Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

À propos de l’auteur

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Si j’ai raison, il est inutile que je me défende; si j’ai tort, ma défense ne me donnera pas raison.

Denis DIDEROT

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Paul Laurendeau a été professeur de linguistique française à l’Université York (Toronto, Canada) de 1988 à 2008. Son Doctorat ès Lettres de l’Université Denis Diderot (Paris VII) fut produit en 1986 sous la direction du linguiste français Antoine Culioli. (Jury de thèse: Jean-Marcel Léard, Denis Paillard, Georges Vignaux, Jean-Blaize Grize, Antoine Culioli). Il a aussi suivi les cours et séminaires d’Osward Ducrot (École des Hautes Études en Sciences Sociales), Jean-Pierre Desclès (Paris VIII), Bernard Cerquiglini (Paris VII), et Bernard Pottier (Sorbonne). Ses travaux présentés ici vont dans quatre directions: linguistique énonciative, sociolinguistique, histoire de la linguistique, philosophie du langage.

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Paul Laurendeau was a Professor of French linguistics at York University (Toronto, Canada) from 1988 to 2008. He is the holder of a Doctorat ès Lettres from the University Denis Diderot (Paris VII) produced in 1986 under the direction of the french linguist Antoine Culioli. (Dissertation Jury: Jean-Marcel Léard, Denis Paillard, Georges Vignaux, Jean-Blaize Grize, Antoine Culioli). He also followed the courses and seminars of Osward Ducrot (École des Hautes Études en Sciences Sociales), Jean-Pierre Desclès (Paris VIII), Bernard Cerquiglini (Paris VII), and Bernard Pottier (Sorbonne). His works presented here has four main thrusts: enunciative linguistics, sociolinguistics, history of linguistics, and the philosophy of language.

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MA PHILOSOPHIE GLOBALE DE L’EXISTENCE

Ma philosophie de l’existence se résume en un mot: insatisfaction. Notre vie sociale est organisée de façon injuste et abusive. Le mode de production dans lequel nous sommes contraints de vivre ne repose pas sur des fondements rationnels. Comme le disait si bien Hegel, il est simplement impossible d’accepter l’état des choses existantes. Mais ma perspective est aussi prométhéenne. Tout est à refaire, et un jour viendra… Philosophiquement je me réclame de la vision du monde du matérialisme, ce qui, en gros, veut dire qu’il n’y a pas de lumière sans source de lumière, pas de loi sans fait, pas de fumée sans feu, pas d’esprit sans matière, pas de dieux sans prêtres, pas de Jules César sans soldats et sans cuisiniers de cantine…  L’existence est aussi dialectique, en ce sens qu’elle se déploie de par l’automouvement de contradictions motrices. Héraclite nous a fait comprendre de la flamme que son mode d’existence et son mode de destruction procèdent de la même dynamique. Il en est ainsi de la totalité de l’univers social et naturel. Pour plus de détails sur les fondements de ma vision du monde, on se reportera utilement à mon traité philosophique: MATERIALISM AND RATIONALITY – PHILOSOPHY FOR THE SOCIAL ACTIVIST.

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VISION CONCRÈTE: MON TRAVAIL

La réalité déformante de l’idéologie étant ce qu’elle est, c’est principalement à travers mon travail que j’appréhende le monde. Vision du monde: vision concrète, locale, idéologisée. Dans mon travail, les interactions sont inévitablement marquées au coin des rapports de force hiérarchiques. Le gestionnaire Pete Townsend disait que lorsque l’on se trouve en interaction avec des gens qu’une hiérarchie toujours arbitraire a placé en position de subordination face à nous, il ne faut jamais se demander si ces gens seront capables de bien travailler pour nous mais plutôt si nous-mêmes seront capables de bien travailler pour eux. Voilà la fondement de ma stratégie d’interaction avec l’étudiant(e) à qui j’enseigne, avec le collègue qui siège sur le comité que je préside, avec l’auditeur ou le lecteur d’une de mes communications. Pour ce qui est de celui qui se trouve en position hiérarchique supérieure par rapport à moi, c’est mon ennemi de classe, et, à son égard, j’accomplis froidement mon devoir dans la lutte des classes: je le combat, sans passion et sans haine.

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ENSEIGNEMENT

Je suis donc au service de mes étudiant(e)s. Je travaille pour eux. Je suis à leur disposition. Les connaissances et le cadre de travail que je cherche à leur transmettre sont extrêmement articulés et complexes, et je n’entend pas transiger sur ces qualités, malgré la sourde vague ambiante de l’anti-intellectualisme « appliqué ». Je ne partage avec mes étudiants que ce que je considère le meilleur. Mais la diffusion du savoir a aussi un visage humain. Je traite mes étudiant(e)s avec déférence. Je leur enseigne à me critiquer et à me contredire dans la maïeutique dialectique la plus vigoureuse. Je les encourage dans tout ce qu’ils entreprennent. Je considère qu’en permanence, mon travail auprès des étudiant(e)s a quatre facettes: je suis à chaque instant un enseignant, un éducateur, un orienteur (adviser) et un intervenant en counselling.

En tant qu’enseignant, je diffuse un savoir. Je le fais en ne laissant rien au hasard, et les étudiants s’en avisent assez vite. En classe et en dehors de la classe, je concentre toute mon attention pour les mettre constamment en contact avec ces connaissances extraordinaires qui nous captivent tant eux et moi. Il s’agit prioritairement et principalement de faire comprendre à ces étudiant(e)s francisants que la connaissance approfondie d’une langue seconde (ou première) est inséparable de la pratique assidue et sérieuse de la linguistique, de la sociolinguistique et de la philosophie du langage.

En tant qu’éducateur, je propage une vision du monde en général et plus spécifiquement une vision du travail intellectuel. Le plaisir d’approfondir ses connaissances n’est pas quelque chose qui se transmet uniquement par affinités électives. Les considérations méthodologiques sont donc centrales dans mon travail d’enseignant. Une documentation méthodologique détaillée fait toujours partie du bagage documentaire de mes étudiant(e)s. En en appliquant le contenu, ils s’astreignent à un type particulier de méthode intellectuelle, dont ils finissent la plupart du temps par voir l’intérêt et la portée généralisable. De plus, le fait que je crois énormément à la maïeutique se manifeste aussi dans l’exercice institutionnellement contraint de l’évaluation. Un examen, tel que je le conçois, est formé uniquement de questions ouvertes, grâce auxquelles l’étudiant(e) en vient graduellement à mettre en forme sa propre liberté de penser et d’interpréter son savoir.

En tant qu’orienteur (adviser), j’explore en compagnie de mes étudiant(e)s les possibilités de plan de carrière pour eux. Je le fais en toute impartialité en laissant de côté mes propres préférences au profit de leurs priorités, dont la conscience émerge parfois difficilement chez eux. Je ne rate jamais l’occasion de jeter la lumière sur les arcanes complexes et si fascinantes pour eux des études supérieures. J’échange avec eux sur ce que c’est que de faire une maîtrise ou un doctorat, de faire de la recherche, de diffuser, de publier, de critiquer et de combattre l’état des choses existant.

En tant qu’intervenant en counselling, je prête l’oreille aux problèmes et doléances de mes étudiant(e)s sur la gestion de leur vie professionnelle et sur leurs rapports de force avec l’institution universitaire. Notre clientèle est en majorité formée de jeunes femmes de classe moyenne dont le milieu socio-famillial est souvent réfractaire ou indifférent à la poursuite d’études supérieures par quelqu’un d’autre que le fils aîné de la famille. Je cherche à contrebalancer cette tendance en encourageant ces personnes si brillantes dans toutes leurs entreprises.

En conclusion sur mes étudiant(e)s, ce mot de Friedrich Engels, en parlant du philosophe français Saint Simon, résume parfaitement ma position constante face à eux en tant qu’enseignant: Nous préférons nous réjouir des germes d’idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l’enveloppe fantastique…

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ACTIVITÉS ADMINISTRATIVES ET SYNDICALES

Lorsque je participe à un comité, je suis stimulé par une seule priorité qui pourrait se formuler comme suit: j’ai autour de moi un certain nombre de cerveaux qui s’apprêtent à se concentrer pour la résolution d’une tâche dans des conditions difficiles parce que pleines de contraintes et d’embûches. Comment puis-je faire pour créer, dans ce comité, les conditions maximales qui vont leur permettre d’opérer leur tâche en toute liberté et avec le maximum d’efficacité. Je me repose aussi en toute sérénité sur un certain nombre de postulats à propos des collègues qui assument leurs tâches administratives: il s’agit de gens de bonne foi, qui souhaitent le bien de leur département ou de leur syndicat, qui sont prêts à faire leur part de travail, et qui, lorsqu’ils polémiquent ou s’objectent, ne le font pas par esprit revêche mais bien par conviction sincère.

Dans cette perspective, j’applique en permanence, dans un comité -si je le préside- un ensemble de procédures déjà éprouvées en animation des petits groupes (c’est-à-dire inférieurs à douze personnes). D’abord le mode d’intégration et de renouvellement des membres d’un comité régulier que je préside est le volontariat. Chaque membre est libre d’entrer au comité et d’en sortir. Les gens qui siègent le font donc parce que le travail du comité leur apparaît comme important. Dans les fait, le membership d’un comité géré de cette façon est extrêmement stable, comme mon expérience le prouve.

Mon rôle de président de comité consiste en l’exécution des tâches suivantes: établir les ordres du jour, dresser les procès-verbaux, fixer la date des réunions, répartir et organiser les matières à traiter, agir comme président de séance, modérateur et animateur, bref diriger le comité sur tout ce qui concerne son fonctionnement en tant qu’appareil. Je me considère donc comme le serviteur de ces cerveaux qui n’auront qu’à s’asseoir et réfléchir pendant que je m’occuperai de la plomberie. De plus, en tant que président, je ne suis décisionnel face à d’autres instances qui si mandaté par le comité. Le comité prend les décisions administratives, je les exécute, les relaie vers les autres parties de la structure administrative du département ou du syndicat, et les défend, quelle que puisse être d’autre part ma position personnelle. Le fonctionnement d’un comité que je préside est fondamentalement démocratique.

Le mode de décision d’un comité que je préside (dont le nombre des membres est inférieur à douze personnes) est celui du consensus. Le vote à la majorité simple n’a qu’une valeur indicative. Si la totalité des membres ne se sont pas ralliés, on continue de réfléchir et de débattre. Un membre hésite encore, on ne parvient pas à le convaincre, c’est que la question n’est pas si évidente qu’elle le parait. Le souvenir du film Douze hommes en colère m’habite constamment dans ces moments. Un seul juré a fini par en rallier onze autres et la vie d’un homme innocent a été sauvée. La satisfaction illusoire d’un vote emporté à l’arraché contre le tiers ou le quart des membres d’un petit comité est donc quelque chose que je n’autorise pas aux collègues qui siègent sur un comité que je préside. Vaut mieux retarder une tâche que de laisser s’installer la grogne et les factions. Le spécialiste en animation Yves Saint Arnaud a fait connaître cette formule qui est mienne lorsque je préside un comité: envers et contre tous, l’animateur devra être directif sur la forme et non directif sur le contenu. J’ajoute, encore une fois, qu’il est au service des membres du comité qu’il anime.

Mon implication administrative dans l’institution est principalement syndicale. Il en résulte que je suis en permanence impliqué dans des situations de conflits et de résolution de conflits. Le jugement que je porte sur l’ennemi de classe fut superbement résumé par Lao Tzu dans le TAO TE CHING, il y a plus de 2,500 ans: His ennemies are not demons, but human beings like himself. He does’nt wish them personnal harm. Nor does he rejoice in victory. How could he rejoice in victory and delight in the slaughter of men. He enters a battle gravely, with sorrow and with great compassion, as if he were attending a funeral (traduction: Stephen Mitchell).

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RECHERCHE

Sans entrer dans le détail technique de mes champs de spécialisation, il est possible de résumer les traits saillants de ma philosophie de la recherche. L’activité de recherche opère selon moi inévitablement en trois dimensions: dimension empirique, dimension théorique, dimension critique.

La linguistique est une discipline empirique, et non spéculative ou logico-déductive. La linguistique ne fabrique pas son objet, comme ont pu le prétendre certains penseurs à l’époque du structuralisme flamboyant. L’objet de la linguistique lui est extérieur: c’est le langage, enfouis dans la diversité des langues naturelles. Un corps spécifique de procédures d’observations doit donc être produit et appliqué sur corpus. Une partie de mes travaux de recherche sont donc des analyses empiriques.

Mais pas de pratique sans théorie. Sans les questionnements issus d’un cadre théorique, les problèmes restent tout simplement invisibles à toute investigation empirique. De plus la valeur heuristique du cadre pour l’approche des données se complète de la valeur heuristique de données plus riche pour le questionnement et la rectification du cadre. La linguistique travaille donc aussi à la construction d’un certain nombre de catégories descriptives ayant une portée généralisable. Une partie de mes travaux concerne les problèmes théoriques afférents à la constitution de cet ensemble de catégories.

Troisièmement, le fait incontournable demeure que toute discipline intellectuelle s’inscrit en historicité et fonctionne dialectiquement, c’est à dire sous forme de luttes contradictoires dont les leviers ne sont pas seulement internes à la discipline mais aussi enracinés dans la phase historique en cours. Il en découle que le linguiste peut difficilement maximaliser son travail sans porter un regard critique sur l’histoire et les fondements épistémologiques de sa discipline. Une partie de mes travaux porte sur l’histoire et l’épistémologie des sciences du langage.

Finalement, et pour boucler la boucle de ce résumé succinct de ma vision du monde, il reste que toute discipline intellectuelle est inévitablement traversée par une philosophie implicite conscientisée ou non et n’est de toute façon jamais totalement à l’abri des philosohies spontanées (philosophies implicites non conscientisées). En ces temps difficiles, pour l’intellect autant que pour l’équité sociale, l’ineptie et le conformisme intellectuels tiennent souvent lieu de pensée profonde, et ce que Marcuse appelait si puissamment une faculté mentale en voie de disparition: le pouvoir de la pensée négative est plus que jamais menacé. Face à cette conjoncture, et malgré des critiques émotives et mal articulées souvent venues de haut, je continue d’asseoir mes travaux sur la philosophie implicite la plus novatrice qu’il m’ait été donné de croiser au cours de mon cheminement intellectuel: celle du matérialisme dialectique, dont, par delà la-mode-qui-se-démode et les coquetteries et philistinismes de tous poils, on finira bien par redécouvrir le caractère incontournable dans le champs des sciences humaines et sociales.

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Toute parcelle du contenu de la vie, de la pensée, de l’expérience, si minime soit-elle, peut s’analyser indéfiniment.

Henri Lefebvre