2: Ch. Pougens, Archéologie française, ou Vocabulaire des mots anciens tombés en désuétude et propres à être restitués au langage moderne, tome I, 1821, tome II, 1825, in-8.]. C’est une collection de mots tombés en désuétude et qui méritent, selon Pougens, d’être rendus au langage moderne. Le choix est fait avec science et goût.

L’ouvrage de Mercier a un caractère littéraire; ceux de Pougens un caractère scientifique. » (Darmesteter 1877: 25-26)

L’histoire de la néologie, c’est donc l’histoire des éminent néologues édités à Paris. Darmesteter décrit le travail de ces derniers et le juge, sans formuler les critères fondant ce jugement autrement que par des notions générales (science, goût) et une corroboration empirique implacable (consécration par l’usage). Les néologues mentionnés ici ne font pas que colliger des faits d’innovation, ils agissent eux mêmes aussi. Ils se ressourcent aux troncs anciens de la langue acrolectale, mobilisent les racines, la dérivation, le tour analogique et travaillent d’office le matériau, avec initiative et inventivité. Ils observent, puis jugent et proposent. Darmesteter laisse soigneusement de côté la créativité vernaculaire collective et anonyme des dialectes et français régionaux en dehors de cette aventure de ressourcement aux auteurs identifiables. Mal connu, le susdit collectif des locuteurs anonymes ne suscite que déconvenue et inquiétude. Ainsi, en (4), se manifeste le même type d’abstraction robinsonnante que tout à l’heure. Mais maintenant c’est l’enfant français qui menace la langue.

(4) « Les changements de prononciation parlent de l’enfant [Note 1: M. Louis Havet; Whitney, Vie du langage, p. 28]. L’enfant, avec ses organes vocaux encore délicats, altère et corrompt les mots qu’il ne peut pas encore bien prononcer. Souvent il est corrigé par les parents, les maîtres; quelquefois il se corrige de lui-même; mais souvent encore il garde en grandissant les défauts de prononciations qu’il s’est lui-même donné, et il arrive à l’âge d’homme avec une prononciation déjà faussée. Ces corruptions se propagent de l’individu à la génération contemporaine de la famille, du hameau, du village, du district; elles font tache d’huile et deviennent des faits de langue. Alors de deux choses l’une: ou le changement s’étend dans le milieu même où il est né, dans le hameau, le village, au sein d’un groupe naturel d’hommes que relient entre eux les relations constantes et journalières de la vie; en ce cas l’altération phonétique sera acceptée insensiblement par la majorité, puis par l’unanimité du groupe; et les gens, oubliant la forme antérieure, feront triompher le changement phonétique; ou bien il ne sera accueilli que dans une partie déterminée du groupe, et sera rejeté par une autre, et l’on aura alors une séparation dialectale. » (Darmesteter 1921: 16-17)

On trouve encore dans ce développement des restes de l’idée du dialecte comme tronc acrolectal corrompu. S’y exprime aussi évidemment l’idée de la genèse idiolectale de la variation linguistique. Toutes ces idées sont en fait celles d’un instituteur, d’un homme de lettres éduqué de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ayant fait la totalité de son apprentissage linguistique en français et pour qui les dialectes sont une notion lointaine sur laquelle la prise du penseur est strictement spéculative. En (5) le mouvement des dialectes se subdivisant à l’infini est plus asymptotique que sociolinguistique.

(5) « Lorsque la force révolutionnaire seule agit, la langue, précipitée dans la voie des changements, se transforme avec une incroyable rapidité. Tantôt, dans l’espace de plusieurs générations, elle aboutit à un état si différent de l’état antérieur qu’elle paraît à bon droit une langue nouvelle. Tantôt elle se diversifie en une foule de dialectes qui vont se divisant et se subdivisant à l’infini. Dans certains patois, dans certains idiomes sauvages, dit-on, une seule génération voit des langues naître et mourir pour renaître sous une autre forme. » (Darmesteter 1921: 21)

Il y a en fait fort peu de références réelles aux dialectes français chez Darmesteter, encore moins aux croisements entre ces dialectes et d’autres idiomes (Laurendeau 1984). Ce n’est pas qu’il en ignore l’existence, il s’en faut de beaucoup. Citons comme exemple de son savoir les observations sur la conjugaison du patois messin en note 3 de la page 5 de De la création des mots nouveaux. Observons alors qu’il cite sur ce point une source secondaire. En fait, Darmesteter spécule les dialectes, les patois, les idiomes sauvages plus qu’il ne les décrit. Cela aura de profonde conséquences sur la totalité de son travail.

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La puissante pression de la linguistique historique

Si la diatopie peut être évacuée de la réflexion de Darmesteter, il en est tout autrement de la diachronie. Peu sensible à la diversité des dialectes d’oïl, Darmesteter est par contre très conscient de la portée de la linguistique historique dont il décrit ouvertement le programme en (6), comme l’étendard inévitable auquel quiconque se piquant de scientificité doit se rallier.

(6) « Du jour où les travaux de Raynouard et de Diez eurent fondé la philologie romane, de tous côtés, en France, en Italie, en Allemagne dans les pays scandinaves, toute une armée d’ouvriers se mit à défricher le terrain nouveau conquis à la science. Notre langue en particulier fut étudiée dans toutes les époques de sa vie passée et dans tous les éléments de son organisme. On détermina les lois générales qui ont présidé et à sa formation et à ses transformations, et qui du latin populaire transporté en gaule par les légions de César ont fait sortir successivement le français des Serments, celui du Roland, celui de Froissard, celui de Montaigne, celui de Bossuet.

Ce mouvement scientifique continue avec une force croissante. Après les solutions d’ensemble et les vues générales données par une première étude, chaque point est repris, étudié à part et pour lui-même: les sons, les formes, les constructions, tous les éléments de la langue considérés à toutes les époques et dans tous les dialectes, passent et repassent à l’examen d’une critique sévère, qui a un objet défini, une méthode arrêtée, un critérium exact, bref tous les caractères d’une science constituée. » (Darmesteter 1877: 1)

La « science » est délimitée. Elle est modulaire, encapsulée, analytique. Son objet est circonscrit sans complexe. C’est le pointillé d’or seriné par Louis le Germanique, Turoldus, Froissard, Montaigne, Bossuet. Le corpus est restreint, certes, mais l’un dans l’autre l’option est sereine et se légitime pleinement dans ses aspirations généralisantes. Or c’est bien la linguistique historique, comme programme ambiant cherchant déjà à se renouveler théoriquement, entrant en collision avec un corpus si étroit et si net qui engendrera l’intérêt pour la néologie. En (7), Darmesteter reconnaît avec franchise la restriction à la fois acrolectale et monolingue de son corpus.

(7) « Ce n’est pas une étude historique des variations que les mots peuvent éprouver dans leurs significations qu’on a voulu tenter; c’est une étude philosophique des procédés logiques et des causes psychologiques ou linguistiques qui se cachent derrière l’évolution des sens. L’histoire des mots est ici un point de départ et un moyen pour s’élever à une étude plus haute.

Le lecteur sera frappé d’un grave défaut que présente cet opuscule: on ne s’y occupe guère que du français. Une étude de ce genre devrait embrasser un groupe naturel de langues, soit l’ensemble des langues romanes, soit tout le groupe indo-européen. Personne plus que l’auteur ne regrette cette lacune. Pour sa justification, il pourrait déclarer que, dans ces études nouvelles de philosophie linguistique, il faut procéder avec prudence, circonscrire d’abord le terrain, et ne l’étudier que graduellement, ne songer en un mot à une synthèse qu’après de vastes séries de recherches analytiques. Peut-être au fond aurait-il raison. Mais la vérité est que ce travail est sorti seulement par occasion de recherches depuis longtemps entreprises et poursuivies à peu près exclusivement sur l’histoire de la langue française. » (Darmesteter 1921: 9-10)

Et on sait combien cette étude fut détaillée et précise. Restreint au tronc acrolectal du français, se donnant automatiquement accès au seul dialecte français qui -inévitablement- est celui qui est le mieux documenté philologiquement, Darmesteter en arrive à émettre des vues sur la relation entre développement historique et stratification du corpus lexical.  En (8) il décrit sa vision de l’impact de l’histoire sur le bassin lexical français.

(8) « Pour nous en tenir à la France et au français, l’Église, les institutions féodales, les croisades, les progrès de la royauté, le triomphe du droit romain sur le droit coutumier, la Renaissance, la Réforme, les humanités, la monarchie absolue, l’immense développement des sciences aux temps modernes, l’avènement de la démocratie, voilà autant de causes, pour ne citer que les plus notables, qui ont contribué aux transformations de la civilisation française, sans parler de celles qu’apportent dans les moeurs le cours naturel du temps, dans les esprits l’action incessante d’une littérature qui depuis le XIe siècle n’a pas eu une heure de sommeil.

Que de faits, que d’idées nouvelles ont dû ainsi pénétrer dans le trésor de la pensée commune! Pour l’expression de ces faits et de ces idées, la langue a recouru à des mots nouveaux; mais très souvent aussi, elle s’est contentée d’appliquer un ancien mot à l’expression d’une chose nouvelle. » (Darmesteter 1921: 37)

L’évidente conception idéaliste de l’histoire comme déversoir de la pensée et du lexique allant du haut vers le bas en aurait encouragé plus d’un à en rester là. Mais pourtant, quoiqu’il ait été impossible d’établir l’évidente connexion entre linguistique historique (et développement historique) et néologie pour un grand nombre de lettrés français du temps, Darmesteter, lui, n’a pas raté le rendez-vous contradictoire de l’étude du mouvement de l’innovation lexicale au sein de la stabilité du français normé.

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Étudier la néologie en français acrolectal

Étudier le développement lexical sans formuler la description dans l’espace dialectal, contrairement à ce que feront sous peu les glossaires patois, puis les atlas linguistiques, mais en même temps refuser d’identifier histoire et passéisme, comme Darmesteter l’explique bien en (9), donne à lire un francisant moderniste ouvert à l’évolution des mots. L’étude de la néologie est alors un champ tout trouvé. Noter, et c’est capital, que le Darmesteter de 1877 se décrit comme un philologue. La totalité de son corpus de prédilection est résumé dans cette définition de soi.

(9) « Mais dans cette vaste enquête dont notre langue fait l’objet, presque tous les efforts de la science n’ont porté jusqu’ici que sur les questions d’origine et sur le moyen âge. C’est le latin populaire qu’on étudie, c’est la langue d’oïl et la langue d’oc du neuvième au quatorzième siècle; depuis quelques temps on descend jusqu’au seizième: si les écrivains du dix-septième n’ont jamais été négligés, ce qu’on étudie en eux, c’est avant tout la langue des classiques, la langue du grand siècle, c’est-à-dire l’instrument le plus parfait que notre littérature ait jamais manié. Les recherches dont elle fait l’objet affectent donc en général un caractère tout littéraire; sa beauté même l’a soustraite à l’analyse froide. Enfin pour une cause autre, mais non moins puissante, la langue moderne, la langue contemporaine semble absolument exclue du cercle des recherches linguistiques. Comme nous vivons, comme nous pensons en elle, qu’elle fait partie intégrante de nous-mêmes, les changements qui se font en elle se dérobent à la conscience, de la même façon et pour la même raison que ceux qui se font en nous. Son mouvement nous échappe, nous ne la sentons pas qui change sur nos lèvres; nous oublions, nous ne songeons pas que jamais langue vivante n’est fixée, que la langue contemporaine, dernier terme des évolutions que notre idiome a subies dans les époques antérieures, n’est que le point de départ de celles qu’il doit subir dans l’avenir; qu’elle aussi, comme la langue ancienne, a ses transformations, son mouvement, son devenir et que, régie comme elle est par des lois, elle tombe au même titre sous la prise de la science.

Aussi la langue contemporaine offre-t-elle au philologue un aussi riche sujet d’étude que celle des périodes passées; et ce serait rendre un signalé service à la science que d’en embrasser l’ensemble. » (Darmesteter 1877: 1-2)

Jouant subtilement « beauté littéraire » contre « analyse froide », Darmesteter introduit un lecteur potentiellement réfractaire à l’idée du mouvement de la langue moderne en l’opposant, un peu fallacieusement dans sa logique, à la fixité du Grand Siècle. Si, comme je l’ai déjà signalé, l’historique que fait Darmesteter de ses éminents maîtres-néologues révèle la perpétuation du poids idéologique de ce fameux Grand Siècle, il révèle aussi l’attirance faussement bonhomme et condescendante qu’il ressent pour le grand mouvement néologique du seizième siècle. Darmesteter y voit, comme pour l’italien et l’allemand, une force ayant joué pour beaucoup dans la mise en place des acrolectes nationaux. Clairement, il ne sera pas inutile d’y regarder de plus près.

(10) « Il ne sera pas inutile de jeter un coup d’oeil sur cette histoire du néologisme.

Quand, en 1549, l’école de Ronsard s’éleva sur les ruines de l’école de Marot, elle se proposa, entre autres nouveautés, d’enrichir, d’illustrer la langue française non pas, comme on le croit en inondant le français de grec et de latin; tout au contraire Ronsard réagit contre les tendances des rhétoriqueurs et latineurs, Molinet, Cretin, André de Lavigne, J. Lemaire de Belges […]. D’accord avec Geoffroy Tory et Rabelais pour livrer au ridicules les écumeurs de latin et les confrères de l’écolier limousin, il recommanda à ses disciples de cultiver la langue française et de mettre en oeuvre toutes les ressources qu’elle peut trouver en elle-même [Note 2: Voir l’Art poétique de Ronsard, la préface de la Franciade, la préface que d’Aubigné a mis en tête de ses Tragiques, où il rappelle les recommandations de Ronsard de « défendre hardiment les vieux termes françois contre ces manants qui ne tiennent pas élégant ce qui n’est point escorché du latin et de l’italien. Tout cela est pour l’escolier limousin. »[…]]. Il les engagea à rejeter les mots grecs, latins, italiens, à n’admettre que des termes français ou de formation française, à recourir à la dérivation et à la composition, à restaurer les termes vieillis qui menaçaient de disparaître, à donner droit de cité aux mots dialectaux, aux termes de métier. La langue que Ronsard rêvait de créer pour la poésie française était une langue artificielle dans sa formation, mais toute française dans ses éléments. C’est par ces mêmes procédés de larges emprunts à toutes les sources nationales que Luther créait l’allemand littéraire, que Dante avait créé le vulgaire illustre, l’italien classique.

[…]

Si Ronsard et son école échouèrent dans leur entreprise, le vaste effort qu’ils avaient tenté ne resta point stérile. La langue de la seconde moitié du seizième siècle y gagna un caractère original. Rude, inculte, sans élégance, sans finesse, elle eut l’abondance, la richesse des métaphores, l’énergie pittoresque et expressive, familière et noble, brusque, vive, d’une variété infinie, oeuvre savante mais faite de matériaux populaires. » (Darmesteter 1877: 8-10)

Le langage des disciples de Ronsard est « rude » et « inculte », mais Darmesteter ne cache pas son admiration pour la souplesse mobile du programme néologique seiziémiste, valorisant la créativité vernaculaire sur l’emprunt aux langues vivantes ou mortes. On voit déjà pointer la priorité que Darmesteter donnera à la formation française. La description qu’il fait de la lutte des puristes après le Grand Siècle fait sentir plus de nostalgie pour les grands néologues éclairés que pour les grands normatifs. Le vieux langage se fait regretter, et c’est moins d’être vénérable que d’avoir été néologique.

(11) « La lutte des puristes et des néologues se poursuit au dix-huitième siècle.

En 1715, Fénelon déplore la pauvreté de la langue française: « Notre langue manque d’un grand nombre de mots et de phrases: il me semble même qu’on l’a gênée et appauvrie, depuis environ cent ans, en voulant la purifier. Il est vrai qu’elle étoit encore un peu informe, et trop verbeuse. Mais le vieux langage se fait regretter, quand nous le retrouvons dans Marot, dans Amyot, dans le cardinal d’Ossat, dans les ouvrages les plus enjoués et dans les plus sérieux; il avoit je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif, et de passionné. On a retranché, si je ne me trompe, plus de mots qu’on n’en a introduit. D’ailleurs je voudrois n’en perdre aucun et en acquérir de nouveaux. Je voudrois autoriser tout terme qui nous manque et qui a un son doux, sans danger d’équivoque…

« Il faudroit que des personnes d’un goût et d’un discernement éprouvés choisissent les termes que nous devrions autoriser. Les mots latins paroîtroient les plus propres à être choisis: les sons en sont doux; ils tiennent à d’autres mots qui ont déjà pris racine dans notre fond; l’oreille y est déjà accoutumée. Ils n’ont plus qu’un pas à faire pour entrer chez nous [Note 1: Lettre sur les occupations de l’Académie] » (Darmesteter 1877: 19-20)

L’idée que des maîtres-néologues éclairés, capables de sagement se tenir à mi-chemin entre forclusion puriste et logorrhée libertaire est une croyance ferme chez Darmesteter. Toute son analyse du phénomène néologique en est imprégnée et cela instaure un nouveau jeu de tensions contradictoires. Exemplifions, en (12), la grandeur et la faiblesses du programme de description néologique de Darmesteter. Le sort de la formation française carré tel qu’il le décrit est bien représentatif du problème.

(12) « Les néologismes peuvent se diviser en deux classes suivant qu’ils désignent des faits nouveaux, objets ou idées, ou qu’ils désignent autrement des faits anciens.

Les faits nouveaux veulent des noms nouveaux: le néologisme dans ce cas est non seulement légitime mais nécessaire: tels sont porte-monnaie, photographie, tramway, socialisme.

Ces noms sont créés par des Français (ils sont alors formés d’éléments français, latins ou grecs), ou ils sont reçus des étrangers. Ils sont étrangers quand l’objet l’est lui-même; ils viennent et s’acclimatent avec lui.

M. Viennet déplore l’invasion anglaise; le français ne suffirait-il pas à dénommer les objets venus d’outre-Manche? Notre langue

Sera-t-elle plus riche, alors que nos marins auront du nom de docks baptisé leurs bassins?

Généralisons l’objection: pourquoi ne pas donner un nom français à l’objet étranger? Pourquoi ne pas dire carré, au lieu de square qui signifie proprement carré? voiture au lieu de wagon qui a absolument le même sens?

Nous touchons ici à un fait de psychologie du langage.

Le jardin anglais, importé en France, est un objet nouveau; on l’importe avec son nom; et ce nom, nouveau comme l’objet, frappe, comme lui, par sa nouveauté. Le peuple apprend l’un en même temps que l’autre; et le signe et la chose signifiée se gravent sans peine dans sa mémoire. À square essayez de substituer carré; ce mot, compris de tous, a des significations multiples; pour en faire le nom de l’objet nouveau, le peuple sera obligé de faire un travail intellectuel qui, par une extension dans la signification, approprie le mot à la chose; il faudra qu’il repasse par l’état d’esprit qui, chez nos voisins anglais, a donné à square sa signification spéciale. Il y a là un effort intellectuel inutile, et comme l’esprit d’instinct va droit au plus simple, comme la nature cherche à dépenser un minimum d’effort, le peuple trouve plus facile d’apprendre un mot inconnu avec l’objet nouveau dont il est le nom précis, l’expression adéquate, que d’ajouter à un mot connu et de compréhension déjà large une signification nouvelle. (Darmesteter 1877: 32-33)

Passons sur les faiblesses périphériques d’un tel développement (confusion non opératoire entre emprunt et xénisme, invocation de la sempiternelle loi du moindre effort) et allons à l’essentiel. Le sort de la formation française carré est scellé dans l’enceinte cernant les grandeurs et les limites de l’analyse de Darmesteter quand on s’avise du fait que cette formation française existe depuis longtemps en français canadien selon la dynamique que Darmesteter réclame ici tout en se rétractant sur la possibilité de sa mise en place en français (le Carré Viger, le Carré Saint Louis, le Carré Victoria à Montréal en témoignent). Vernaculaire au Canada, le mot est de plus en plus remplacé par place en français formel du Québec (Laurendeau 1985a, 1986a). Il faut observer qu’en anglais moderne square signifie d’abord place (Tiennanmen Square/Place Tiennanmen). Le sens de square décrit ici par Darmesteter n’existe pas au Québec. Pour la réalité équivalente on dit parc. Grandeur du néologue Darmesteter: il pressent l’utilisation du français carré en lieu et place de l’anglais square, et cela se réalise effectivement quelque part au moins pour le sens « place ». Faiblesse du dialectologue Darmesteter: il n’atteste pas cette utilisation dans un français régional alors qu’elle s’y trouve. Réduit à raisonner, il fait alors jouer le vieux réflexe conformiste du purisme et nie la possibilité d’une utilisation du français carré dans un sens traduisant square en invoquant le lot bien connu des justifications psychologiques et logiques a posteriori, alors que cette utilisation de la formation française était là, à prendre dans le français du Nouveau Monde.

Cet exemple a aussi la qualité de montrer à quel point Darmesteter croit profondément en la formation française contre l’emprunt lexical aux langues mortes ou vivantes. D’ailleurs il est intéressant de constater que la classification formelle des formations néologiques proposée par Darmesteter inclut ouvertement la formation française et lui donne la part du lion.

(13) « Quels sont les procédés que met en oeuvre la langue moderne pour enrichir ou renouveler son matériel? Quel en est l’origine, le cercle d’action, la force relative? Quels sont les changements généraux que leur action a produits ou est en voie de produire dans le caractère de la langue française. Tel est l’objet de notre étude.

Elle comprend trois parties: dans la première, nous parlons de la formation française; dans la seconde, de la formation latine et grecque, dans la troisième, des emprunts faits aux langues étrangères modernes.

Ces trois parties correspondent à trois procédés différents d’enrichissement de la langue. Il est inutile de nous arrêter pour le moment au dernier; les deux autres demandent quelques mots d’explication. » (Darmesteter 1877: 38)

Il n’y a là rien d’anodin. Darmesteter pour être philologue et même homme de lettres promoteur du bon langage n’en est pas moins très soucieux d’une compréhension approfondie de la logique interne du mouvement néologique de la langue française même.

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La langue françaises n’est pas un thesaurus ni une variation dialectale sur le même thème

Il devient alors piquant de constater que ce qui faisait le caractère tératologique de l’étude de la langue sauvage et barbare sans nom caractérise aussi le français. Le français n’est pas fixé. Un lexicographe consciencieux et documenté comme Darmesteter le sait. Sa force, c’est qu’il ose le dire dans l’espace le plus réfractaire à son message. Je le sais. Il est facile d’être néologue quand on est canadien. La culture discursive et comportementale du Nouveau Monde se prête si bien à ce genre d’option. Mais dans la France du Second Empire, une telle décision est un acte de courage qui mérite le respect et l’admiration.

(14) « Aussi notre langue n’a jamais été fixée, pas plus par les chefs-d’oeuvre de nos écrivains classiques au dix-septième siècle que par ceux de nos trouvères au douzième siècle et au treizième. « Les langues vulgaires se changent de siècle en siècle » [Note 1: Lettres, II, 12] disait Estienne Pasquier vers 1590. « il escoule tous les jours de nos mains » [Note 2: Selon la variation continuelle qui a suivy le nostre (nostre langage), jusques a cette heure, qui peult esperer que sa forme presente soit en usage d’icy à cinquante ans? Il escoule tous les jours de nos mains; et, depuis que je vis, s’est alteré de moitié, nous disons qu’il est asture parfaict, autant en dict du sien chasque siecle. Je n’ay garde de l’en tenir là tant qu’il fuyra et s’ira difformant comme il faict. C’est aux bons et utiles escripts de le clouer à eulx. » (Essais, III, 19], disait Montaigne, en parlant du français; et cette mobilité de notre idiome dont se plaignaient également Vauquelin de la Fresnaye [Note 3: Car depuis quarante ans desjà quatre ou cinq fois La façon a changé de parler en françois (Satires, t. I, p. 244; éd. Travers.)], Pelisson [Note 4: « Nos auteurs les plus élégants et les plus polis deviennent barbares en peu d’années », Histoire de l’Académie française, III, Travaux de l’Académie; t. 1, p. 114, de l’édit. Livet] et Bossuet [Note 5: Comment peut-on confier des actions immortelles à des langues toujours incertaines et toujours changeantes; et la nôtre en particulier pouvoit-elle promettre l’immortalité, elle dont nous voyons tous les jours passer les beautés, et qui devenoit barbare à la France même dans le cours de peu d’années? » (Discours de réception à l’Académie française, 1671)] au dix-septième, ne s’est pas arrêté. » (Darmesteter 1877: 8 )

Ici, à travers l’astucieuse citation en mitraille d’un corpus étayant l’argument tant par le propos que par la formulation, un nouveau degré d’audace est atteint. N’est plus en cause uniquement l’imagination sagace de quelques maîtres néologues. Le français bouge, comme n’importe quel dialecte. Sans spécialement se soucier de son entrée intempestive et contradictoire en la tribu des Papous et des Peaux-Rouges de tout à l’heure, Darmesteter exemplifie froidement pour son lecteur combien à la fois douloureuse et inexorable est cette prise de conscience dans l’horizon idéologique hexagonal. Face à l’application au français de cette idée simple, il y a toujours quelque résistance, quelqu’entrave. Ainsi l’ouverture à la langue populaire se fait finalement chez Darmesteter, mais… sur l’axe des ci-devant niveaux de langue. Et c’est la passe d’arme avec la sécurisante problématique de l’argot.

(15) « Pour étudier la formation française, nous devrons interroger la langue populaire; nous aurons donc à citer plus d’un mot qu’on s’étonnera peut-être de rencontrer dans une étude grave et sévère; mais il n’y a rien de vil dans la cité de la science; la science purifie tout ce qu’elle touche. La langue populaire, même dans ses créations les plus audacieuses et les plus grossières, relève de la philologie au même titre, bien mieux, à plus juste titre que la langue commune, et surtout que la langue littéraire; car c’est une formation plus naturelle et soumise à des lois plus stables et plus fixes, moins troublées par les hasards de la volonté et du parti pris.

Certains de nos exemples pourront passer pour de l’argot. Il nous arrivera parfois même de citer le livre de M. Lorédan, Dictionnaire de l’argot parisien [Note 1: Sixième édition des Excentricités du langage parisien, 1872, ouvrage excellent, fait avec soin et précision. L’auteur toutefois aurait dû donner d’une façon plus complète les indications des exemples qu’il cite. L’ouvrage de M. Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, est de beaucoup inférieur]; mais il ne faut pas se tromper sur la signification de ce mot, qui, dans les limites mal déterminées de sa définition, renferme des ordres de faits absolument différents. Il importe de distinguer la langue populaire de l’argot.

L’argot est à proprement parler une langue de convention, une langue artificielle, qu’une certaine classe de la société -qui a d’excellentes raisons pour cela- crée afin d’échapper aux oreilles indiscrètes. Il échappe du même coup à la science, qui atteint seulement ce qui est soumis à des lois naturelles, et ne connais pas des actes de la volonté humaine. Le véritable argot peut être considéré comme le modèle de cette langue de convention qu’ont rêvé des [sic] philosophes. On peut reconnaître l’argot français à ce trait que la plupart des mots qui le composent sont formés contrairement aux lois de la dérivation française, à l’aide de suffixes qu’elle n’a jamais connu: mar, muche, anche, etc.

Certains termes d’argot one pénétré dans la langue populaire, tout comme y pénètrent des mots de formation latine ou grecque. Mais confondre la langue populaire avec l’argot parce qu’elle renferme des mots d’argot, c’est commettre la même erreur que si on la confondait avec la langue savante, sous prétexte que des mots savant y sont entrés [Note 1: C’est cette distinction de l’argot et de la langue populaire que n’a pas faite l’auteur du Dictionnaire de l’argot parisien qui confond dans son ouvrage tous les termes populaires, métaphores, locutions, termes spéciaux avec les mots de convention de l’argot. M. Alfred Delvau, dans la préface de son Dictionnaire de la langue verte, va plus loin, et trouve autant d’argots parisiens que de classes, de professions, de corps d’état. C’est la même théorie qu’expose Victor Hugo dans le livre VII de la IVe partie des Misérables (l’Argot). M. Delvau a été suivi et dépassé par un professeur allemand, M. L. Botzon qui dans une grotesque Étude, écrite dans un style plus grotesque encore, sur le langage actuel de Paris, (Francfort-sur-l’Oder, 1873, in-4), reconnaît dans le français parisien deux cent-quatre-vingt-quatre argots différents!]. La langue populaire est une forme de la langue française, et qui n’est pas des moins intéressantes.

Si l’argot ne rentre pas dans le cercle de nos recherches, la langue populaire y a sa place de droit. Nous devons l’étudier dans ses procédés de formation, et peut-être cette excursion au milieu d’un idiome qu’on n’apprend guère que par des livres spéciaux nous apportera plus d’un enseignement de haute valeur sur l’état et l’avenir de notre langue. »(Darmesteter 1877: 39-40)

L’argot, langue artificielle échappe à la science. Le français populaire, langue naturelle, fait partie de son objet. Ce binarisme optimiste est quelque peu simplet mais a l’atout majeur d’enfin un peu vernaculariser le corpus. Oubliant ce que le « naturel » de l’action des néologues qu’il admire a de questionnable, Darmesteter devient enfin linguiste, bon linguiste même. Mais pour s’encadrer idéologiquement comme linguiste du français, il devra encore s’ériger une nouvelle chimère sécurisante. Il devra s’improviser philosophe du langage, mauvais, très mauvais philosophe du langage (Laurendeau 1997d, 2000b, 2000d).

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Ni koinè ni norme, il ne reste plus à la langue française qu’à être un organisme, vivant et se développant

Ni fixée, ni dialectalement diversifiée -Darmesteter rejette ces deux options- la langue deviendra un organisme en croissance. Tout est bon, même une métaphore malencontreuse et non-opératoire pour renvoyer dos à dos le Vaugelas du passé et le Walter von Wartburg à venir.

(16) « Tant qu’une langue est parlée par un peuple, c’est un organisme qui vit dans sa pensée et sur ses lèvres. Comme tout ce qui vit, elle se développe, elle change, et non seulement sa prononciation, ses formes grammaticales, sa syntaxe; mais son lexique doit subir d’incessantes transformations. Le français, langue parlée par trente-six million d’hommes, langue vivante, doit donc poursuivre la série de ses évolutions naturelles, et ainsi avoir en lui même les forces nécessaires pour les accomplir. » (Darmesteter 1877: 7-8)

Reprenant ce qu’il perçoit lui-même comme un cliché philosophique, Darmesteter produira alors l’option fondamentale qui le condamne à jamais aux yeux de la philosophie du langage.

(17) « S’il est une vérité banale aujourd’hui, c’est que les langues sont des organismes vivants dont la vie, pour être d’ordre purement intellectuel, n’en est pas moins réelle et peut se comparer à celle des organismes du règne végétal et du règne animal.

Pendant plusieurs siècles on n’étudia les langues classiques que comme des langues mortes. » (Darmesteter 1921: 13)

Scientiste, positiviste, vitaliste, cette idée inlassablement ressassée de Darmesteter est en fait d’une importance malencontreusement surestimée. L’organicisme n’est en fait pas du tout opératoire chez lui. En (18), on assiste au sabordage du modèle de la langue-organisme. Il n’y a rien d’organiciste dans La vie des mots et encore moins dans De la création des mots nouveaux. En effet Darmesteter finit par admettre la caractère complètement imagé de cette batterie d’affirmations.

(18) « Il suit de là que la vie des mots n’est autre chose que la valeur constante que l’esprit, par la force de l’habitude, leur donne régulièrement, valeur qui les rend les signes normaux de telles images ou idées. Les mots naissent, quand l’esprit fait d’un nouveau mot l’expression habituelle d’une idée; les mots se développent ou dépérissent, quand l’esprit attache régulièrement à un même mot un groupe plus étendu ou plus restreint d’images ou d’idées. Les mots meurent, quand l’esprit cesse de voir derrière eux les images ou les idées dont ils étaient les signes habituels, et par suite, n’usant plus de ces mots, les oublie. La vie des mots vient donc de l’activité de la pensée, qui modifie diversement les rapports qu’elle établit entre les objets de cette activité (images de choses sensibles, notions abstraites) et les sons articulés, dits mots, dont elle a fait autant de signes. » (Darmesteter 1921: 39-40)

On voit bien l’évident claudiquement métaphorique qui prouve plus que quoi que ce soit d’autre que cette question de la vie des mots ne mérite pas un traitement historique élaboré. C’est un calembour théorique malheureux, rideau, fin du drame. D’autres linguistes français (Vendryès 1950 notamment) s’empresseront peu après de chasser ce diablotin d’un geste agacé. Les mots naissent, les mots meurent… Que n’aura-t-il pas fallu proférer pour camoufler une idée encore aussi inquiétante que: le français n’est pas fixé, c’est juste un dialecte comme les autres.

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Une sémantique générale dont la base sémasiologique repose principalement sur la dérivation lexicale, et dont la base onomasiologique est fondamentalement extralinguistique

Les choix descriptifs et prescriptifs de Darmesteter charrieront leurs implacables implications théoriques. Le fait est que, de Port-Royal à Chomsky, l’étude circonscrite de l’acrolecte est toujours la recherche d’une base empirique stable pour l’exploration spéculative. Darmesteter n’échappera pas à cette tendance. L’épuration du corpus, la mise de côté de la variation dialectale entraîne une attention synchronique au dérivationnel et à l’extralinguistique qui imprimera sa marque particulière à l’étude du sens. En (19) on nous annonce que la sémantique est à naître.

(19) « Nous avons reconnu les modes de changements de sens. Quelles en sont les causes? Ici nous touchons aux problèmes les plus obscurs et les plus difficiles de la sémantique [Note 1: Ce mot, tiré du grec, désigne la science des changements de signification dans les mots]. Les mots nouveaux expriment des choses nouvelles, faits, idées, sentiments, ou sont des façons nouvelles de rendre les choses anciennes. Le développement des mots nouveaux répond donc aux changements qui affectent la pensée d’un peuple ou sa façon de sentir. La science de la signification des mots fait donc partie de l’histoire de la psychologie.

On a dit de cette science qu’on n’en a guère jusqu’ici créé que le nom. Le domaine en est si vaste, les faits sont si nombreux que les efforts tentés n’ont guère abouti. Que la constitution de cette science présente des difficultés considérables, cela est évident; mais qu’elle en soit rendue impossible, cela est douteux.

En effet, ce qui arrête la recherche c’est la multiplicité inouïe des faits qu’il s’agit d’étudier. Les actions qui modifient les mots dans leurs sens paraissent innombrables; chaque changement semble remonter à une cause propre, réclamer son explication spéciale, et par conséquent défier la constitution de la science.

Mais n’était-ce pas naguère le cas pour la météorologie? Pendant la première moitié de ce siècle, n’a-t-on pas renoncé à en faire autre chose qu’un vaste catalogue de faits indépendants? Et cependant, bien qu’elle ne soit pas encore une science constituée, qui ira soutenir qu’elle ne le deviendra pas un jour? Qui ira soutenir que le déterminisme infiniment complexe qui la régit ne se ramènera pas à un nombre plus restreint de lois inflexibles? » (Darmesteter 1921: 79-80)

Tout se passe comme si une ferme distance prise face à la multiplicité inouïe des faits qu’il s’agit d’étudier, c’est-à-dire ici face au fourmillement dialectal, pavait la voie à l’analyse méthodique des faits… sémantiques donc, sur des bases libérées de l’étymologisme, compagnon de route quasi inévitable de la variation linguistique intégralement embrassée. Or il est inexorable que la restriction de l’étude linguistique à une langue unique, bien circonscrite dans le lecte dont le linguiste est locuteur, pave la voie à tous les trimphalismes logicistes ou ontologisants. En (20), les catégories ontologiques de sujet et d’objet sont érigés en fondement de la sémantique.

(20) « La première question est celle de la méthode. Quelle classification générale adopter?

Les faits, nous l’avons dit plus haut, semblent se diviser en deux groupes:

Changements de sens dus à des causes objectives, extérieures à l’esprit, à des causes historiques;

Changements de sens dus à des causes subjectives, intimes.

Il faudrait donc commencer par grouper dans une même classe toutes les expressions qui ont rapport à des faits historiques. L’étude de ce groupe jetterais un jour sur l’histoire des idées et des faits chez les peuples.

Le second groupe comprendrait les expressions d’idées générales, de sentiments communs, non à tel ou tel peuple, mais à la plupart des peuples de même civilisation. Ici on toucherait de plus près à la psychologie populaire. » (Darmesteter 1921: 80-81)

Tout en restant dans le cadre du français, on assiste nettement à une recherche d’un base sémasiologique stable à l’exposé et un dispositif analytique se met doucement en place. Méthodique, presque binarisant, Darmesteter s’autorise alors d’une classification que la restriction du corpus autorise, appelle même. La dérivation y occupe une place centrale.

(21) « La dérivation est propre ou impropre suivant qu’elle recourt ou non à des suffixes. Herbette de herbe, lainage de laine sont des exemples de la dérivation propre; Le substantif appel, tiré de l’infinitif appeler, l’adjectif caressant, caressante, tiré du participe présent caressant sont des exemples de la dérivation impropre. Nous commençons par celle-ci, et nous examinons comment les diverses parties du discours peuvent fournir, sans addition de suffixes, des noms et des adjectifs. » (Darmesteter 1877: 41)

C’est la recherche de cette base sémasiologique stable à l’exposé, autorisée il va sans dire par l’absence de variation dialectale des formes étudiées, et aussi la priorité donnée à la formation françaises qui pousse Darmesteter à asseoir son étude de la néologie sur les subdivisions savantes et vernaculaires imposées par rien d’autre que le fonctionnement spécifique du français acrolectal. La boucle empirie/théorisation est bouclée.

(22) Plan de De la création des mots nouveaux dans la langue française et des lois qui la régissent (Darmesteter 1877)

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE -FORMATION FRANÇAISE

PREMIÈRE SECTION – DÉRIVATION IMPROPRE

DEUXIÈME SECTION – DÉRIVATION PROPRE

TROISIÈME SECTION – COMPOSITION

DEUXIÈME PARTIE -FORMATION LATINE ET GRECQUE

PREMIÈRE SECTION – FORMATION LATINE

DEUXIÈME SECTION – FORMATION GRECQUE

TROISIÈME PARTIE – EMPRUNTS AU LANGUES MODERNES

CONCLUSION

Dans ce travail très riche et très précis, la classification sémasiologique se légitime comme tout naturellement dans la distinction entre forme et sens. La perspective structurale se profile déjà, avec priorité assignée au plan sémantique, Il va sans dire que toute la question de la relation entre structuralisme et norme linguistique se pose déjà sur le cas ordinaire de Darmesteter, comme il se posera sur le cas extraordinaire de Chomsky.

(23) « Les mots naissent de deux manières, par créations nouvelles de mots, ou néologisme de mots, et par créations nouvelles de significations ou néologismes de significations.

Quand la langue crée des mots nouveaux, elle a recours, soit à des emprunts aux langues étrangères, soit à des procédés de dérivation qui tirent d’un mot déjà existant, de nouveaux mots, par adjonction de préfixes, de suffixes ou par combinaisons de deux ou plusieurs mots entre eux. L’étude des ces emprunts ou de ces procédés de dérivation relève de l’histoire du lexique ou de la grammaire; nous n’avons à en tenir compte qu’au point de vue de la représentation des idées.

Quand la langue crée des sens nouveaux, elle donne à des mots déjà existants des fonctions qu’ils ignoraient jusqu’alors. Sans paraître porter atteinte au lexique, elle fait en réalité de ce mot un véritable mot nouveau, puisque, avec une économie de son, elle donne à une même forme des fonctions différentes.

Le néologisme de signification prête à l’étude logique et psychologique que nous entreprenons ici une matière beaucoup plus riche; c’est en effet dans les changements de sens que paraît avant tout la marche de l’esprit maniant et façonnant le lexique. »(Darmesteter 1921: 35)

S’amorce alors cette recherche de catégories fondamentales typique de toute réflexion sur corpus homogène restreint. C’est ici que l’imagination investigatrice du chercheur dispose de la flexibilité la plus vaste. Notons pour exemple que la catégorie sémantique fondamentale en néologie sera pour Darmesteter: la catachrèse.

(24) « Biche est un substantif simple aujourd’hui; à l’origine il signifie la bête sauvage (bestia); sanglier est un nom adéquat à l’animal qu’il désigne: à l’origine c’était le solitaire (singularis). Qui voit dans bouclier autre chose que l’image de ce que les anglais appellent shield? Pourtant le bouclier a commencé par être l’écu boucler ou bouclier. Et ainsi de mille autres.

C’est la catachrèse qui en a fait des substantifs, comme c’est la catachrèse qui, à la longue, efface dans toute figure le premier terme du rapprochement et avec lui tout rapprochement. La catachrèse est l’acte émancipateur du mot c’est, dans le développement de l’être par gemmation, la force qui sépare le bourgeon de l’organisme primitif. Ainsi comprise, elle devient une des forces vives du langage. » (Darmesteter 1921: 64)

En bonne conformité traditionaliste, les autres catégories ne seront pas laissées en reste. Métonymie et métaphore sont convoquées. On assigne même à cette dernière un statut moteur particulier, solidement démarqué du vieux mythe de la rigueur logique française.

(25) « Tantôt [la langue] restreint l’horizon d’un terme par absorption du déterminant par le déterminé, ou du déterminé dans le déterminant. Tantôt elle applique le nom d’un objet à des objets différents, à la suite de rapports constants (métonymie) ou d’analogies (métaphore) qu’elle trouve entre l’objet dénommé et les autres. Le premier procédé donne à l’expression une plénitude et une concision nouvelle, en condensant deux idées en une. Les autres lui donnent un relief qui séduit l’imagination. De ces procédés, c’est bien la métaphore qui joue le rôle le plus important. Elle ne se contente pas de substituer à l’abstraction sèche, à l’exposition simple du fait, la couleur, l’éclat de l’image; elle permet avant tout au langage d’exprimer les idées abstraites. » (Darmesteter 1921: 76)

Résister discrètement aux contraintes cartésianistes héritées du Grand Siècle demeure la priorité. Il ne s’agit plus d’énoncer clairement pour avoir bien conçu, mais de mobiliser une vigueur vernaculaire plus empirique que rationnelle.

(26) « Le nom n’a pas pour fonction de définir la chose, mais seulement d’en éveiller l’image. Et, à cet effet, le moindre signe, le plus imparfait, le plus incomplet suffit, du moment qu’il est établi, entre les gens parlant la langue, qu’un rapport existe entre le signe et la chose signifiée. Dans ces dernières années, on a donné le nom de porte-bonheur à une espèce de bracelet. En quoi porte-bonheur définit-il l’objet qu’il désigne? Une vague idée de souhait, unie à l’idée de présent qu’on peut faire du bracelet, suffit à faire un nom. » (Darmesteter 1921: 45)

Et on comprend que, sur corpus de français acrolectal, et à travers la croûte épaisse des préjugés épilinguistiques (Laurendeau 1990b, 1990h, 1992) d’une époque, ce qui vrille son chemin chez Darmesteter, c’est tout bonnement la linguistique descriptive. Sans rayonner comme le fera Saussure, il reste que la linguistique descriptive d’un Darmesteter a su oser quand même se donner un des corpus les plus explosifs qu’on puisse oser s’approprier dans l’horizon français, celui de la néologie.

Dans un contexte intellectuel hautement réfractaire à l’idée de créativité lexicale, et en laissant clairement de côté le programme dialectologique et le phénomène encore mal perçu des français régionaux, Arsène Darmesteter, sous la puissante pression de la linguistique historique, est donc arrivé à étudier la néologie en français acrolectal. La langue françaises n’est pas un thesaurus ni une variation dialectale sur le même thème. Mais elle n’est pas non plus le monument voulu par Vaugelas. Ni koinè ni norme, il ne lui reste plus qu’à être un organisme, vivant et se développant. Sans rendre vraiment cette analogie vitaliste opératoire, l’analyse produite s’articule comme une sémantique générale dont la base sémasiologique repose principalement sur la dérivation lexicale, et dont la base onomasiologique est fondamentalement extralinguistique. Le contenu empirique et critique de ces travaux est encore crucialement d’actualité surtout en nos temps ou replis normatif et fascination pour le xénisme lexical continuent ouvertement d’engoncer, d’enfarger, d’encaraméliser le formidable potentiel de la néologie française.
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Références

DARMESTETER, A. (1877), De la création des mots nouveaux dans la langue française et des lois qui la régissent, Paris, Wieveg, (Slatkine Reprint 1972), 307 p.

DARMESTETER, A. (1921), La vie des mots étudiés dans leurs significations, (troisième édition), Paris, Delegrave, 212 p.

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