LAURENDEAU 2005B
LAURENDEAU, P. (2005b), « Entretien avec Karl Marx », DUMONTAIS, S. (dir.) Entretien avec quatre philosophes: Socrate, Machiavel, Marx, Nietzsche, H.M.H–Hurtubise, coll. Dialogus, pp. 133-194.
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Monsieur Marx,
Je ne vous dirai jamais assez combien j’apprécie que vous ayez accepté de répondre à mes questions. Je vous sais à la fois occupé et préoccupé, constamment plongé dans la rédaction de vos ouvrages et dans tout le travail préparatoire que cela exige. Je me doute bien, aussi, que je ne dois pas être le seul à vous solliciter.
Votre bonté est d’autant plus appréciée que je vous écris d’une époque où les décisions économiques de ceux qui détiennent le pouvoir sont de plus en plus inquiétantes. Nous sommes nombreux à penser que nous fonçons tête première vers une catastrophe, et ce de façon presque délibérée.
Cela dit, ne croyez pas que je souhaite cet échange dans le but que vous nous aidiez à sortir de notre impasse. Je vous l’ai dis et je vous le répète, de façon à vous rassurer totalement: nos problèmes nous appartiennent et je n’ai pas à vous emmerder avec ça.
Non, monsieur Marx, je ne souhaite pas vous entretenir de mon époque mais de la vôtre. Plus encore, ce qui nous intéressera sera votre système de pensée, si l’on peut dire.
Figurez-vous que depuis la publication du Capital, l’immense ouvrage que vous écrivez, et qui n’est pas encore terminé au moment même où vous recevez cette lettre, depuis la publication de ce livre, dis-je, plusieurs spécialistes ont écrit à leur tour des ouvrages dans le but d’expliquer le vôtre. Je crois même avoir vu un livre, un jour, que son auteur avait écrit dans le but précis de nous suggérer comment lire le vôtre afin d’y comprendre quelque chose. Je crois qu’il suggérait au lecteur de ne pas commencer par le premier chapitre.
Je ne vous dis pas ceci pour vous attrister. Beaucoup ont parfaitement compris les idées que vous souhaitiez léguer. Par contre, votre écrit est d’une telle complexité que je souris déjà à l’idée que notre entretien puisse aider un plus grand nombre de mes contemporains à comprendre l’essentiel de votre pensée.
Avant d’y arriver, il faut bien sûr en situer le contexte. Vous êtes né en Allemagne en 1818. Dans quel environnement économique et familial avez-vous passé les premières années de votre vie? De quel événement avez-vous pu être le témoin pour que naissent en vous des idées aussi contraires aux conceptions déjà en place?
Merci de faire ce petit recul dans ce qui est votre propre histoire.
Cordialement,
Sinclair Dumontais
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Cher Sinclair,
Je ne suis pas né exactement en Allemagne, mais en Rhénanie. Il s’agit d’un point extrême de Prusse Occidentale, limitrophe aux Pays Bas, à la Belgique, au Luxembourg, à l’Alsace-Lorraine (donc à la France ou mieux la République Française). C’est un extraordinaire carrefour d’influences matérielles et intellectuelles où les idées sociales françaises les plus virulentes percutent, déjà pendant mon enfance, les abstractions allemandes les plus opaques en un brassage d’une indubitable richesse théorique. Mon père, Heinrich Marx, un juif allemand sans ambivalence, est un avocat libéral, modéré, patriote, voltairien. Français de cœur, il aspire pourtant quasi-maladivement à s’intégrer et à intégrer ses enfants à la bonne société prussienne. Et il veut le faire de façon lisse, sereine, sans aspérité, sans crapahutage et en silence. Ce n’est pas facile, ça Sinclair. Nous sommes vraiment des israélites très racialement typés et ça, en ces temps et dans ce monde, ça ne pardonne pas. Je suis hirsute et brun de peau comme un marron mal cuit. Toute ma vie on me surnommera le Maure. Mes ancêtres par père et mère sont des rabbins ashkénazes. Allez donc fourrer une ovale pareille dans l’orifice carré de la bonne société allemande début de siècle. Pas évident, pas évident du tout de déguiser notre nuée de Shylock, maigres et survoltés, en bons philistins allemands pansus et roides.
Sitôt ses parents proprement enterrés, Père va d’abord nous convertir, moi et mes sept frères et sœurs, au protestantisme. Là, encore une fois, il faut juger au contexte. Impossible de briguer la moindre fonction au service civil en Prusse, en Saxe ou en Rhénanie sans être un luthérien ostentatoire et bien dans les règles. Vous vous doutez que ce genre de tournant théologique de convenance engendre nécessairement une foi chrétienne plutôt raboteuse. Ce fut le cas pour nous tous, père et mère inclus. Surtout que la seule religion de père, c’est la loi. Il voulait cœur et entrailles que je fasse mon droit. Le pauvre homme, ce qu’il a pu en pester. Il faut dire qu’il n’a jamais eu le temps de vraiment se rendre compte qu’il était le père de Karl Marx. Il m’a enquiquiné pendant les vingt premières courtes et cruciales années de ma vie, par sa faconde faussement patiente dissimulant avec peine ses aspirations viscéralement conformes. Alors je lui ai fait, au plan juridique, le même coup traître qu’il avait fait à ses propres parents au plan religieux. Quand il est mort en 1838, j’ai largué mes études berlinoises de Droit d’un coup sec et me suis dirigé cap franc sur la Philosophie Matérialiste Antique. Du fond de la géhenne, s’il y médite proprement, le brave homme ne pourra pas me reprocher de ne pas avoir capté et appliqué son auguste exemple en matière de gestion des choses de la vie et de la mort au giron familial…
Mère, pour sa part, est morte en 1863. Elle l’a bien su, elle, qu’elle était la mère de Karl Marx. On lui doit même, sur ses vieux jours, la phrase historique suivante: « Karl aurait mieux fait d’accumuler du capital plutôt que d’écrire des livres sur le capital ». Probant, n’est-ce pas? Cela fait bien rire les cuistres, ce genre de boutade involontaire, mais je vous demande simplement, Sinclair: qui est vraiment compris de ses parents? On n’est en fait compris que de nos parents putatifs, c’est-à-dire ceux qu’on adopte nous-même. Moi mon paternel putatif, ce fut Ludwig von Westphalen, le père de ma future épouse bien aimée, Jenny. Une tête encyclopédique, un génie râpeux et cynique, un seigneur. Les von Westphalen étaient nos voisins. Aristocrates rhénans éclairés, il ne se rebutaient nullement à accueillir des juifs sous leur toit. Jenny, dont l’intelligence prodigieuse me magnétisa dès l’enfance, était ma meilleure amie. Nous passions des heures dans la bibliothèque de son père à écouter le savant homme nous commenter les affaires du jour et les grandeurs de l’Histoire. Prusse moderne et Grèce antique se percutaient en un contact fascinant et fracassant quand Jenny et moi, enfançons joyeux et folâtres, bavardions sans entrave avec le bouillant Ludwig von Westphalen. Ce titan intellectuel n’avait pas de rejeton mâle et, contrairement à mon avoué coincé de père naturel, il adorait qu’on relève un peu le gant et qu’on grimpe l’Olympe pour y chaparder l’étincelle. Je ne m’en privais pas.
Alors l’étincelle que m’a transmise Ludwig von Westphalen ce fut d’abord la haine du bourgeois. Il n’y a qu’un baron allemand de franche souche pour vous instiller ça de la bonne manière. Déclassé lucide, le baron von Westphalen était certainement mieux placé et disposé pour discerner la misère prolétarienne que ses ancêtres lointains n’avaient du l’être à observer les affres du servage. Il est tellement plus réalisable de cingler les abus des maîtres quand on n’en est plus un… mais qu’on dispose encore de la richesse intellectuelle accumulée du hobereau fraîchement déchu. L’aristocratie rhénane, provinciale certes, mais frondeuse, francisée, éveillée, mordante, attaquait la bonne bourgeoisie allemande sur sa droite et sur sa gauche tout à la fois. L’ancien propriétaire foncier, déclassé donc, mais dense d’un savoir séculaire, voit clairement le philistinisme de brute du parvenu affairiste mal dégrossi et lourd. En même temps, les masses révolutionnaires n’étant plus des jacques ou des compagnons, mais des prolétaires, il n’est plus menaçant pour le hobereau vengeur de les défendre et de les encourager. Il le fait donc, avec toute la sagacité du patricien en recyclage qui n’a plus rien à perdre. Il y a des pépites aristocratiques dans tous les mouvements socialistes d’Europe. Et, comme par hasard, en Amérique, il y a aussi peu de l’un que de l’autre.
Tel fut en résumé le ferment purulent et tendu de ma jeunesse. Puis, détail colossal, l’année de mes trente ans, une conflagration transformera ledit ferment de mon âme, de celle de Jenny, de celle d’Engels, de celle de toute notre génération, en un feu grégeois inextinguible: la grande révolution européenne de 1848.
Karl Marx
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Monsieur Marx,
Vous terminez votre lettre sur «la grande révolution européenne de 1848». Avant de nous en parler un peu, car j’ai le sentiment que vous en avez terriblement envie, j’aimerais bien que vous nous glissiez quelques mots sur deux événements fort importants dans votre vie et qui se sont produits tout juste avant cette année charnière.
Je parle d’événements mais il s’agit plutôt de rencontres. La première avec celui qui sera à tout jamais votre ennemi, Bakounine, et celui qui à l’inverse sera à tout jamais votre ami, Engels.
Pourriez-vous nous parler de ces deux personnes? Celui qui vous remplit de mauvaise humeur et celui qui vous remplit d’affection?
Mes respects,
Dumontais
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Cher Sinclair,
J’ai rencontré Mikhaïl Aleksandrovich Bakounine de façon sérieuse deux fois à ce jour. La première fois, comme vous la signalez, en 1844 et la seconde, en 1864, lors de la constitution de l’Internationale Ouvrière. Je vais vous surprendre, mon ami, mais je trouve en fait que Bakounine est un homme fort charmant de sa personne. Massif, tonitruant, torrentiel et surtout russe, tellement russe. Russe jusqu’au bout des ongles. C’est aussi un flatteur, un séducteur, un charmeur. En conditions normales, je n’aurais l’un dans l’autre pas trop à me plaindre de lui. Il s’est ouvertement proclamé mon disciple, a ostentatoirement déclaré son admiration pour mes travaux économiques, s’est décarcassé pour sauver les communards de toutes les pestes répressives d’Europe. J’ai eu vraiment beaucoup de plaisir à échanger avec l’homme qui est brillant, pétillant, survolté, révolté, cultivé et vrai. Il sent à plein nez la geôle tsariste et le grand idéalisme naïf des steppes. Vous rendez-vous compte que cet enragé a littéralement et très précisément fait le tour du globe pour pouvoir continuer ses activités subversives? Capturé en Allemagne après la Révolution de 1848, il est remis aux Autrichiens, puis aux Russes. Il fait plusieurs années de forteresse en Russie où, entre autres souffrances, il perd toutes ses dents. Puis il voit sa peine commuée en exil en Sibérie. Muté –grâce à une de ses innombrables astuces- dans la région du fleuve Amour, près de la frontière chinoise, il s’enfuit finalement de Sibérie et se réfugie au Japon. De là, il s’embarque pour San Francisco. Il traverse d’ouest en est les États-Unis d’Amérique du Nord et se retrouve à New York. De là il s’embarque pour Londres et finit par retourner foutre la merde en son point de départ en Allemagne! Sans forfanterie, j’admire cela. L’homme Bakounine m’a suscité un estime réel et profond.
Mais vous avez tout à fait raison de dire aussi qu’il me fout en rogne, qu’il me fait entrer dans une furie noire. Mais ma colère à l’égard de Bakounine n’est pas assise sur une base personnelle. Ma rage à son égard repose sur des fondements bien plus graves et inexorables: le fondement théorique et le fondement tactique. Du point de vue théorique, Bakounine néglige la racine économique des problèmes sociaux. L’état est une émanation, une manifestation, un indice de rapports économiques fondamentaux qui l’instrumentalisent et le mobilisent à son service. Bakounine ne voit pas cela, il considère que l’état n’est pas le constable de la puissance bourgeoise, mais son démiurge. Il veut faire l’ablation de l’état en croyant que couper l’extrémité du ver c’est le décapiter donc l’exterminer. Il est guignol voulant en découdre avec le gendarme sans voir que les deux sont tirés par les ficelles invisibles de la lutte des classes. Il veut donc abolir l’état, d’où la désignation de son programme: anarchisme. Quand Bakounine s’aventure sur le terrain hasardeux de l’analyse économique, il est plus que jamais idéaliste russe à vous en donner la nausée. Misant principalement sur la paysannerie et les bandits de grand chemin, il néglige totalement le rôle moteur du grand prolétariat industriel. Il joue à l’anti-Tolstoï après avoir joué au conspirateur nihiliste. C’est une catastrophe inénarrable. Et comme l’homme est brillant, bouillant, sacrément fort en gueule pour un édenté, il entraîne une partie significative du mouvement ouvrier sur le sillage ondoyant de ce marasme théorique. Le fil à retordre qu’il a donné à ma fraction de l’Internationale, je ne vous dit pas. Il n’y a eu que Lassalle pour le battre sur ce plan du grand bousillage.
Au niveau tactique, le cataclysme se répercute. Bakounine est un libertaire, un révolté, un résistant, un frelon. L’état qu’il prétend abattre, il le harcèle, l’aiguillonne, l’exacerbe, l’encourage objectivement à se barder mieux de gendarmes et de dragons. Les bakouniniens adorent d’ailleurs en découdre avec les gendarmes et les dragons. Pour eux le spectacle individualiste et narcissique de la casse est une valeur en soi, une jouissance, une épiphanie. Bakounine considère qu’il ne faut pas organiser mais désorganiser, qu’il ne faut pas faire une révolution mais gruger l’arbre. Et alors soudain d’un coup sec, on le voit se lancer dans du réformisme frondeur, du syndicalisme accommodant, du socialisme de plastronneur, des conspirations, des arrangements, des embrouilles. En matière tactique, il nous qualifie Engels et moi d’autoritaires simplement parce que nous voulons mettre en place une organisation solide capable de faire objectivement la révolution prolétarienne plutôt que de se défaire subjectivement elle-même. En prônant la décentralisation, la communauté gentillette, l’individualisme libertaire, Bakounine émiette le mouvement ouvrier plus qu’il ne le concentre, l’édulcore plus qu’il ne le cristallise. Ce faisant, il est l’agent objectif direct de son ennemi de classe. C’est un conspirateur romantique qui finit implacablement par conspirer contre son propre camp. C’est seulement après les avoir expulsés lui et sa phalange que nous avons pu organiser l’Internationale d’une façon conséquente hors du rayon du miroir aux alouettes de ses illusions miroitantes. Bakounine est mort il y a deux ans maintenant (en 1876) mais c’est tout comme s’il était encore là car avec ses disciples, ce n’est jamais fini. Ils sont gluants, collant, poisseux. C’est comme une secte d’illuminés nord-américains qui a des tracts à fourguer. Ils se nichent partout dans les structures décisionnelles du mouvement ouvrier et les sapent comme une gangrène. La Commune de Paris (sans parler de la Commune de Lyon directement compromise par Bakounine en personne) est tombée à genoux devant les versaillais, colosse aux pieds percolant dans l’argile anarchiste. Ce n’est pas rien ça, aux yeux de l’histoire du mouvement ouvrier…
En un mot Bakounine ne comprends pas, ne veut pas comprendre et fait des dupes. Il barbotte ma réflexion théorique, saborde mon activisme tactique, vend objectivement par son action incomplète et inutile l’œuvre de ma vie au Roi de Prusse et aux bonapartistes. Après, il me fait des ronds de jambe, me propose de trinquer au socialisme et se dit mon disciple. C’est à hurler de dépit.
Engels maintenant. Première rencontre: début 1842, dernière rencontre, 36 ans plus tard, hier après-midi pour prendre le thé en famille. Voyez l’homme, Sinclair, et dites si ce n’est pas une pure merveille. Fils d’un puissant propriétaire de filatures de Manchester, grand bourgeois chic et élégant vite impliqué dans l’entreprise de son père. Que fait-il quand il voit pour la première fois les travailleurs des manufactures anglaises en action? Il ne leur crie pas de trimer plus fort pour sa famille et pour sa classe comme tout l’y préparait. Non que non. Il écrit un essai d’un immense retentissement intitulé La condition de la Classe laborieuse en Angleterre. À cette époque, Karl Marx, votre humble serviteur, se débat encore avec le droit hégélien, la religion comme ahanement de la bête oppressée, la question juive et la critique de la critique critique. Engels va me porter à la conscience prolétarienne, il va gorger mon éponge théorique de son flair de praticien et de stratège. Il va me tirer vers la terre moi qui flotte au ciel. Je vais le faire monter lui qui bat la campagne et la ville. Je suis Hegel, il est Feuerbach, et nous joignons nos efforts. Nous ne formons qu’un théoriquement. Engels est en pensée, en action dans tous les angles et sous toutes les facettes, mon ami.
Bien sûr il m’écoute, mais il ne m’idolâtre pas. Bien sûr, il m’encourage et me rassure, mais il ne me flagorne pas. Il m’organise, me stabilise, me fait communiquer, me fait me taire au bon moment. C’est un homme très savant en économie, anthropologie, ethnologie, philosophie… C’est un polyglotte naturel, un communicateur extraordinaire, un militant généreux et désintéressé et même un stratège militaire. Je suis Don Quichotte. Il est Sancho. Sans lui je serais désarçonné depuis longtemps. Il est Salieri, je suis Mozart, mais il a eu la sagesse d’être mon ami et de combiner sa musique à la mienne.
Friedrich Engels est mon plus grand ami, peut-être même mon seul.
Karl Marx
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Monsieur Marx,
Nous n’avons aucune difficulté à vous croire, lorsque vous nous parlez de votre amitié pour Friedrich Engels. Votre nom lui est d’ailleurs très souvent associé.
Avant que je ne vous force à me parler de lui, ainsi que de Bakounine, vous étiez sur le point de nous parler de l’année 1848.
Vous avez trente ans, déjà deux enfants sont nés de votre mariage avec la baronne von Westphalen, Paris vous reçoit parce que la Belgique vous expulse, et pendant qu’un peu partout en Europe les révoltes se succèdent comme un jeu de domino, vous signez avec Engels le fameux Manifeste du Parti Communiste qui vous a été commandé par la Ligue des Communistes dont le siège est en Angleterre.
Quel lien faut-il faire entre le Manifeste et les événements de cette année 1848?
Dumontais
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Cher Sinclair,
Il faut d’abord expliquer une peu ce qui se passa tant en 1848. Depuis leur entrée dans le dix-neuvième siècle, les monarchies européennes tremblent de peur devant leurs populaces respectives car le capitalisme industriel pousse de plus en plus sur les anciens pouvoirs fonciers et les fissure inexorablement à son avantage. Le baromètre français est ici d’une valeur symbolique cardinale qui retentit sur toute l’Europe. Après la Restauration puante et réactionnaire de 1814, la monarchie française s’est en fait fendue comme une pastèque. Tant et bien qu’il y a, au début de mon siècle, deux filières de prétendants au trône de France. Les descendants directs de Louis XV par le biais de son fils le dauphin Louis sont remis en selle à la Restauration en Louis XVIII, auquel succède à sa mort en 1824 son frère Charles X. Louis XVIII ne le saura jamais mais il sera le dernier roi de France à passer directement du trône à la tombe. C’est que désormais un roi de France qui constate que Paris se couvre de barricades se dépêche de promptement abdiquer avant que ça ne se gâte trop pour lui. C’est ce qui arrivera à Charles en 1830, après trois jours d’insurrections populaires et ouvrières dans sa capitale. La monarchie européenne en est déjà là pendant mon enfance et celle de ma génération. Un petit 72 heures de chahut public et le roi se découronne avant que le Salut Public ne le décapite.
La seconde moitié de la pastèque monarchique française en voie de putréfaction s’avance alors. La descendance du vieux Louis XIII par le frère puîné de Louis XIV, Philippe duc d’Orléans qui fut régent de Louis XV, mène à un frêle Louis-Philippe, toujours duc d’Orléans. Le calme promptement revenu à Paris, après les Trois Glorieuses de 1830, on met donc ledit Louis-Philippe en selle, comme successeur à l’abdiqué Charles. Excusez moi d’insister sur ces croquignoles de pantins herminés, Sinclair, mais il vous faut comprendre que le remplacement d’un abdiqué par un prétendant concurrent en une telle période de bouillonnement social sur un trône réputé aussi solide que celui de France aura un grand retentissement symbolique dans toute l’Europe. Depuis la grande révolution française, il y a en effet en France un courant de pensée qu’on appelle, un peu ironiquement depuis Danton, l’Anglomanie. Un anglomane c’est quelqu’un, généralement un bourgeois légitimiste, qui juge qu’il faudrait se diriger vers une monarchie constitutionnelle à l’anglaise en France. Or si la crédibilité de la monarchie française s’effrite, l’Anglomanie est condamnée aussi et alors toutes les innovations politiques, les plus révolutionnaires inclues, sont envisageables. Vous suivez le mouvement?
1848. Nouvelle insurrection populaire et ouvrière à Paris. Louis-Philippe, «roi-citoyen des français», l’ultime monarque, qui se promenait en coche et saluait ses concitoyens en agitant son gibus, est abruptement déposé. La Seconde République est proclamée. Il n’y aura plus jamais de roi en France. Commencée d’une façon aussi éclatante à Paris, la révolution se propage alors comme une traînée de poudre dans la majeure partie de l’Europe continentale, de l’Atlantique aux frontières russes. C’est bien que le dispositif social est prêt, tendu de partout comme une besace, pour la grande conflagration anti-monarchique. Outre la France, le tourbillon gagne la Prusse, l’Autriche, la Bavière, la Saxe, la Rhénanie et d’autres états de la confédération germanique, tous les États italiens, le Royaume de Sardaigne dit aussi Piémont, les État pontificaux, le Royaume de Naples. J’en passe et des meilleurs. Il faut encore ajouter, à cette formidable tempête émancipatrice, les portions d’Europe en position de lutte de libération nationale, nommément les territoires polonais occupés par la Prusse, la Bohème et surtout la Hongrie et l’Italie du nord dite Lombardie, qui cherchent toutes trois à secouer le joug autrichien.
D’abord dirigée contre les monarchies absolues ou réactionnaires, contre le système de la Sainte Alliance et contre toutes les survivances féodales en général, la Révolution Européenne de 1848 prendra très rapidement un tour anti-bourgeois. C’est dans cette fissure que le mouvement ouvrier naissant cherchera à concentrer sa force agissante pour tenter de soulever l’immense merdier en mutation. Engels avait produit au milieu des années quarante, à la demande de la Ligue des Communistes, un court texte intitulé Principes du Communisme, qui me servit de canevas de départ pour le pamphlet militant que m’inspira l’immense mouvement social quarante-huitard. C’est Friedrich qui a décidé de la désignation Manifeste. C’est aussi à lui que l’on doit la formule-tonnerre: Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Notre texte, écrit d’abord en allemand et vite traduit dans plusieurs langues, eut un retentissement immédiat au sein du mouvement ouvrier. Mais il vous faut absolument comprendre, Sinclair, que 1848 ne fut pas la conséquence de notre manifeste, mais sa cause. Notre conscience politique, notre analyse économique, furent altérées à jamais par la démonstration de la puissance prolétarienne pendant ce puissant mouvement, gros d’espoirs et de déceptions. Sous nos yeux, le capitalisme industriel éjectait hors de ses entrailles sa contradiction interne la plus virulente. La révolution était vouée à ne plus se faire avec la bourgeoisie possédante mais contre elle. Le capitalisme, qui avait fait sauter toutes les séculaires contraintes de jadis, était sur le point d’être broyé lui-même par le nivellement social même qu’il avait engendré. Tout se jouait. À l’individualisme foncier, marchand et industriel pouvait succéder le communisme.
Terrorisée par les ouvriers, la bourgeoisie européenne eut vite fait de comprendre que son intérêt n’était plus révolutionnaire. Une fois rédigé avec le sang du peuple son petit fatras de constitutions, d’entente parlementaires et de mécanismes juridique permettant de faire sauter les derniers verrous que la féodalité imposait au capitalisme, une fois rétablies ses petites souverainetés nationales et autres confédérations et protectorats d’exploiteurs, ladite bourgeoisie s’allia promptement et ouvertement à la réaction et referma graduellement l’étau répressif sur les masses ouvrières d’Europe. La Contre-Révolution culmina là où la Révolution avait débuté: dans ce bon vieux symbolisme politique français. En 1852, un coup d’état mit fin à la Seconde République et instaura le Second Empire, avec à sa tête le fils de Louis Bonaparte ex-roi de Hollande et frère de Napoléon, le bien nommé Louis-Napoléon qui, sous le titre de Napoléon III, devint Empereur des bourgeois et des paysans français et grand constable répresseur du prolétariat.
En 1848-50, Engels et moi avons circulé entre Bruxelles, Paris, Cologne capitale de la Rhénanie et Berlin, nous efforçant de dissoudre la Ligue des Communistes trop conspirationniste dans un mouvement ouvrier plus large et international. Après les répressions, nous nous sommes repliés sur l’Angleterre, dont nous ne sortirons probablement plus jamais, car les politiques, les rois, les président, les empereurs de guignol ont la continuité évanescente, mais les polices ont la mémoire fort longue…
Marx
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Monsieur Marx,
La date de parution de votre Manifeste nous empêche en effet de penser que cet écrit eut pu jouer quelque rôle que ce soit dans le déclenchement des révolutions de 1848. Bien que subites, les révolutions se préparent tout de même de longue date.
J’aimerais tout de même que vous me parliez de l’accueil qui fut fait à ce petit livre. Bien que vous ne l’ayez pas prémédité, le moment de sa publication vous fut plutôt avantageux. Pendant que partout on jette les monarchies par les fenêtres, vous publiez un tout petit livre, court et de lecture facile, qui invite les travailleurs à s’unir ensemble pour éventuellement prendre le pouvoir.
Les idées que propose ce Manifeste sont-elles un commentaire adressé aux gens de l’époque de sa parution ou considérez-vous qu’elles transcendent cette actualité politique pour déjà préparer ce qui serait le Capital?
Posée autrement, ma question pourrait être la suivante: le Manifeste fut-il dans votre esprit un livre invitant à l’action politique ou à la réflexion philosophique?
Sinclair
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Cher Sinclair,
Cette question complexe m’oblige à faire la part délicate des objectifs initiaux de cet écrit de combat et de la formidable pérennité qu’il a connu et continue de connaître, semble-t-il, même à votre époque. D’abord, une chose est claire dans mon esprit. À l’aube de la déflagration de 1848, ma théorie du développement historique, les grands principes de mes analyses économiques et les fondements de mes représentations philosophiques sont en place, disons… dans ma pensée sinon sur mon écritoire. Ce qu’Engels, toujours si imaginatif pour ce qui est des formules, baptisera du nom percutant de matérialisme historique est en dépôt, pour l’instant en accès exclusif, au coffre-fort de mon crâne douloureux. Il n’y a donc aucune difficulté à suggérer, comme vous le faites Sinclair, que le Manifeste annonce le Capital et que la cohérence entre les deux œuvres est établie dès la publication de la première.
Arrêtons nous un instant à la visée tactique de celle-ci. Les organisations qui s’efforçaient d’encadrer intellectuellement les révoltes ouvrières à cette époque cultivaient l’utopisme romantique le plus débridé. Imaginez un peu le tableau. On réunissait une assemblée d’ouvriers survoltés qui ne rêvaient que d’une chose: détruire la grande usine carcérale d’aujourd’hui avec ses machine et ses cadences et en revenir au petit atelier artisanal de jadis où la vie n’était pas paradisiaque mais au moins moins dégradantes que les conditions de la grande industrie. On les asseyait sur des bancs ou sur le sol et on leur assénait alors une manière de prêchi-prêcha moraliste divulgué par des publicistes semi-mystiques qui leur parlaient du bien et du mal, de la justice transcendante, de l’harmonie entre les hommes et du communisme universel. La Ligue des Justes qu’Engels et moi nous esquintions la jeunesse à tenter de transformer en un vrai parti communiste était une de ces sociétés secrètes avec des rites d’initiation impliquant des simagrées avec poignards et têtes de morts sous un dais enfumé. C’est que le tout de la lutte était conceptualisé sur le mode de la résistance secrète des corporations féodales. Dans cette ambiance où, à des progrès socio-économiques de géants répondaient des réflexes d’organisation archaïques ou régressant, Engels et moi-même cherchions à asseoir une théorie et une tactique insurrectionnelles basés sur une réflexion minimalement scientifique. Une tonitruante gageure.
La notion même de communisme n’échappait pas au folklore utopisant des plastronneurs romantiques qui infestaient le mouvement à cette époque là. De fait, un peu tous les intellectuels du temps parlaient de toute part de communisme. C’était une notion très à la page, dans les salons. Une notion très galvaudée aussi. Il y avait par exemple toute une aile du mouvement qui confondait communisme et partage des femmes. D’autres ne démordaient pas de l’idée de se donner comme modèle les premières communautés chrétiennes, ou le phalanstère de Cabet, ou les communautés primitives de la gens germanique. Le fondateur de la Ligue des Justes se prenait ni plus ni moins que pour une manière de nouveau Messie. L’ambiance pré-insurrectionnelle chez les intellectuels partout en Europe était proprement délirante. L’orage se préparait dans la déroute intégrale. Devant une telle sincérité candide dans la pantalonnade, les ouvriers de mon meeting de tout à l’heure en roulaient des yeux ronds d’abasourdissement. Eux, leurs objectifs étaient pratiques, clairs, et aussi peu conformes à une analyse adéquate de la situation révolutionnaire que ceux des hurluberlus qui se pavanaient sur l’estrade. Les ouvriers voulaient des réformes accommodantes: la baisse des cadences, la diminution des heures de travail, la hausse de l’âge des enfants ouvriers, des usines salubres, un salaire décent. Ils considéraient leur patron comme l’ennemi à abattre. Son usine, ses machines, comme la peste à éradiquer. Quand Engels, tout superbe orateur qu’il était, montait à son tour sur ladite estrade, la scène devenait proprement démentielle. Imaginez ce beau gaillard qui n’avait pas encore trente ans, bien mis, élégant, très anglais d’allure… et qui se mettait à leur raconter que non il ne fallait pas détruire les machines parce que la régression sur la phase artisanale n’était pas conforme aux lois de l’histoire, que non il ne fallait pas réclamer des réformes et des rajustements mais opter pour une insurrection ouverte, organisée, méthodique et que, pourtant, il fallait aider son patron et le reste de la bourgeoisie à abattre la monarchie en Prusse pour que la révolution prolétarienne puisse ensuite s’avancer, et… plus personne ne comprenait plus rien et c’était le tohu-bohu général.
Oui, cher Sinclair, pour reprendre votre beau mot, il était plus que temps qu’on s’explique en un tout petit livre, court et de lecture facile, qui invite les travailleurs à s’unir ensemble pour éventuellement prendre le pouvoir.
Mais vous avez tout aussi raison de laisser entendre que l’impact du Manifeste, ce n’est pas au cours de la Révolution de 1848-1850 qu’il se fit le plus sentir. L’œuvre, que nous avions initialement perçue comme le feu bouté à une mèche, était en fait un acide lent. La réponse à votre question est donc qu’il invitait à l’action politique en son temps (1848) et invite en mon temps (1878) et au vôtre (2005) à une réflexion bel et bien de nature philosophique mais au sens d’une appropriation terrestre du philosophique. Bon plutôt que de nous égarer ici dans un Walhalla spéculatif, prenons simplement un petit exemple. Dans le Manifeste, en analysant à la racine notre objection à l’appropriation privée de la production, nous écrivions :
Être capitaliste c’est occuper dans la production non seulement une position personnelle mais encore une position sociale. Le capital est le produit d’un travail collectif et ne peut être mis en mouvement que par l’activité commune d’un grand nombre de membres de la société, voire, en dernier résultat de tous ses membres.
Par conséquent, le capital n’est pas une puissance personnelle, c’est une puissance sociale.
Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune, s’il appartient à tous les membres de la société, cela ne signifie pas que la propriété personnelle se transforme en propriété sociale. Seul change la caractère social de la propriété: elle perd son caractère de classe.
Cette identification du bénéfice privé comme production sociale accaparée n’a pas pris une ride et se libère parfaitement de la conjoncture quarante-huitarde pour accéder à une dimension de généralité procédant d’une théorie globale de l’histoire. En mon temps industriel, comme en votre temps post-industriel, comme aux temps les plus reculés des hobereaux féodaux, il fut de ton au sein des classes dominantes d’analyser le bien de ses intérêts de classe comme bien commun et Souverain Bien. De ce point de vue, la réflexion à laquelle invite le Manifeste est bien de nature philosophique. Vous avez vu juste. Bien plus juste que la Ligue des Justes, pour tout dire.
Et je dois admettre, pour conclure sur cette question que vous me posez ici Sinclair, qu’il y perle une perfidie subtile qui me suscite une certaine admiration envers vous. Le fait est qu’en mon époque quarante-huitarde, j’avais déjà reçu une solide avance pécuniaire d’un éditeur à qui j’avais promis mon traité d’économie politique en croyant que je le finirais en 1847 (vingt ans avant la parution du premier tome du Capital, donc, vous imaginez? Je ne pouvais me douter une seconde à l’époque que j’en avais encore pour vingt ans de labeur!). Et elle n’avançait pas, et elle se traînait, cette brillante économie politique à venir. Mon éditeur du temps finit même par me réclamer que je le rembourse et Engels dut organiser à la hâte une collecte « communiste » parmi nos amis allemands pour me tirer de cette nouvelle gène. Et savez vous pourquoi mon traité d’économie politique avançait si mal malgré une conjoncture historique qui pourtant se précipitait?
Simplement parce que je n’arrivais pas à me sortir de la philosophie! Hegel, Feuerbach, bien sûr, mais aussi Bacon, Locke, Hume, Kant, Aristote. Il n’y avait que Platon, Descartes et nos philistins allemands de Bauer et Stirner pour me barber.
Force est donc d’admettre, justement, comme vous le supposez, qu’une ou deux gouttes philosophiques ont bien du se mêler au fiel délétère du Manifeste Communiste. Mes pulsions subjectives du temps sont bien là pour en témoigner. Le texte aussi.
Marx
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Monsieur Marx,
Quand vous parlez de philosophie, nous savons que vous pensez d’abord et avant tout à Hegel. Vous avez d’ailleurs consacré un ouvrage à l’un de ses propres ouvrages, sa philosophie du droit. Mais nul ne doute que sa pensée toute entière vous aura fortement impressionné.
Sans y consacrer des pages et des pages, car je sais que le sujet vous passionne, pourriez-vous me dire en quoi Hegel aura lui aussi marqué, a posteriori bien sûr, la fin du dix-neuvième siècle? Vous êtes nombreux à vous être réclamé de Hegel. Quelque chose est né avec lui, qui n’allait jamais véritablement mourir. J’aimerais bien, entre autres, vous entendre me dire son rôle dans la redéfinition de la notion même d’Histoire.
Cordialement,
Sinclair
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(Notule introductoire, par Jenny Marx)
Bonjour à vous cher Sinclair,
J’espère que vous vous portez bien et que Madame votre épouse se porte bien aussi. Je dois vous dire que là, vous nous l’avez mis en panne des machines pour quelques heures, notre Karl. Lui demander de parler de Hegel en termes simples. En voilà une bonne, de contradiction dialectique à surpasser. Il est donc venu me voir au vivoir, pour un peu d’encouragement. Mais il n’en a pas vraiment besoin. Saviez vous, cher Sinclair, que lors de notre arrivée en Angleterre, au tout début des années 1850, Karl a donné de brillantes conférences économiques devant des publics ouvriers. Et c’était d’une clarté lunaire! Il aurait fait un remarquable professeur et ses talents de publiciste culminent quand on l’écoute parler et répondre aux questions qu’on lui pose. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à se replacer dans cet état d’esprit et qu’il s’exprimerait avec autant de limpidité envers vous et vos lecteurs, ceux qu’il appelle en pestant: «ces praticiens du futur au cerveau encombré de fatras technique». Il a alors grommelé «Bon, bon, je me lance. Mais seulement si tu revois la copie avant que je ne l’expédie à Sinclair». J’ai donc revu la copie ici, en amie consciencieuse au sens critique en alerte. J’espère que vous ne vous en formaliserez pas.
Amicalement vôtre,
Jenny Marx, née Baronne von Westphalen
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Sinclair, cher ami, Hegel c’est rien de moins que l’Aristote des temps modernes.
Suivons-le dans sa recherche, en s’épargnant le foisonnement des détails. Tout d’abord, en 1804-1805, pendant que Napoléon fait trembler le tonnerre républicain dans toute l’Europe, en bon spéculatif allemand, Hegel décide qu’il veut écrire une Métaphysique. Quand on fait une métaphysique, voyez-vous, mon bon, on procède mentalement à deux séparations fondamentales. D’abord on sépare l’entité spéculative du monde concret (si on restait dans le monde concret, ce serait une Physique, pas une Métaphysique) ensuite on sépare les catégories générales les unes des autres, pour en faire l’exposition complète. Hegel se lance là dedans et alors, plus il avance plus il découvre que la seconde séparation lui pose des difficultés insolubles. Il se rend de plus en plus compte que de séparer disons la quantité de la qualité, la stabilité du mouvement, la cause de l’effet, la vie de la mort, l’être de la connaissance, cela ne se fait pas comme ça. Non seulement cela ne se fait pas comme ça, mais c’est peut-être une erreur de principe. Il commence à se dire que ces catégories opèrent fondamentalement en interconnexion et que les séparer par axiome méthodologique, esquinte la saine spéculation, la tue peut-être même. Doutant de plus en plus de la première séparation (celle des catégories générales les unes par rapport aux autres) il développe inévitablement une inquiétude envers la seconde séparation (celle entre l’entité spéculative et le monde concret). Quand ce doute est suffisamment prégnant à son esprit, il ne croit plus à l’entreprise même et saborde sa métaphysique sans pourtant renoncer à la philosophie. La grande contradiction interne de son système se met en place de cette façon.
Réintroduisant ainsi l’idée de l’interconnexion entre catégories, du flux, des luttes de contraires, Hegel renoue, par cette crise intellectuelle nécessaire, avec un très ancien philosophe grec, Héraclite, le fondateur de la Dialectique. Une fois saisit le caractère inopérant de la séparation métaphysique entre monde des idées et monde des faits, Hegel aurait très bien pu gruger son chemin vers le matérialisme. Mais le fait est qu’il grugeait à travers le saindoux doucereux de la tradition philosophique allemande, ce qui l’amena inévitablement à se casser les dents sur un os de taille: son éminent prédécesseur, Kant. Kant admettait sans difficulté qu’il y a un monde sensible objectif, mais il considérait que son appréhension profonde et exacte ne pouvait se faire que par le raisonnement, les sens nous trahissant. Ici, Jenny réclame un exemple. Eh bien pensons au soleil et à la terre, si vous voulez. Selon nos sens, le soleil semble tourner autour de la terre. Nos sens nous trahissent et c’est un raisonnement appuyé sur les connaissances abstraites de l’astronomie qui nous oblige à conclure que c’est en fait la terre qui tourne autour de soleil, en contradiction avec ce qu’on en voit. En saine conformité avec ses appétences spéculatives, Hegel était bien prêt à suivre Kant dans la direction de ce primat de la connaissance démontrée sur la connaissance montrée. Le problème est qu’en fait Kant ne croit pas à la connaissance démontrée non plus. Il affirme qu’on ne peut pas connaître le monde fondamentalement. Réactionnaire et découragé, il capitule. Voici comment Kant raisonne ladite capitulation de la découverte rationnelle. La connaissance sensorielle n’est pas un instrument stable de connaissance, la voici éliminée. Reste le raisonnement, la fameuse raison pure, séparée du sensible. Mais là, dit toujours Kant, la spéculation rationnelle a le défaut de fournir un raisonnement satisfaisant pour l’intellect pour une option et pour son contraire. Second exemple (merci du conseil, Madame la Baronne): on se demande si l’univers est fini ou infini. Simple: il est fini. Il n’y a qu’à raisonner par analogie. Tout objet rencontré dans l’existence est fini. Aucune portion du réel local, aucune durée n’est infinie. L’univers est donc plus vaste mais composé exclusivement de composantes finies. Il est fatalement fini. Mais le contraire est tout aussi simple. Isolons une des caractéristiques essentielles de l’univers: la quantité numérique. Soit un nombre très grand, on peut toujours lui ajouter un, ou lui-même ou lui-même à la puissance lui-même un nombre lui-même de fois. L’univers pouvant prévoir des dispositifs de numérations infinis intègre donc l’infini dans sa structure la plus élémentaire. Il est fatalement infini. Kant frémit en affirmant que ces deux raisonnements étant également satisfaisants pour l’intellect, on ne peut pas conclure sur le caractère fini ou infini de l’univers et en l’occurrence sur quoi que ce soit d’autre de fondamental. Après le défaut par manque du rien n’est montrable du monde sensible, Kant nous sert le défaut par foison du tout est démontrable du monde rationnel. Le char antique de la philosophie vient alors de pencher dans le bourbier agnostique.
Ce n’est pas pour de la rigolade que le chef-d’œuvre de Kant, écrit en 1781, s’intitule Critique de la raison pure. Il lui fait ce sort agnostique, sur deux colonnes en plus. Il nous invite à conclure qu’il est impossible de connaître adéquatement le monde, qu’aucune connaissance fondamentale n’est certaine. Pris dans ce piège gluant, Hegel est obligé de faire le beau raisonneur dans l’arène de Kant, une arène interdisant par prémisse le recours au monde sensible pour trancher les nœuds gordiens philosophiques. Hegel répond à Kant sur son terrain. Il dit: vous donnez le fait qu’aucune connaissance n’est possible comme une certitude fondamentale. Si vous avez raison, votre affirmation s’applique aussi à cette certitude même (celle de l’inexistence de connaissances certaines). Il s’ensuit logiquement que, comme il n’est pas certain non plus que la connaissance soit impossible, la connaissance est inexorablement possible. Et si elle l’est même un peu, elle peut décroître ou croire et l’agnosticisme est invalidé.
Jolie passe d’arme, hein! Il faut avoir le ventre bien plein pour penser à une parade pareille. Sauf que, pour réfuter Kant, Hegel a payé le coût. Il s’est maintenu au niveau de l’idée. Il a battu un raisonnement par un autre raisonnement, plutôt que de le battre par la vie. Hegel a bien fini par dire à Kant que si tous ses raisonnements sur les choses menaient essentiellement à une réalité contradictoire c’était tout simplement parce que l’essence des choses est contradictoire. La Dialectique venait donc se placer tout naturellement dans le système. Mais ce dernier restait un système, ce qui est incompatible avec la Dialectique. La Dialectique ne peut pas tenir dans le monde clos des idées, elle a besoin du monde réel ouvert pour se déployer. Hegel, empêché de sortir de l’idée par sa lutte avec Kant et le reste de l’idéalisme allemand, a continué à évoluer dans l’Idée Absolue, au détriment intégral de la matérialité naturelle et sociale. Cela va nous mener doucement à sa doctrine de l’histoire et voici comment.
Obligé de remettre l’agnosticisme kantien à l’endroit pour en faire une Dialectique, Hegel a aussi été obligé d’inverser le matérialisme objectif de Kant et en faire un idéalisme objectif. C’est bien là le fond pasteur allemand d’Hegel. Roide protestant boutant le Catholique amolli, il perpétue le fond du merdier religieux dans le même mouvement de négation/confirmation qui le boute. Ainsi, pour Hegel, ce n’est pas le Roi qui engendre l’idée de Monarchie, c’est plutôt l’idée de Monarchie qui engendre le monarque empirique. Jenny me demande ici d’exploiter mieux l’exemple religieux, vu que j’ai déjà de toute façon ouvert ma miche au pasteur allemand, philistin légitimiste jusque dans sa théologie abstraite. Cela ne m’amuse guère mais ma douce amie a raison: la religiosité monothéiste, c’est l’exemple le plus trivial qu’on puisse imaginer d’idéalisme objectif à la Hegel. Hegel croit que dieu engendre l’homme. Feuerbach nous rappellera, dans son Essence du Christianisme, que c’est l’homme qui engendre dieu. Attendu ceci, il ne reste plus qu’à s’aviser du fait que Hegel fait une transposition philosophique de l’idéalisme objectif des religiosités en magnifiant sa portée et en en aspergeant toutes les catégories de l’être. Hegel considère que le Droit préexiste aux différents tripotages juridiques et les engendre. Je dis pour ma part que ce sont les ajustements juridiques et leur légitimation universalisante qui fondent la mythologie du Droit. Hegel voit dans la fin de l’histoire l’établissement du régime de la Raison. Pour ma part je me contente de voir dans la «fin» (toute provisoire) de l’histoire la mise en place d’un régime raisonnable. Il y a une différence de signification… mais c’est quand même à Hegel que l’on doit la théorisation des luttes de contraire dans le mouvement historique. Ce que Robespierre et Bonaparte ont fait matériellement, Hegel l’a cristallisé conceptuellement. La conclusion est la même: il n’y a pas de catégories historiques éternelles, stables, séparées du mouvement et inconnaissables. Il n’y a qu’une succession de changements qualitatifs en crise, localisés, temporaires, fluents et susceptibles de faire l’objet d’une entière connaissance aristotélicienne et d’une toute aussi entière appropriation prométhéenne.
On pourrait dire, toujours en hégélianisant à bride abattue, que, la théorie dialectique de la révolution ayant fait son chemin dans les consciences, elle est maintenant prête à se cristalliser dans les faits.
Espoir donc.
Marx
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Cher monsieur Marx,
À la lecture de cet exposé que vous venez de nous faire, où vous avez su allier la clarté et la brièveté, nous comprenons mal que vous ayez rendu votre Capital si terrible à lire.
Vous demander de nous le résumer en trois pages serait proprement indécent. C’est un ouvrage immense, que vous aurez mis des années à écrire, et qui n’est d’ailleurs pas achevé à ce jour. Je me garderai de vous indisposer en vous demandant de nous l’expliquer…
Ce que j’aimerais bien que vous m’expliquiez, par contre, c’est votre façon de travailler. Est-ce pertinent? Je crois que oui. En Angleterre, où vous avez trouvé refuge, vous êtes entouré de votre famille et de votre ami Engels. Je crois savoir – et l’intervention de madame votre épouse dans notre correspondance le confirme – que votre famille est une espèce de clan «tricoté serré» et que parler de Marx c’est en fait parler de tous ses membres à la fois, incluant monsieur Engels. De là, la question se pose: qui a rédigé le Capital? Vous et monsieur Engels partagez des idées fort semblables. Vous êtes la main gauche et la main droite. De leur côté, les autres membres de votre famille participent non seulement à la vie de tous les jours mais également à vos recherches, voire à la rédaction même de vos ouvrages. Est-ce que je me trompe?
Mes amitiés, ainsi qu’à votre épouse,
Sinclair
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Sinclair,
Sans forfanterie et du fond du cœur, je vous remercie de m’encourager ainsi. Le Capital est difficile à lire à cause de raisons que je vais vous expliquer dans une petite minute. Pour le moment, puisque vous m’entraînez si amicalement sur la pente explicative, que j’ose (en moins de trois pages) un petit mot de synthèse «à la clarté lunaire» sur Le Capital. En un mot donc, et sans fioriture, la position fondamentale qui y est exprimée est que l’organisation de notre vie matérielle détermine les replis les plus intimes de notre conscience et de notre vie intellectuelle et mentale. Les êtres humains configurent et manufacturent leurs conditions d’existences et se donnent ensuite les lois qui les légitiment, les cultes qui les sacralisent, l’esthétique qui les anoblit. On a beaucoup dit, à cause justement du contenu factuel du Capital, que je ramenais tout à l’économie, que ma doctrine, pour reprendre un mot qu’on utilise souvent pour décrire ma théorie, était un « économisme ». C’est inexact. Ce que je dis –et tente d’assumer dans Le Capital– c’est que comme l’organisation de la vie matérielle en perpétuel développement historique détermine notre conscience, il faut étudier l’économie politique (plutôt que le droit, la métaphysique ou la théologie) pour comprendre comment le monde se transforme et comment on peut intervenir sur cette transformation. Mais des pans entiers de ce que l’on nomme « économie » sont en fait déterminés par les conditions matérielles d’existence plutôt que déterminants sur elles. La Bourse en est un exemple patent, qui suit servilement et irrationnellement les tendances de la production plutôt qu’elle ne les suscite.
Une des conséquences directes de ma position est qu’il n’y a pas de concept stable, que toute idée « métaphysique » se développe comme halo des conditions matérielles qui l’engendrent. Vous voyez maintenant en quoi j’inverse Hegel dans une perspective matérialiste, tout en continuant de m’inspirer de lui. Prenons un exemple: l’idée de justice. Au Haut Moyen-Âge, quand un conflit foncier éclatait entre deux hommes de guerre, la pratique voulait qu’on les enfermât sous un petit chapiteau et les laisse combattre à l’épée courte. Il était reconnu que la justice était du côté du vainqueur, dont le bras avait été guidé par un dieu. Empêcher un homme d’assumer ce rituel aurait été perçu comme une grave entorse à la justice et au droit. Une autre coutume voulait que le meurtrier d’un homme pouvait se dédouaner de toute contrainte en payant à la famille de l’assassiné le wergeld, une sorte de compensation à la mort violente. Ces coutumes se perpétuent aujourd’hui mais sont soit illégales (le duel) soit encadrées dans un dispositif social intégralement distinct, qui altère complètement l’idée de justice qui y est reliée. De nos jours on compense financièrement après des poursuites pour sévices, mais cela ne s’accompagne plus du moindre dédouanement moral. L’idée de justice du capitalisme monopolistique et celle des hobereaux moyenâgeux n’a tout simplement rien en commun. Le développement des conditions matérielles d’existence les relativise radicalement. On peut aussi citer brièvement la notion de « droit d’auteur » que les scribes de l’Antiquité, du Moyen-Âge, de la Renaissance auraient considéré comme une ineptie incompréhensible, et que les hommes et les femmes de l’ère du ci-devant Internet finiront bien aussi par mettre en charpie.
Voilà pour le fondement, pour la base de l’édifice du Capital. Maintenant on peut toujours concentrer notre attention plus spécifiquement sur les grands principes de la doctrine économique formulée dans le susdit Capital. En sabrant dans le détail fourmillant, on peut même, si c’est une stimulation pour vous et vos lecteurs, faire la chose en soulevant la question ritournelle de savoir si lesdits principes sont toujours valides en mon temps ou au vôtre. Testons en benoîtement la validité par quatre petits paquets de questions que je vous pose très respectueusement, cher Sinclair:
1- Considérez-vous toujours que l’action de grandes forces objectives historiques plus vastes que les consciences déterminent le développement des sociétés? Que, dans ces dernières, l’action des «grands hommes» n’est jamais qu’un symptôme, qu’une conséquence déterminée par le mouvement des masses?
2- Jugez-vous toujours qu’une société produit des contradictions internes qui, utiles dans une certaine phase de développement, finissent par lui nuire, et la mener à sa perte? Exemple: la soif de profit, grand stimulateur du capitalisme industriel finit par étrangler l’industrie même, quand il devient plus important de mettre sur le marché un produit profitable que de bonne qualité parce qu’inusable, performant, ou supérieur. Le profit bancaire, basé sur la circulation des capitaux, dégénère en extorsion usuraire quand ses gains ne se font plus par l’investissement productif mais par la multiplication des frais aux usagers.
3- Croyez-vous toujours à l’existence de l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire au fait qu’une entreprise ne survit que si elle s’approprie une quantité de surtravail issu de son secteur productif et l’accumule dans son secteur non productif? Considérez-vous qu’il y a toujours une séparation entre ceux qui produisent et ceux qui possèdent la richesse produite? Jugez-vous en votre âme et conscience que les travailleurs sont exploités, mais surtout que le capitalisme est voué à les exploiter ou à s’autodétruire.
4- Croyez-vous au caractère transitoire et historiquement limité des classes sociales, ce qui implique que la société de classe elle-même pourrait en venir à disparaître, très probablement suite à une série de chocs violents, de nature révolutionnaire? Êtes-vous de l’opinion voulant que la monnaie, les bons et les assignats, seront un jour des objets de musée comme la couronne, le sceptre, l’épée et l’écu du hobereau?
Si vous répondez «oui» à ces quatre questions, c’est que la pensée mise en forme dans Le Capital peut encore vous stimuler dans vos analyses. Si vous répondez «non» de coeur à une seule d’entres elles, il faut vous demander si vous avez déjà simplement compris ou accepté la racine de ma conception de l’histoire.
Maintenant, si Le Capital est si ardu à lire, c’est à cause d’une de mes forces qui est aussi une de mes faiblesses. Je lis cent fois plus que je n’écris. Je lis vingt ouvrages pour écrire dix lignes. J’ai une compulsion maladive à l’exhaustivité. Et cette exhaustivité de connaissance, je tiens à en reproduire la teneur dans le produit littéraire fini. Ainsi, Le Capital est gorgé de ces précieux matériaux économiques tiré de la superbe bibliothèque du British Museum de Londres. Comme, en plus, je procède à une critique de toute l’économie politique antérieure, je mobilise (et cite), questionne et altère un volumineux ensemble de connaissances qui ne tombent pas immédiatement sous le sens pour le lecteur moyen. De tout cela, il résultes implacablement que les arbres empêchent un peu de voir la forêt dans ce gros traité d’économie politique. Toutes les formidables intelligences qui se réunissent régulièrement ici, dans ma petite maison de Maitland Park, me le disent sans arrêt. Le cordial Friedrich Engels se félicite de mon petit résumé de tout à l’heure sur Hegel, issu de conversations que nous avons eu il y a quelques temps déjà quand il travaillait à son bel essai mordant et caustique contre Ernst Dühring. Le premier tome du Capital est paru il y a maintenant onze ans. J’en suis, jusqu’à nouvel ordre, l’auteur exclusif. Mais il est assuré que si la maladie finit par me bouffer, ce sera Friedrich qui parachèvera l’œuvre. La Baronne Jenny von Westphalen, mon épouse adorée, le grand le très grand amour de ma vie, me sourit en ce moment même, quand j’écris ces lignes. S’il y a un être humain qui a lu et profondément compris la totalité de mon œuvre, c’est bien Jenny. Un de mes textes n’est pas fait quand il n’a pas reçu son satisfecit, le seul réel imprimatur me gouvernant. Jenny est aussi l’unique personne arrivant à décoder ma cochonnerie gênante de main d’écriture. Ceci fait d’elle ma copiste quasi exclusive. Je vous jure qu’elle en a poussé des soupirs rêveurs quand vous lui avez parlé de cette merveilleuse invention futuriste, le dactylographe muni de mémoire… Mes trois filles finalement Jennychen Longuet, née Marx, Laura Lafargue, née Marx, et Eléanor Marx sont le trésor de ma vie. Des ferrailleuses de première qui ne laissent pas une pierre non retournée dans l’édifice mouvant de toutes mes réflexions verbales, libres, débridées. De pures merveilles, intellectuelles et humaines.
J’ai beaucoup de défauts personnels Sinclair. On me dit autoritaire, arrogant, cassant, persifleur. Mais je suis aussi un homme de famille. Quand la question s’est posée entre Friedrich et moi sur notre participation les armes à la main à la désastreuse campagne de la légion républicaine allemande pendant la révolution de 1848, Engels, célibataire, plastronneur, un rien matamore, et fortement attiré par la chose stratégique opta pour la posture du citoyen milicien enrôlé et lucide. Il combattit brillamment et s’y retrouva, en offensive comme en repli. Moi, par contre, le chef révolutionnaire intransigeant, déjà père de trois enfants en bas âges à l’époque, je suis resté en retrait de l’action directe pour des raisons de famille. Jenny m’a compris et m’a approuvé. Les autres commentateurs pouvaient dès lors s’égayer à tous les diables.
Je suis un casanier émotionnel dont l’équilibre affectif s’épanouit et se perpétue en famille. Ce n’est pas là le moindre paradoxe pour le révolutionnaire radical que je suis aussi, sans compromission. Le fait est, que voulez-vous, que les sentiments les plus intenses se coulent souvent dans les seules moules qu’il nous reste encore, les moules de cadres de représentations archaïques issus des cendres impalpables des modes de productions révolus.
Marx
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Monsieur Marx,
Je ne m’attendais pas à ce que vous releviez ce défi, à peine voilé, de nous présenter les bases de votre Capital en quelques lignes. Voilà qui est pourtant fait.
Aux questions que vous me posez, j’ai l’obligation de répondre par l’affirmative. Et de conclure que votre analyse est non seulement de grande actualité à mon époque, mais peut-être même encore davantage qu’à la vôtre. Non pas qu’en votre siècle vous ne connaissiez pas les travers de l’accumulation du capital au détriment de ceux qui le produisent, Zola nous aura décrit tout ceci en long et en large, mais il semble bien que notre époque soit en train de confirmer l’essentiel de vos hypothèses quant à la possible autodestruction de ce système.
Ce n’est pas sans faire de vous un visionnaire, et même ce que les grands propriétaires des instruments de production pourraient appeler un prophète de malheur…
Comment votre Capital fut-il reçu au moment de sa publication en 1867? Comme un traité de politique ou d’économie?
Mes respects,
Sinclair
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Sinclair,
Je crois moi aussi que mon analyse économique est encore d’actualité à votre époque. En me basant sur la solide documentation futuriste que vous avez eu la gentillesse de me transmettre, je tire des conclusions similaires aux vôtres sur le gros de la question. Évidemment, j’ai encore passablement de difficultés à penser l’économie mondiale selon la logique de votre siècle plutôt que du mien. En mon temps les disparités de modes de production sont beaucoup plus accusées, seulement en Europe. La notion de « tiers monde » est inexistante. Et tutti quanti…. Je n’en finirais pas d’énumérer les problèmes nouveaux et passionnants posés par votre siècle. Permettez moi de m’y attarder une minute ou deux, si j’oses. Vous allez avoir la patience de prendre le tout cum grani salo n’est-ce pas? Je suis un si vieil homme…
Le moteur du mouvement du capital réside en votre temps dans l’amplification inattendue des possibilités d’extorsion du surtravail au plan planétaire. Que je m’explique. Les pays que vos journaux appellent du « tiers » et du « quart » monde sont aujourd’hui les grandes sources de plus-value. Les économies occidentales sont, en votre temps, à 75% post-industrielles (services et bureaucratie, principalement). Ainsi, un de ces stylos à bille (superbe objet au demeurant, dont les photographies m’ont bien fait rêver! J’ai tellement horreur de devoir constamment recharger la plume) produit au Honduras coûte infiniment moins cher en reviens que le même stylo à bille produit en France ou en Allemagne. Les coûts de frais sociaux sont inexistants dans le premier cas. L’assiette de plus-value produite par le prolétaire non occidental n’a donc que le capitaliste comme convive à convoquer. Il n’y a plus à la partager avec le col blanc occidental, sous forme de charges sociales, et de cette kyrielle de frais divers qui font du Nord-Ouest un oasis illusoire. Cette situation de disponibilité internationale de surtravail frais, compétent et bon marché suscite une véritable exportation du moteur de production vers les zones plus précairement prolétarisées. Vous évoluez dans un dispositif où le travailleur occidental s’est historiquement donné une protection sociale mais a laissé la bourgeoisie aux commandes. La conséquence en est qu’il fonctionne comme une sorte de rentier social, d’aristocrate ouvrier. Mais l’aristocrate dépend de sa terre nationale! Si celle-ci tombe en friche, c’est sa rente qui s’effiloche. Ici c’est la bourgeoisie aux abois qui rouille le blé de l’aristocrate ouvrier du premier monde! Car, ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’expatrier le moteur de production, c’est aussi expatrier le moteur de consommation, car ce sont là les deux facettes dialectiques du même denier. Chercher de nouvelles sources de plus-value, c’est expatrier la production. Et expatrier la production, c’est expatrier le marché. Dans les derniers 25 ans de ce terrible vingtième siècle, le pouvoir d’achat des masses prolétariennes indonésiennes, chinoises ou guatémaltèques a, en proportion, beaucoup plus augmenté que celui des masses françaises, états-uniennes ou allemandes. Le marché devient donc mondial, et vos entreprises domestiques produisent et trouvent le marché là où il se produit et se trouve. L’internationalisation du marché n’est donc pas la conséquence du tassement de la production domestique, mais sa cause. Moins de plus-value domestique, moins de pouvoir d’achat domestique. Moins de pouvoir d’achat domestique, tassement du marché domestique.
Voir cela comme une stratégie voulue des patrons occidentaux serait alors basculer dans une interprétation volontariste de type militantisme vulgaire. Cet état de fait économique s’impose au patron occidental autant qu’au prolétaire occidental. La dynamique de concurrence pousse implacablement toute la machine dans le bourbier tiers-mondiste. Et ainsi, le ci-devant « libre échange » est lui aussi consécutif plutôt que causal. Les cris de vos libre-échangistes c’est le hululement de la chouette de Minerve, quand tout est joué et quand la nuit de la mondialisation est tombée. Qui va en profiter? Ah, ah. Voilà le beau merdier! Extirper la productivité des secteurs avancés, balisés socialement, pour la nicher dans des pays arriérés, semi coloniaux, à régimes dictatoriaux et « bananiers », pour reprendre une image de votre époque qui dit bien ce qu’elle a à dire, donne une illusoire et courte impression de levée fraîche de profits rapides. En fait la régression (notez ce mot!) sur les zones à capitalisme sauvage aura à moyen et long terme les effets qu’ont eu le capitalisme sauvage: désorganisation de la production, dérapage social, paupérisation à outrance, spéculation menant à des crash boursiers, dans des pays pauvres mais dont le sort semble soudain rayonner sur le monde. La Thaïlande, la Russie et le Brésil en témoignent à l’aube de votre nouveau siècle. Le capitalisme étire son sursis, mais tout cela revient à la baisse tendancielle du taux de profit. Elle se poursuit, inexorable, et les revenus absolus ne doivent pas faire illusion quand au caractère déterminant de cette loi. Le capitalisme va inexorablement se trouver coincé entre l’aristocratie ouvrière occidentale qui va se mettre à s’agiter pour ne pas perdre ses privilèges, et le prolétariat des nouvelles zones, productives industriellement mais arriérées politiquement, qui va se mettre à s’agiter pour acquérir les siens. On n’a pas fini de voir s’ébranler le monde. Mais cette fois-ci, le capitalisme ne trouvera plus un « quint » ou un « sixte » monde pour se réactiver, la planète étant, l’un dans l’autre, une sphère finie…
Naturellement, à le reluquer superficiellement, le capitalisme de votre temps semble bien puissant, bien pétulant, bien pétaradant. Mais à y regarder plus attentivement il ne fait que continuer de rencontrer les lois d’airain dégagées dans «mon» Capital. La baisse tendancielle du taux de profit se poursuit. Partout dans le monde, il faut en votre temps mobiliser un capital de plus en plus énorme pour un profit proportionnel de plus en plus restreint. L’extorsion de la plus-value laborieuse devient l’extorsion laborieuse de la plus-value! Le profit, foncier, industriel, et bancaire, rencontre ainsi des contraintes de plus en plus formidables, et il faut jeter des masses de travailleurs de plus en plus nombreuses dans la précarité pour des résultats de moins en moins substantiels. C’est l’étranglement mafflu, la ruine par suffocation lente.
Certains indices étonnants se manifestent en votre temps. Une contradiction interne de plus en plus virulente éclate -par exemple- entre les actionnaires et les gestionnaires. Ces derniers extorquent ouvertement les premiers, puis trichent le marché, maquillent les résultats, engloutissent des budgets colossaux dans des aventures spéculatives douteuses, jettent des millions de futur retraités à la misère. Forbans insensibles, arnaqués par encore plus forbans qu’eux, les actionnaires se méfient, ne croient plus aux mécanismes classiques du profit, réclament des investissements «agressifs», boursicotent comme au casino les mains crispées sur leurs gris-gris, et finissent par confier leurs portefeuilles d’actions à des requins aux mâchoires plus costaudes que celles des dirigeants d’entreprise qu’ils sont sensés financer et investir de leur confiance. C’est le grenouillage sanglant, l’empoigne flibustière, la curée…
Tout à leur déchéance putride, vos capitalistes n’auront bientôt même plus besoin de la révolution prolétarienne pour les mettre au tapis. Leur propre dialectique interne va s’en charger au mieux. En l’absence de publicistes sociaux conséquents qui –excusez moi de vous le dire si crûment Sinclair- vous manquent désormais cruellement, cette dynamique affairiste entraînera la ruine et le chaos généralisés. Ah, là là. Je rate tout ça! Et je me rend tellement compte en vous disant ceci que, oui, j’ai été un visionnaire, et qu’entre autres, dans Le Capital, je voyais bien trop loin pour la pauvre petite année 1867. Je m’en avise aujourd’hui grâce à votre générosité intellectuelle, Sinclair. Le Capital en mon temps fut reçu dans un silence opaque. Il fut ignoré des critiques et des publicistes pendant de longues années. Paru initialement en mille exemplaires, il me rapporta soixante livres sterling d’avances de l’éditeur. C’est-à-dire, comme je le fis remarquer à l’époque à mon gendre Paul Lafargue, qu’il me rapporta moins que ce que m’avaient coûté les cigares que j’avais fumer en l’écrivant. Comme le temps passait et que personne ne commentait mon opus ni en mal ni en bien, Friedrich et moi en vinrent à inventer une fausse polémique avec de faux publicistes bourgeois s’objectant ouvertement (et faussement!) à mon ouvrage. On mit en branle un chahut de tous les diables. Rien n’y fit. Les lois de l’histoire se gaussaient de nous une fois de plus. Le Capital coula au fond du miasme social de mon temps comme un mauvais pavé dans quelque cloaque verdâtre.
De ces faits, aussi patents que virulents, je suis forcé de conclure que ma maxima opera fut perçu initialement comme un gros traité d’économie abstrus, abscons, savant et indigeste.
Marx
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Monsieur Marx,
De vos intuitions à nos réalités, le pas est court et le chemin est clair. Nous pourrions écrire longuement sur ce sujet et notre «dactylographe à mémoire» nous serait assurément utile.
Laissons toutefois votre futur de côté pour parler un peu… de votre présent. Je suis curieux de savoir comment vous arrivez, très concrètement, à vivre.
Aux temps de la monarchie, il n’était pas rare qu’un homme de lettres, de musique ou de théâtre, soit pris en charge par des souverains qui voyaient là une façon de rehausser leur prestige et de répandre l’idée suivant laquelle ils étaient généreux.
Peu après la publication du Capital, vous avez décliné une offre de cette nature, formulée par un émissaire de Bismarck. Sans doute cette offre vous retirait-elle du même coup votre entière liberté de penser? À vous de me préciser. Quoi qu’il en soit, j’ai peine à imaginer comment vous pouvez à la fois loger et nourrir une famille et consacrer l’essentiel de votre temps à la rédaction d’ouvrages de grande envergure et d’articles, ici et là, pour différents journaux.
Comment faites-vous, monsieur Marx? Pouvez-vous compter sur un quelconque héritage?
Amicalement,
Sinclair
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Ah cher Sinclair,
Il y a seulement quelques petites années une question aussi directe sur la chose pécuniaire m’aurait bien humilié. Mais je sais que vous me la posez du ton candide et benoît de l’ethnographe du futur qui veut simplement savoir et, aussi, je ne prends plus tant à cœur le détail mesquin de mon image mondaine. Alors voici, je vais vous résumer la chose, en vous épargnant cependant le fric-frac des sommes d’argent qui tintinnabulent, conscient que les Livres Sterling, les Napoléons, les Thalers et autre Guilders ou Florins ne vous diront pas grand-chose vu l’inévitable fluctuation des changes et des monnaies entre mon siècle et le vôtre.
Prenons la chose simplement, à sa racine, comme toujours. Quelle fut donc mon occupation dans la vie? On m’appela toute ma vie le Docteur Marx et on le fit à raison. Je suis détenteur d’un Doctorat ès Philosophie de l’Université d’Iéna, Ma thèse, intitulée Différence de la Philosophie Naturelle chez Démocrite et chez Épicure fut déposée en 1841, soutenue et reçue avec les compliments des examinateurs. J’aurais donc pu embrasser la carrière de professeur des universités, en Allemagne. Je ne l’ai pas fait simplement parce que, dans ladite Allemagne de ma jeunesse, il fallait parler ostentatoirement et favorablement de la religion en chaire et il n’était pas question que je transige avec mon intégrité sur ces matières. Je renonçai donc au professorat assez tôt dans ma vie adulte.
Alors quelle est donc ma profession? Il vaudrait mieux dire: quel est donc mon métier? Je suis ce qu’on appelle en mon siècle, un publiciste. C’est-à-dire une personne qui fait professionnellement du journalisme politique. Ce serait une position tout à fait viable si mes options révolutionnaires ne se mettaient pas en travers, me vouant à diriger ou à collaborer à des journaux eux-mêmes voués à voir leurs bailleurs de fonds plier la boutique en quatrième vitesse à cause de la radicalité du ton ou du propos du journal. Je fus collaborateur et rédacteur en chef de journaux aussi brillants qu’éphémères: Gazette Rhénane, Annales Franco-allemandes, Nouvelle Gazette rhénane. J’en passe. N’ayant jamais pu m’établir avec prospérité dans la profession de publiciste pour des raisons dont je devine que vous les devinez, je suis donc resté journaliste pigiste, ce qui est grandiose à trente ans, mais ne l‘est plus du tout à soixante. Un pigiste, je ne vous apprends pas cela à vous mon cher, n’est payé que pour le travail retenu. Dans mon cas, le fait est qu’on ne me paie que si mon article est publié. Mon principal employeur est, depuis 1852, le New York Daily Tribune, journal progressiste des États-Unis de l’Amérique du Nord pour lequel j’ai, à ce jour, écrit plusieurs centaines d’articles sur l’actualité mondiale. Les années maigres avec ce patron capricieux furent sans contredit celles de la Guerre de Sécession Américaine (1860-1865) car, pendant cette période, les lecteurs de ma feuille d’outre-Atlantique ne se passionnaient plus du tout pour la politique européenne.
Ce genre de métier de sac et de corde, effectué à la sauvette, en marge complète de mes activités politiques et de mes recherches économiques est, vous vous en avisez aisément, totalement insuffisant pour tenir décemment maison. J’ai donc du, comme vous le signalez, courir les avances d’héritage, tirer des traites, emprunter, bénéficier de collectes, mettre la vaisselle de ma femme, ses bijoux, ses vêtements, nos meubles, les souliers des enfants au clou, en un mot tirer le diable par la queue comme le dernier des miséreux. J’ai bénéficié à ce jour de trois héritages: celui de ma mère, celui de la mère de Jenny et celui d’un compagnon de combat à l’aise du nom de Wilhelm Wolff à qui j’ai dédié Le Capital. Une partie significative de cet avoir fut de fait englouti dans les journaux communistes et les brochures que j’ai sans cesse tenté de tenir à flots. Je ne me suis cherché un emploi non journalistique qu’une seule fois à vie. J’ai essayé de me faire embaucher comme commis aux transports ferroviaires londoniens mais on refusa ma candidature parce que mon écriture était trop illisible.
Finalement, ma marraine fée suprême, ce fut Friedrich Engels. Outre qu’il m’a toujours prêté de l’argent, même quand il était lui-même fort gêné, il a fini par renoncer à son idéal et par reprendre la grosse entreprise de filature de feu son père, à Manchester. Depuis 1868, Friedrich, qui est maintenant un propriétaire d’usine aisé, me paie une rente qui me permet de disposer d’une existence stable, tout en poursuivant mes travaux de nature économique. Je n’ai plus de dettes, j’ai pu marier mes filles et je vis à mon aise dans une petite villa près d’un fort joli parc. Friedrich me surveille attentivement pour éviter que je dépense trop. Jenny en fait autant et je me tiens bien tranquille.
Ma quête révolutionnaire, Sinclair, m’a amené à me ruiner la santé et à détruire le peu de vie professionnelle décente que j’aurais pu avoir comme bourgeois, ou même comme travailleur. Je ne regrette rien, pour moi-même. Si c’était à refaire, je le referais sans hésiter. Sauf que, comme ce fin renard d’Engels, je pense bien que je resterais célibataire. Je n’entraînerais plus une famille dans ce genre d’équipée. Il est trop douloureux de voir femme et enfants souffrir les conséquences désastreuses d’options inexorables.
Marx
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Cher Monsieur Marx,
Je serais étonné que votre épouse et vos enfants partagent votre avis, quand vous me dites que vous auriez dû rester célibataire. L’intensité de leur soutien, incluant celui de monsieur Engels, porterait plutôt à croire que vous aurez fait le bon choix. Vous ont-ils déjà demandé de renoncer à vos recherches, à vos écrits, et d’accepter un poste de professeur, au prix d’y enseigner en même temps la religion? Cela m’étonnerait. Ma perception est plutôt qu’ils partagent à la fois vos idées et les sacrifices requis pour pouvoir les exprimer.
Cela dit, l’idée de pouvoir remonter dans le temps est toujours séduisante. Vous savez que j’en sais quelque chose! À défaut de refaire l’histoire, accepteriez-vous de jeter un oeil très objectif sur votre cheminement et de nous dire si vous avez le sentiment d’avoir fait ce que vous aviez à faire? De nous dire, également, ce dont vous êtes le plus fier et ce que vous aurez le plus regretté?
Amicalement,
Sinclair
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Cher Sinclair,
Ah, vous avez évidemment parfaitement raison. Mes intimes sont avec moi corps et âmes. Nous sommes réunis par la conviction autant que par le mutuel amour. Cela me mène directement à ce très grand regret sur lequel vous me questionnez. Le plus grand regret de toute ma vie est de ne pas avoir pu trouver un moyen de conjurer le coup terrible qui nous est tombé dessus en 1855. Cette année là, Edgar Marx, notre joie, notre étincelle de lumière, notre bonheur inaltérable, est mort de la tuberculose intestinale. Il avait huit ans, c’était notre seul fils et sa mère, qui pense à lui tous les jours, serait si heureuse de ne l’avoir jamais perdu…
Sans vouloir hégélianiser encore, je me dois de dire que le malheur oblige automatiquement à parler du bonheur, et voici comment. Il me faut d’abord vous avouer, Sinclair, que Jenny m’a un peu grondé l’autre fois après la jérémiade que je vous ai servie sur l’insuccès initial du Capital. Aujourd’hui (1878) mon ouvrage est une référence incontournable dans tous les cercles socialistes d’Europe. Or justement, à ce sujet du mélange inséparable du bonheur et du malheur, de la joie et du regret, Jenny m’a un jour dit ceci, radieuse, à propos du succès montant du Capital après ces onze ans de désert: «Notre Edgar aurait trente et un ans et il serait si fier de son papa»… Nous avons alors pleuré tous les deux comme des pèlerins en déroute. Cette tristesse cuisante s’est saisie au coeur de la jubilation de voir mon traité commencer doucement à faire trembler la terre et cela nous a laissé une cicatrice indélébile de douleur figée. C’est toujours comme ça, un deuil: chaque joie de votre vie en est constamment lacérée. Tout serait si merveilleux, si seulement… Edgar était encore là… On n’oublie jamais, on n’accepte jamais, on ne se remet jamais de la mort de son enfant, de la mort de l’amour. C’est un choc qui vous détruit, sans espoir de retour. Je sais donc un peu ce que c’est que de ne plus vivre, vu que ma vie s’est tout simplement arrêtée ce soir affreux de février 1855. Ah oui, je ferais tout pour remonter dans le temps et défaire cette cruelle abomination. Je regrette amèrement tout ce qui, dans mon action ou mon inaction, a contribué même de loin à la provoquer.
Mais l’idée de voyager dans le temps vers le futur ma plait aussi immensément. Et, en réponse à la seconde portion de votre question, j’ai évidemment le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait faire et, -vous goûterez la piquante dialectique autocritique ici- ce dont je suis le plus fier est aussi ma plus grande erreur théorique! Oui, oui, vous avez bien lu! Je vois avec une lucidité implacable mes limitations et me complait, me vautre pour tout dire à l’heure du bilan, dans la grande erreur théorique de ma vie. C’est une erreur immense, de grande portée philosophique, vous vous en doutez. Et, comme un opiomane face à son vice, je ne m’en sortirai pas et ne saurai ni ne voudrai jamais m’en sortir. Avouez que vous êtes intrigué…
Pour expliquer adéquatement cette grande erreur théorique de ma vie qui signifie tant pour moi, cher Sinclair, il est impératif, malgré l’ouverture extraordinaire que vous m’avez donnée sur le futur, que je m’enracine avant tout dans mon temps. Un événement immense et que je n’avais aucunement prévu est arrivé en 1870 dans le Paris encerclé par les troupes prussiennes et trahi par son empereur de pacotille: La Commune de Paris. Quand la Commune de Paris fut proclamée, de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental des possédants, et, dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, ils accomplirent leur oeuvre modestement, consciencieusement, et efficacement. Le vieux monde se tordit alors dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du Travail, flottant sur l’Hôtel de Ville de Paris. Et alors, je vous le jure Sinclair, depuis Londres j’en eut la mâchoire décrochée d’abasourdissement.
En effet, c’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fut encore capable d’initiative sociale, même par la grande masse de la classe moyenne de Paris, boutiquiers, commerçants, négociants (les riches capitalistes étant seuls exceptés). Les ouvriers de Paris imposèrent à tous l’idée qu’il n’y avait plus qu’une alternative: la Commune ou l’Empire. N’en déplaise donc à ma doctorale science historique, la Commune fut un court consensus entre la petite bourgeoisie de Paris et la classe ouvrière, sous la direction de cette dernière. J’ai commis l’erreur immense de ne pas voir la possibilité de ce développement.
La Commune ne dura que quelques mois. Nombreux furent ceux qui déclarèrent qu’elle n’avait été qu’un accident de l’histoire. J’aurais pu rassurer mon amour propre et ma légendaire vanité en me disant que ma grande erreur aussi n’était que passade fugitive. Quelle candeur d’enfant de ma part! L’accès que vous m’avez ouvert au futur, cher Sinclair, ne me permet plus cette consolation. Et pour assurer le suivi de l’amplification de mon erreur, il me faut maintenant parler d’une de mes grandes hantises de toujours: la Russie. Mais là, pas de la Russie de mon temps, non, non, non! Je vais devoir une fois de plus mobiliser la documentation futuriste que vous m’avez si généreusement transmise et parler de la Russie du vingtième siècle. Voici d’abord ce que votre Karl Marx anachronique a fièrement à dire sur ce qui ne l’a pas pris par surprise dans l’émergence de la ci-devant Russie des Soviets. Une révolution allait inévitablement éclater en Russie. J’ai moi-même commencé –et ce, sans le soutien de Dialogus!- à m’en douter vers 1870, l’expérience extraordinaire de la Commune de Paris m’ayant si abruptement ouvert les yeux. Le capitalisme se développait à vive allure en Russie et le cadre tsariste, féodal, théocrate, archaïque et ruiné était voué à éclater. Comme à chaque fois quand le dispositif historique est en place, la poussée révolutionnaire s’avance et un halo politique en émane, avec sa Gironde, son Marais et ses Jacobins. Que les Jacobins de Russie et leur brillant Robespierre (j’entends: ce caucasien chafouin, ce Lénine) aient pris ma pensée pour cadre est, je le reconnais sereinement au soir de ma vie, une facette des événements révolutionnaires de Russie qui demeure toute secondaire dans l’affaire. Le fait est que, quand la révolution éclate, elle se donne le cadre idéologique qui lui convient de bric et de broc, et vogue la galère. Je crois savoir qu’à la fin des années 1970, une importante révolution républicaine va éclater en Iran, mobilisant le cadre idéologique… du dogme islamique. En voilà suffisamment pour dire que la pensée se subordonne aux faits, que ces derniers jouent au maximum de la souplesse un peu creuse de cette première… et pas le contraire. Mais poursuivons, cap franc sur l’amplification de cette grande erreur dont je suis si fier.
Donc, la question, souvent rebattue dans le siècle qui sépare le mien du vôtre, de savoir si Lénine a « appliqué » (notion fort haïssable, il faut l’admettre) ma pensée dans sa doctrine de l’État est, je pense, parfaitement oiseuse. Globalement l’État « soviétique » fut un héritier assez direct de l’État tsariste, notamment dans sa lourdeur policière, sa manie du secret, son autoritarisme roide. L’Union Soviétique doit bien plus à l’héritage de son propre mouvement historique et matériel qu’aux courbes et arabesques théoriques d’un Lénine ou d’un Marx. Si j’avais été tué quand je me suis battu en duel à 19 ans, quand j’étais étudiant à Berlin, la Révolution Bolcheviste se serait déroulée dans un automouvement dont les nuances ne seraient que théoriques, c’est-à-dire déterminées et secondaires. Elle continua son chemin, quand son Robespierre fut « guillotiné » à 54 ans par la maladie, et elle se donna le Bonaparte à moustaches (Staline, cette sorte de Bismarck rouge) qui allait la faire entrer dans sa phase de stabilisation conservatrice. On n’échappe pas aux lois objectives de l’histoire, même avec la plus intense et la plus volontaire des subjectivités.
Et c’est ici, tout juste ici, mon bon Sinclair, que le fait que je me suis profondément, fondamentalement et féériquement trompé culmine. Voyez-vous, depuis 1848, j’annonce à la petite semaine une Révolution dont je crois configurer la prospective, et dont en fait je ne fais que reproduire la nostalgie. Un quarante-huitard rétrospectif, à la conscience inversée, faussement prospective, voilà ce que je suis. Comme Engels, comme ma femme Jenny, comme son frère Edgar von Westphalen, et tous nos contemporains. Nous sommes la génération des exaltés allemands de 1830-1848, des enfants coulés, constitués, définis, dans le métal du fer révolutionnaire, fracassant l’écu junker, ou son halo… Ceux de vos lecteurs qui cultivent une fixation sur l’individuel et le biographique se nourriront certainement voluptueusement de cet aveu! Mais moi, c’est plutôt l’analyse fondamentale de cette conscience inversée de ma génération et de ma classe qui me ramène directement à Lénine, ce petit caucasien à l’oeil acéré… mais cette fois-ci au Lénine théorique.
Sinclair, mon ami, je vous en supplie, faites un effort de concentration pour bien saisir ce qui va suivre. C’est ici que jaillit ce dont je suis à la fois le plus fier et le plus marri. J’ai introduit la dialectique hégélienne dans le matérialisme historique. La dialectique ne fait pas de pardon dans l’étude et la compréhension de l’histoire. Elle rejette le durable, l’éternel, le stable, le constant, le cyclique, l’identique, au profit du contradictoire, de l’irréversible, de la crise, de l’altération novatrice et sans retour. Il n’y a pas à transiger avec ce type de doctrine. Et pourtant, bien malgré moi, j’ai transigé. J’ai transigé avec l’ancienne pensée non dialectique. Évidemment! Pensez-y! J’ai avancé que la révolution prolétarienne allait se déployer comme le fit la révolution bourgeoise. Les révolutions bourgeoises, celle de 1789, certes, mais aussi, et plus précisément, mon rêve de jeunesse, devenu partiellement réalité en 1848, furent le modèle identitaire que j’employai, comme fatalement, pour me représenter les révolutions à venir. En perpétuant un tel modèle identitaire, c’est bien cette vieille pourriture de constance métaphysique que je maintenais, coagulée au coeur de la dialectique. Plus de crise, plus de nouveauté radicale, mais une toute subreptice modélisation, un carcan, un patron. Et pas le moindre! Rien de moins que la bourgeoisie montrant au prolétariat comment faire une révolution! C’est justement ce carcan, ce patron, ce modèle que Lénine a brisé. Il a démontré que, dans son déploiement effectif, les révolutions n’adoptent pas de schéma absolu, mais seulement des analogies tendancielles. Il a démoli les restes de fantasme doctrinaire de mon approche. Qu’a-t-il tant fait? Il a simplement laissé tomber, comme illusion inutile, l’idée «marxiste» voulant que la bourgeoisie devait faire la révolution d’abord et que le prolétariat ne devait s’avancer qu’ensuite. Lénine a mis en branle la leçon immense de la Commune de Paris que je cherche encore à comprendre. Il a prouvé, par son oeuvre et par son action, que, comme il l’a dit lui-même, l’histoire se développe toujours par son mauvais côté. Aussi, quand le prolétariat russe marcha sur Moscou et sur Petrograd, le cadre théorique était ajusté à ce radical impondérable intellectuel et matériel de la non symétrie des révolutions. Le léninisme théorique en histoire, c’est le culminement de la dialectique dans le matérialisme historique. Plus de constante, plus de séquences obligées pré-établies dans l’idée. Déchiré l’ultime rideau de l’hégélianisme de Marx. Corrigée, la grande erreur théorique autour de laquelle se lovèrent tous les espoirs et toutes les mortifications de ma vie.
Hélas, Lénine a été englouti par les lois qu’il a lui-même découvertes. L’histoire, que, pour l’avoir révélé, il ne contrôlait pas plus que moi, s’est développée du mauvais côté pour lui et les siens aussi… régressions thermidorienne, brumairienne et finalement liquidatrice incluses! Voilà, de fait, cher Sinclair, ce que Lénine et Marx ont profondément en commun: ils finissent déchiquetés par les colossales contradictions historiques qu’ils mettent à jours. Notez, en saine dialectique radicale et toujours aussi tristement et fièrement à la fois, que, attendu que je suis dépassé par Lénine, il appert que Lénine est aussi dépassé par moi. Son analyse anomaliste de la révolution russe, valide à court et moyen terme, rend, à plus long terme, des comptes à mon modèle analogiste. Sa Commune de Paris à lui est tombée aussi, mais selon une large courbe bien plus similaire à celle de la Révolution Française. En gros, et –de nouveau!- schématiquement, les phases sont: Gouvernement révolutionnaire, Bonapartisme/Stalinisme, Restauration politique sans retour réel au point de départ. Quelque part cela se rejoint, toute cette merde d’arabesques révolutionnaires. La phase suivante ce sont alors les Trois Glorieuses et un retour abrupt aux options républicaines. Gardons l’œil sur la Russie…
Et notez pour ironie dialectique que, comme l’atteste ce petit retournement consolateur en point d’orgue, je suis parfaitement incapable de sortir de cette idée fixe que fut ma fichue de peste de grande erreur théorique! C’est que je suis si fier de cette option schématisante, malgré ses limites. C’est elle qui me donne le sentiment net et limpide d’avoir fait ce que je devais faire face à moi-même, face à l’Histoire et surtout face à mes limitations intellectuelles et matérielles dans l’Histoire.
Marx
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Monsieur Marx,
Malgré les limitations dont vous vous affublez, vous nous aurez tout de même permis d’y voir considérablement plus clair dans ce que nous appelons depuis lors le matérialisme historique, tel que baptisé par votre ami Engels.
Cet entretien doit hélas tirer à sa fin. Vous connaissez comme moi les éditeurs, puisque vous avez vous aussi travaillé pour eux: leur rôle consiste entre autres à déterminer la longueur des textes qu’ils publieront. Si nous devions poursuivre cet échange, il y a fort à parier qu’ils sortent leurs ciseaux et nous n’aurons que peu de contrôle sur ce qu’ils choisiront de couper. Je serais profondément attristé s’ils devaient nous priver d’une seule de vos paroles…
Avant de mettre un terme à cet échange, j’aimerais toutefois vous mentionner une chose qui ne sera pas sans vous surprendre. Aujourd’hui, en ce début de siècle d’où je vous écris, le nom de Karl Marx est très régulièrement rattaché à l’affirmation suivante, assurément vôtre : «la religion c’est l’opium du peuple». Je serais amusé que vous commentiez ces quelques mots qui ont souvent été cités en Occident au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle…
Mes respects,
Sinclair
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Cher Sinclair,
Souvent cités en Occident! Ah là là, quelle étrange et folâtre chose que la pérennité. Moi qui ai écrit des milliers de pages voilà que je découvre subitement que c’est une petite phrase de trois fois rien, écrite quand je n’avais que vingt-cinq ans dans un texte qui n’était même pas initialement destiné à la publication, qui se burine dans la lie du temps.
Bon, eh bien, que je vous fournisse d’abord le contexte exact car, figurez-vous pour commencer que cette citation dont vous m’apprenez qu’elle est devenue maxime est en plus inexacte. Voici ce que j’ai réellement écrit (et finalement publié en 1843) dans une analyse du Droit hégélien que je destinais en fait à mon cher père, pour tenter de lui faire doucement comprendre que j’étais bien moins juriste que philosophe:
La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc, indirectement, lutter contre ce monde là dont la religion est l’arôme spirituel.
La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple.
Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce a un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en germes la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole.
Ce n’était pas trop mal tourné et je suis aujourd’hui encore assez content de ce développement. Chacun des aphorismes de ce passage pourrait en fait être le titre de chacun des chapitres du gros traité sur l’athéisme dont je rêve en permanence et que je n’écrirai plus. Voilà qui est dit et glosé, eu égard à l’exigence de littéralité.
Maintenant, pour vraiment dissiper tout malentendu, Sinclair, je ne dois bel et bien rien ajouter ici sur la religion, ma position restant claire et explicite sur le sujet. Je dois par contre vous dire deux mots sur… l’opium. Comme vous le savez sans doute, l’opium est, en Asie, ce que votre époque nomme assez suavement une drogue récréative qui se fume dans des tripots fort achalandés et lucratifs. Je subodore alors une ambiguïté de compréhension de la part de votre époque que je tiens quand même à dissiper. Il faut en effet bien insister sur le fait que, dans l’Europe de mon siècle, l’opium est plutôt un médicament somnifère et anti-douleur qui s’absorbe sous forme de gouttes. Sous cette forme et avec cet objectif, l’opium est un produit de très grand luxe auquel le petit peuple n’a pas accès. Il doit donc soigner ses douleurs de toutes natures à l’eau inerte du bénitier. L’observation au départ se voulait plus une métaphore sur la thérapeutique que sur la fuite dans les paradis (notez ce mot!) artificiels. Comprenons-en ce qui doit vraiment se comprendre, sans plus.
Il est finalement particulièrement ironique, Sinclair, que vous m’imputiez cette formule imagée car en effet je l’ai en fait chapardée à mon grand ami le poète Heinrich Heine qui, bien moins critique que moi sur la chose religieuse, avait écrit, il y a aujourd’hui fort longtemps: Gloire à une religion qui a versé à l’humanité souffrante, dans la coupe amère, quelques gouttes douces et soporifiques de l’opium moral, quelques gouttes d’amour, d’espoir et de foi. Concluez, si nécessaire, de ces quelques observation sur une seule de mes toutes petites phrase que, malgré une notoriété désormais plus que tapageuse, je suis encore à la fois fort méconnu et fort incompris.
Ce fut un vif plaisir d’échanger avec vous, mon cher Dumontais. La conclusion de cette correspondance arrive à point nommé –pour votre éditeur autant que pour moi-même- vu que la petite famille m’envoie toutes sortes de signaux cabalistiques signifiant sans ambivalence qu’il est grand temps de se mettre en branle pour notre pique-nique hebdomadaire dans la nature. Matérialisme historique et opium du peuple mis a part, il n’y a rien comme une bonne promenade au grand air pour apporter un peu de soulagement à toutes ces plaques d’anthrax et tous ces furoncles dont je suis sempiternellement perclus.
Du siècle de Victor Hugo et de la locomotive à valeur au siècle du dactylographe à mémoire et de Sinclair Dumontais, recevez mes plus respectueuses amitiés,
Karl Marx
Post scriptum: Si jamais vous perfectionnez votre machine à remonter le temps au point de pouvoir poster des petits objets à vos correspondants du passé, j’opterai inconditionnellement pour le stylo à bille. Un jour peut-être. Amicalement. – k.m.
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Monsieur Marx,
Je vous remercie infiniment d’avoir consacré tout ce précieux temps à cet échange. Je vous sais fort occupé et une fois encore – vous y êtes habitué semble-t-il – ce temps n’aura pas été un investissement très… rentable pour vous aider à nourrir votre famille.
Quant au stylo à bille, réjouissez-vous que je ne puisse vous en acheminer un exemplaire. Il y a fort à craindre que si je le pouvais, il produise chez vous un effet pervers. Que vous sachiez qu’un tel objet existera un jour n’a rien d’alarmant mais avoir ledit objet entre les mains pourrait avoir des conséquences fâcheuses… sur l’Histoire.
Je ne vous dis pas adieu, cher monsieur. Je vous dis à bientôt. Il me semble en effet que nous n’ayons ici que commencé à échanger…
Mes remerciements les plus sincères, ainsi que mes respects,
Sinclair
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L’animateur de Karl Marx à Dialogus et dans le présent entretien, Paul L. est guignol en toge à l’Université York (Canada). Philosophe, linguiste, ethnographe et mythologue urbain, nouvelliste, parolier, amateur de jazz en ribambelle et de vérité alternative, rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il commente: Marx est mon idole depuis l’adolescence. J’admire le théoricien mais je m’intéresse aussi à l’homme et à son extraordinaire entourage familial. Marx devient un auteur classique que l’on peut évaluer pour ce qu’il apporte, malgré les limitations qui sont les siennes et celles de son époque. Coquet, vaniteux, persifleur, fumeur de cigares et buveur de porto, c’est une formidable intelligence, un effort constant pour le modeste animateur qui le sert ici et qui, le souffle court, doit mobiliser des kilos de matière grise pour écrire dix lignes que le titan rhénan griffonnait d’un trait de plume en se gaussant.