Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 1990H

LAURENDEAU, P. (1990h), « Joual populi, joual dei!: un aspect du discours épilinguistique au Québec », Présence francophone, n° 37, pp 81-99.
.
.
.

Joual populi, Joual dei! Cette exclamation mi-triomphante, mi agacée figure sur l’un des 30 questionnaires reçus (sur 90 initialement envoyés) d’une mini-enquête par correspondance réalisée en 1987 auprès d’enseignants des niveaux secondaire et collégial de toutes les régions du Québec1. Les questions posées étaient les suivantes:

1.   Qu’est-ce que le JOUAL?
2.   D’où vient le mot JOUAL?
3.   Vous arrive-t-il de parler du JOUAL à vos étudiants?
4.   Si la réponse est NON, expliquez pourquoi vous n’êtes jamais amené-e à en parler. Si la réponse est OUI, résumez ce que vous leur en dites et, si possible, donnez un aperçu de leurs réactions…

Cette intéressante exclamation est une sorte de calembour exploitant l’opposition entre la connotation vaguement laudative du slogan démocrate bien connu et la valeur presque toujours fortement péjorative du mot JOUAL. Mais surtout, nous y voyons un commentaire contradictoire, où la parole populaire/parole divine est acclamée et déplorée dans le même souffle, comme une sorte de mal inévitable, de triste signe des temps. L’auteur de ce jeu verbal, un enseignant de cégep de Rivière-du-Loup de 34 ans, n’écrit-il pas aussi, en reprenant la vieille formule utilisée jadis par J.-P. Desbiens (1960) dans ses Insolences du frère Untel2, qu’il « enseigne parfois le français normatif à ceux qui parlent et pensent joual ».

Nous proposons dans cette étude une analyse de ce qu’implique l’utilisation encore passablement vivace du terme péjoratif JOUAL pour désigner le français vernaculaire parlé au Québec (auquel on se référera ici sous l’appellation vernaculaire québécois). A travers le commentaire scolaire contemporain sur le JOUAL, se révèle un large pan de ce que l’élite québécoise exprime quand elle parle de la langue. On constate à l’horizon des années 1990 l’existence d’une stratégie stable et hautement efficace, quoique non explicitement concertée, élaborant et ressassant une VERSION biaisée du panorama sociolinguistique du Québec. Pour avoir une idée de ce que peut être une stratégie non concertée, on se référera avec les précautions d’usage, notamment à l’égard d’une exploitation abusive des concepts économiques, à Bourdieu:

« Toute domination symbolique suppose de la part de ceux qui la subissent une forme de complicité qui n’est ni soumission passive à une contrainte extérieure, ni adhésion libre à des valeurs. La reconnaissance de la légitimité de la langue officielle n’a rien d’une croyance expressément professée, délibérée et révocable, ni d’un acte intentionnel d’acceptation d’une « norme » ; elle est inscrite à l’état pratique dans les dispositions qui sont insensiblement inculquées, au travers d’un long et lent processus d’acquisition, par les sanctions du marché linguistique et qui se trouvent donc ajustées, en dehors de tout calcul cynique et de toute contrainte consciemment ressentie, aux chances de profit matériel et symbolique que les lois de formation des prix caractéristiques d’un certain marché promettent objectivement aux détenteurs d’un certain capital linguistique. » (Bourdieu 1982: 36)

On a bel et bien affaire au Québec à une sorte de consensus contraint et imparfait à propos de la langue. L’appareil institutionnel n’a plus, sur cette question, la virulence du contre-militantisme des « belles » années du débat sur le JOUAL. C’est plutôt la permanente tension « tranquille » des périodes de reflux, où rien n’est réglé mais tout est circonscrit.

–    Aperçu sociolinguistique

Du strict point de vue de la sociolinguistique du français sur le territoire du Québec, on résumera la situation en signalant que la majorité de la population parle une variété de français (le vernaculaire québécois – cf Laurendeau 1985) et qu’une importante minorité (que nous appellerons ici la minorité élitaire) s’exprime dans une variété de français standardisée (le français du Québec), proposée de façon plus ou moins explicite comme norme à la totalité de la population. Ce premier tableau schématique sera complet lorsqu’on aura signalé que, très souvent au Québec, « les gens confrontés à une situation dans laquelle ils se sentent diminués, dominés, se sentent obligés d’y faire face en « sortant leur français », comme ils sortent leur complet-veston ou la robe du dimanche pour aller voir les représentants officiels de la Loi. » (Bebel-Gisler 1976: 135).

Il faut bien comprendre en quoi la présentation suggérée ici de la réalité sociolinguistique d’une société de classe de type nord-américain comme le Québec diffère des analyses en « niveaux de langue » souvent mises de l’avant pour rendre compte de ce genre de phénomène. Pour préciser, on posera d’abord que la langue vernaculaire est un parler commun. Cet important concept est repris à Rossi-Landi.

« Au sein de toutes les langues réelles ou possibles, on peut repérer, comme leur partie constitutive, nécessaire et fondamentale, une espèce de « parole collective » que j’ai depuis longtemps baptisé parler commun (common speech) afin de la distinguer tant de la parole individuelle des saussuriens que de la langue ordinaire, ou quotidienne, ou encore de la « conversation » de l’École d’Oxford, et des langues techniques, ou spécialisées, ou idéales, des constructeurs de modèles généraux. Dans un certain sens, il s’agit d’une synthèse des trois conceptions refusées séparément. Le parler commun est une spécification du langage, et non de telle ou telle langue en particulier ; de plus, c’est une spécification sociale et non individuelle. En tant que spécification qu’on atteint par la recherche, il prend le caractère d’une langue spéciale. Une opposition radicale subsiste néanmoins à l’égard des conceptions de l’École d’Oxford. Les notions de langue ordinaire, ou quotidienne, ou d’entretien, et autres du même acabit, ne peuvent pas ne pas se rapporter à des aspects présents dans une langue naturelle donnée à un moment déterminé de son développement historique: elles constituent des abstractions opérées à partir de la langue telle qu’elle se présente. Par contre, le parler commun représente cet ensemble de techniques sociales auxquelles l’individu doit recourir s’il veut parler et communiquer, et sur lesquels s’appuyent tous les développements linguistiques spécialisés. » (Rossi-Landi 1973: 77-78)

Assumé ou refoulé, mais surtout connu de tous, ce parler commun, sur lequel s’appuie toutes les autres variétés linguistiques, n’est donc ni désincarné ni trans-social. Tout au contraire, il prend nécessairement sa forme et son existence par l’action d’un ensemble régulateur de déterminations sociales qui le fragmente en différents lectes. La complexité (souvent aplatie) des concepts sociolinguistiques de sociolecte et régiolecte est maintenue ici dans son intégralité.

« C’est ainsi que les maniements langagiers et le montage du système linguistique dans un groupe et chez un individu donnés répondent à un ensemble de déterminations incluant, sans que l’énumération qui suit puisse sembler limitative, l’origine et l’appartenance socio-professionnelle, le type et la localisation de l’habitat, les formes d’organisation familiale et communautaire, les divers rapports de propriété et niveaux d’appropriation caractéristiques de l’individu ou du groupe, le type de formation scolaire et professionnelle, le degré de maniement de catégories abstraites qu’impliquent les divers niveaux d’activité sociales propre à cet individu ou à ce groupe, etc. Le fait que ces déterminations entrent tant entre elles qu’avec leur objet (le groupe ou l’individu) dans des relations hiérarchisées interdit que l’une d’entre elles soit isolée a priori, empiriquement, hors de cette hiérarchisation, comme socialement plus déterminante, voire exclusive, ce qui est souvent le cas de l’appartenance socio-professionnelle, dont nous pourrions montrer aisément le caractère complexe et la fréquente ambiguïté. Un cas comparable est fourni par la tendance fréquente à isoler la variation linguistique territoriale, géographique (terme que nous acceptons en ce qu’il contient déjà en lui même la hiérarchisation d’une multitude de rapports sociaux concrets) du « proprement social » comme si la variation territoriale était « moins sociale », comme si cette variation échappait à la sociolinguistique en tant que détermination susceptible sous certaines conditions historiques de jouer un rôle majeur de médiation. » (Legrand 1980: 34)

Les lectes, travaillés par ces différentes déterminations sociales, s’ajustent entre eux conformément à une norme d’usage qui se fixe historiquement sans aucune intervention extérieure autre que celle des locuteurs eux-mêmes. On parle alors d’une norme langagière objective qui stabilise les  convergences et divergences d’un parler commun donné. On peut alors dire qu’on a affaire à une norme naturelle, sous réserve de l’observation suivante:

« Le caractère naturel du parler est de nature sociale, il est le fruit d’une longue expérience individuelle et d’une longue tradition sociale. C’est pourquoi, nous pouvons parler d’une pseudo-naturalité sociale. »

(Rossi-Landi 1973: 79)

–    Le discours épilinguistique

Venons-en maintenant au discours épilinguistique. Le passage de Legrand cité plus haut montre aussi que les lectes sont souvent décrits de façon limitée, biaisée, partiale. Ces discours descriptifs sont orientés dans des buts précis et prennent des formes précises dans les sociétés de classes. On y observe généralement une situation où la norme langagière objective donne prise au discours (péjoratifs ou laudatifs) des différentes normes subjectives produites sans consensus étanche, endossées sans accord intégral et véhiculées sans contrainte explicite par la minorité élitaire via ses principaux agents, les appareils idéologiques d’état.

Cette confrontation entre norme langagière objective « naturelle » et norme subjective profondément intégrée sous le mode de l’habitus3 va prendre, dans l’appareil scolaire4, la forme d’une lutte de contraires. On constatera donc que LA DESCRIPTION OBJECTIVE DES FAITS SOCIOLINGUISTIQUES PAR UNE FRANGE IMPORTANTE DE SES OBSERVATEURS PRIVILÉGIERS (enseignants du secondaire et du collégial, s’adressant à une clientèle estudiantine dont l’âge varie entre 12 et 17 ans) VA CONSTAMMENT CORRODER LA VERSION DES CHOSES PROPOSÉE PAR L’ÉLITE OU PAR SES INSTITUTIONS.

Cette version prend elle même, à l’horizon 1990 une forme passablement complexe. On peut la résumer par les trois aphorismes suivants:

–    Le vernaculaire québécois serait un phénomène parfaitement détestable et sans intérêt.

(La CONTRADICTION de cette version prendra la forme de tentatives diverses pour définir objectivement le phénomène).

–    Le vernaculaire québécois serait un phénomène (géo/socio)linguistique marginal.

(La CONTRADICTION de cette version prendra la forme d’aveux souvent involontaires sur le caractère majoritaire du vernaculaire, sur son plein statut de parler commun).

–    Le fait que l’on ne parle plus du JOUAL révèlerait que le vernaculaire québécois n’existe plus.

(La CONTRADICTION de cette version prendra la forme d’un recul critique face au concept de JOUAL lui-même plutôt que face à l’objet auquel il prétend renvoyer).

La DÉFINITION du concept de JOUAL par les intervenants de l’appareil scolaire fournit grosso modo la version de la situation sociolinguistique du Québec proposée par ses élites, mais illustre aussi l’acuité des contradictions qui la travaillent.

1.1. Le vernaculaire québécois serait un phénomène parfaitement détestable et sans intérêt

L’émotivité et la virulence classiques du purisme, nécessaires uniquement lorsque la langue vernaculaire est bien vivace (voir à ce sujet Bouyssy 1985, spécialement p. 19), caractérisent nettement une première série de définitions données au concept de JOUAL.

–    Un dialecte de sous-culture.

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 42 ans.

–    Un niveau de langue inférieure qui pèche contre tous les aspects de la logique (prononciation, syntaxe, barbarisme etc…) et qui se caractérise par une faiblesse de vocabulaire marquée et une influence pernicieuse de l’anglais.

CEGEP de Victoriaville

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 47 ans.

–    Une désarticulation de la langue qui traduit une absence de pensée.

Phénomène social – Symbole d’aliénation et de frustration d’un peuple. (aspect politique).

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 50 ans.

–    Une catégorie linguistique quelque part entre le dialecte et le créole.

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Français Ecrit/Discours Narratif

Niveau: Collégial

Age du professeur: 27 ans.

Dans ce dernier cas, le jugement de valeur ne transparait pas explicitement. On observe en fait que la DESCRIPTION émerge comme contradiction de l’OSTRACISME. On est ici à mi-chemin entre un discours qui cherche à décrire en exploitant des concepts appropriés comme ceux de DIALECTE et de CRÉOLE et un discours qui fustige, si ces deux concepts conservent la valeur péjorative qu’ils ont en langue usuelle.

1.2. CONTRADICTION le vernaculaire québécois est un phénomène que l’on arrive à décrire objectivement

Encore manifestement teintée de jugements de valeur, la série suivante révèle le recul de l’ostracisme face à une volonté plus neutre de description.

–    Le joual est un relâchement général dans l’expression orale.  On remarque alors l’utilisation de structures de phrases anglaises, des anglicismes ou alors carrément une prononciation avachie de termes français.

CEGEP de Sept-îles

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 35 ans.

–    Caractéristiques de la langue parlée québécoise où les structures, syntaxiques notamment, sont calquées sur l’anglais.

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 32 ans.

–    Désigne le parler populaire du québécois marqué par les influences anglaises et ses écarts syntaxiques et morphologiques de l’usage de la langue française.

CEGEP de Saint-Félicien

Québec

Matière enseignée: Français (Linguistique & Communication &

Ecriture

Niveau: Collégial.

Age du professeur: 37 ans.

–    Le joual est une façon de parler le français, un argot quelquefois.

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Français et Grec

Niveau: Collégial et Universitaire

Age du professeur: 46 ans

–    De « l’argot » québécois ou du « slang » québécois. Langue relâchée et populaire. Langue parlée par le peuple. Langue prenant ses distances de la norme du français international.

Collège Laflèche

Trois-Rivières

Matière enseignée: Français (Linguistique et Discours Narratif)

Niveau: Collégial

Age du professeur: 42 ans.

–    Langue populaire parlée par les québécois qui ont un niveau de scolarisation peu élevé et qui vivent dans des conditions socio-économiques défavorisées. Cette langue orale se caratérise par des traits phonétiques, lexicaux et morpho-syntaxiques accentués.

Le « joual » peut donc être considéré comme le niveau de langue populaire de l’expression orale au Québec ; il se distingue du niveau familier que l’on a plutôt coutume d’appeler le « franco-québécois ».

N’a pas donné d’adresse

Matière enseignée: Linguistique et litt. française

Niveau: Collégial

Age du professeur: 42 ans

–    Le joual n’est ni une langue, ni un dialecte, ni un patois. Il est une manifestation (une parmi d’autres, ici ou ailleurs dans la francophonie) de différents traumatismes subis par la langue française au Québec: anglicismes lexicaux, syntaxiques et morphologiques ; pauvreté de vocabulaire (chose, truc, machin) et béquilles (t’sé veux dire…) ; syntaxe erronée, sans qu’elle soit anglaise ; morphologie verbale défectueuse, (ils sontaient, j’ai répond) bien que tout à fait logique dans plusieurs cas (ex.: sontaient) etc. Le joual, pour moi, ne comprend pas les « québécismes » ou les canadianismes de bon aloi, les expressions ou les tournures archaïques, ni même une phonétique « vieillie » (moé, toé), etc.; c’est-à-dire tout ce qui est français.

CEGEP de Victoriaville

Matière enseignée: Roman (Étude du discours narratif)

Niveau: Collégial

Age du professeur: 38 ans.

Une récurrence de hantises se manifeste: anglicisation, « traumatismes » linguistiques dus à l’ignorance, situation prolétarienne associée à la déchéance sociale et linguistique. Il ne s’agit pourtant plus d’un rejet viscéral et irrationnel. Avec cette première CONTRADICTION, on entre de plein pied dans une sociolinguistique de classe moyenne restant inféodée à la VERSION dominante. Cette sociolinguistique descriptive est idéologique au sens où elle est une conscience inversée des rapports réels. En effet soit un locuteur d’un groupe marginal numériquement et qui parle un certain lecte divergeant du parler commun. On observe régulièrement que ce lecte apparait comme majoritaire pour lui, qui l’entend souvent dans son groupe de pairs. De la même façon, le parler commun lui apparait comme minoritaire parce que lointain. Son discours sur le rapport entre ce lecte et le parler commun sera alors une représentation inversée des rapports réels. Cette représentation inversée sera elle même déterminée par la position de classe de laquelle ce locuteur contemple ces rapports. Le principal résultat de ce phénomène ici sera la croyance au caractère massif de la langue de la minorité élitaire et au caractère MARGINAL du vernaculaire.

2.1  Le vernaculaire québécois serait un phénomène (géo/socio)linguistique marginal

La tendance, déjà visible dans les cas cités plus haut, sera ici de renier inconsciemment le jugement de valeur de la version dominante en opposant JOUAL (vernaculaire québécois ostracisé, « nos anglicismes et barbarismes ») à FRANCO-QUÉBÉCOIS ou assimilés (le même vernaculaire québécois valorisé, « nos belles parlures de bon aloi »). Cette crise de représentation va prendre la forme d’une marginalisation du JOUAL. La réduction du vernaculaire à un de ses socio/régiolectes spécifiques va de plus révéler un certain nombre de rapports de forces transposés (luttes des classes, rapport ville/campagne, traditionnalisme/modernisme).

–    Le joual est une langue vulgaire à base de français du XVIe siècle gangrené de mauvais anglais. Dans mon esprit, le joual n’est pas la langue des Québécois: c’est le patois des Montréalais de couche prolétaire. L’ensemble des Québécois parle un français un peu archaïque, entaché de quelques termes propres aux provinces d’origine des colons du XVIIe siècle. Les gens de l’Est de Montréal (genre « héros de Michel Tremblay ») parlent joual. Joual, dans mon esprit, c’est « épais ». Comme les personnages d’Yvon Deschamps.

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Poésie, Roman, lecture et analyse,

littérature policière

Niveau: Collégial

Age du professeur: 42 ans.

–    Le joual est le terme qu’on a donné à la langue parlée des Québécois, particulièrement à Montréal et dans la population moins scolarisée. C’est une langue peu châtiée composée d’anglicismes, de québécismes et de « mauvaise » prononciation i.e. ne correspondant pas à la norme du français international. Pour nommer « joual » la langue québécoise, on la comparait à la norme linguistique des années 60: Paris.

Dawson College

Westmount

Matière enseignée: Français langue seconde

Niveau: Collégial

Age du professeur: 46.

–    Langue « populaire » de l’Est de Montréal comprise par l’ensemble des québécois (en général), utilisée de façon systématique par certains auteurs (M. Tremblay) et servant à exprimer une forte affectivité. Le joual ne respecte pas le bon usage mais peu d’étudiants l’utilisent dans toutes ses dimensions (lexique, morphologie et syntaxe, phonétique).

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Français (langue et littérature)

Niveau: Collégial

Age du professeur: 45 ans.

–    Une ramification régionale d’un front de langue populaire. Au Québec en effet, surtout en zone urbaine d’abord, mais faisant tache d’huile, l’hybride de chaîne parlée surtout (même si on a vu des tentatives d’utilisation en chaîne écrite du discours littéraire), (roman. « Le Cassé » Renaud A. Le « Cabochon », Major A. théâtre, Tremblay, Barbeau. J.C. Germain…), emprunte simultanément des éléments du code français et anglais mais en les dénaturant l’un et l’autre pour aboutir à une sorte de créolisation qui restreint le créneau de communication à une zone démographique de locuteurs recrutés et consentants surtout parmi les moins de 30 ans.

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Littérature, théâtre, linguistique

Niveau: CEGEP

Age du professeur: 40 ans

–    Il est la preuve d’une société abâtardie. Le joual est le parler d’une certaine catégorie de gens qui proviennent, en[tre] autres, de l’est de Montréal, les personnages de Michel Tremblay parlent joual. Le fait que notre langue soit abâtardie c’est la manifestation extérieure d’une situation d’humiliation. Le joual est un mode de vie. Deschamps l’exprime bien. On vit comme on parle, on parle comme on vit. Le joual est un malaise, un sentiment d’insécurité.

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Discours narratif, création littéraire,

Litt. et société.

Niveau: Collégial

Age du professeur: 30 ans.

–    Une langue « bâtardisée » par le voisinage de l’anglais, phénomènes par conséquent plutôt urbain que rural.

A ne pas confondre avec la « langue québécoise » (faite de vieux mots ou des mots nouveaux ou de mots dont le sens ou la sonorité a peu évolué) et qui souvent s’explique en plus d’avoir une dimension d’authenticité, d’originalité et de beauté remarquable.

CEGEP de Sept-îles

Matière enseignée: Littérature et langue (français et québécois

et étrangère à l’occasion)

Niveau: Collégial

Age du professeur: 39 ans.

Cette présentation simplifiée de la variation sociolinguistique, cette perception déformante de la multiplicité des sous-variétés de vernaculaires, cette réduction d’une langue orale utilisée par l’ensemble de la collectivité à une langue écrite de littérateurs5 va se trouver elle aussi contredite par la manifestation explicite de son caractère massivement MAJORITAIRE.

2.2. CONTRADICTION: le vernaculaire québécois est un phénomène (géo/socio)linguistique omniprésent

L’intégration de l’idéologie dominante ne peut séparer complètement les enseignants du secondaire et du collégial de la réalité sociolinguistique qu’ils sont chargés d’encadrer, de contrôler mais aussi de décrire. Le refus du droit à l’existence finit bien par se faire déborder par le constat d’omniprésence et le vernaculaire se trouve attesté comme parler commun.

–    C’est un langage dérivé de la langue française qui du côté de la phonétique n’a pas beaucoup évolué. C’est un phénomène social et on le retrouve dans toutes les régions du Québec.

C’est un mélange d’anciens mots français et qu’on a conservés en partie ou en totalité.

Collège de l’Abitibi – Témiscamingue

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 29 ans.

–    Le langage courant souvent familier.

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Anglais

Niveau: Collégial

Age du professeur: 39 ans.

–    Essentiellement une langue orale.

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Anglais

Niveau: Collégial

Age du professeur: 43 ans.

–    Un niveau de langue populaire utilisé au Québec.

Collège de Valleyfield

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 35 ans.

–    J’ai déjà lu que c’est la langue parlée dans les quartiers populaires de Montréal et que quelqu’un parle le joual lorsqu’il mêle l’anglais au français. Cela ne me semble pas satisfaisant. Mon grand père avait des jouaux [= chevaux, l’informateur joue sur l’étymologie du terme épilinguistique -P.L.] et la langue qu’il parlait n’était pas tellement contaminée par l’anglais. En conséquence, le joual est pour moi une variation de la langue française normative. Il se caractérise d’abord par ses archaïsmes et ensuite par ses anglicismes. Il ne me semble pas particulier à la ville de Montréal.

N’a pas donné d’adresse

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial II

Age du professeur: 31 ans.

Avec cette critique radicale de la dichotomie JOUAL/FRANCO-QUÉBÉCOIS c’est le gros de la version dominante de la description sociolinguistique qui se fissure. Dédramatisé, c’est dans son existence même que le concept de JOUAL est attaqué. Sa disparition comme concept (sensible depuis le milieu des années 1970) va donner lieu à une ultime mystification.

3.1. Le fait que l’on ne parle plus du JOUAL révèlerait que le vernaculaire québécois n’existe plus

Manifestation suprême de l’idéologie comme conscience inversée et mystifiée des rapports réels, la confusion entre la chose et le concept qui la représente (ou le nom qu’elle porte) autorise ce qui apparait probablement comme la plus spectaculaire mise à mort fantasmagorique de la langue vernaculaire.

–    Cela existe-il encore? Cela a-t-il même existé dans tout le Québec ou uniquement à Montréal ? Le JOUAL est une façon de parler d’une certaine couche « populaire » de la population. Politiquement, le joual a ainsi correspondu à un moyen de créer de montrer une certaine appartenance à notre « pays », le Québec. Mais si ce moment de retour à la terre est terminé, il reste encore quelques séquelles de ce parler dans notre « parlure ». Je crois qu’il n’est pas compris dans notre Acceptation Globale.

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Littérature et parfois français normatif

Niveau: 1-2-3 parfois 4 pour ceux qui parlent et pensent joual

Age du professeur: 34 ans.

–    Nul ne le sait vraiment.

Même à l’époque de « Parti Pris » on n’avait pas pu le définir. Ce serait un mélange de

–    Caractéristiques linguistiques du franco-québécois (niveau phonétique, lexical, morphologique etc…)

–    Jugements sociaux et culturels péjoratifs sur un certain type de langues.

–    réactions affectives a forte connotation subjective et sans doute autre chose !

–    et même réactions politiques (le joual a aussi été rattaché à un certain mouvement de libération et aussi à un certain type de comportement!)

CEGEP de Rivière-du-Loup

Matière enseignée: Linguistique

Niveau: Collégial

Age du professeur: 43 ans.

Mais cette incrédulité ostensible face à l’existence de la chose va à son tour connaître la contradiction la plus radicale.

3.2. CONTRADICTION: le fait que l’on ne parle plus du JOUAL révèle que ce concept est inapte à décrire le vernaculaire québécois

Le dernier voile mystique se déchire finalement lorsque la conscience DU STATUT LOCAL, HISTORICISÉ, RÉDUCTEUR, en un mot STRICTEMENT ÉPILINGUISTIQUE du concept de « joual » se manifeste dans le discours de ces éducateurs que trois décennies de luttes sociales fertiles séparent irrémédiablement de l’époque du Frère Untel.

–    C’est le terme utilisé depuis une vingtaine d’années pour désigner le français populaire parlé au Québec. Il me semble toutefois que ce terme est de moins en moins utilisé, qu’il est moins connu « des jeunes générations ».

Collège de Valleyfield

Département de langues et littératures

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 53 ans.

–    Etre de raison créé pour l’identification de la langue populaire par la néo-bourgeoisie québécoise, style « petits fonctionnaires pseudo-intellectuels » de la génération nationaliste. En soi, le joual n’existe pas. N’existent que des particularités dialectales, des anglicismes et des mots étrangers.

Champlain Regional College

Lennoxville

Matière enseignée: Français

Niveau: Collégial

Age du professeur: 43 ans

–    A mon avis, il convient de ne plus parler de « joual », aujoud’hui. Ce terme évoque trop de connotations péjoratives. En 1970, on parlait du joual mais qui justement en parlait ? Les puristes et pour exprimer l’état d’une langue, la situation d’un peuple. Néanmoins, cela eut des effets positifs puisque les québécois se sont acceptés y compris la langue par laquelle ils s’exprimaient.

N’a pas donné d’adresse

Matière enseignée: Littérature – Linguistique – Cinéma

Niveau: Collégial

Age du professeur: 33 ans.

–    Une pure vue de l’esprit inventée par des gens instruits en vue de mieux dominer les couches sociales inférieures… En réalité, on devrait parler de français populaire du Québec, français marqué par des particularismes d’ici comme les archaïsmes de prononciation et lexicaux, l’emploi de vocabulaire religieux en guise de jurons, l’utilisation d’anglicismes lexicaux ou syntaxiques, l’invention des mots ou de sens nouveaux, les emprunts aux Amérindiens.

CEGEP de Rouyn

Matière enseignée: Littérature française

Niveau: Collégial

Age du professeur: 46 ans.

Conclusion

Les données traitées ici montrent bien que, pour reprendre le mot de Calvet (1974: 180), « on ne refait pas une langue contre ceux qui la parlent ». La déliquescence du concept de JOUAL au cours de la période 1975-1990 a laissé, dans le discours actuel des principaux agents de l’institution scolaire, le souvenir de son mouvement de déclin sous la forme d’une série de strates se contredisant et s’opposant. Certes, la chance est donnée à une part d’analyse objective de la situation sociolinguistique du français au Québec. On voit bien que celle-ci vrille son chemin, à travers les pans de la version dominante des choses, dans la conscience de ces travailleurs intellectuels de classe moyenne que sont les enseignants. Mais il ne faut pas trop s’illusionner sur l’émergence de la « conscience » dans une société de classes. On oscille aujourd’hui au Québec entre deux thèses fondamentales lorsqu’on parle de la langue. La première de ces thèses représente une survivance relativement stable du vieux concept de JOUAL et du système de représentations qu’il sous-tend: la vision d’un « bon français international » écrit et d’un « mauvais français régional » oral. La seconde de ces thèses procède de la nouvelle mythologie d’un « québécois standard » et d’une « norme québécoise » qui est en fait le français des couches élitaires du Québec légitimé comme stricte variante géolinguistique. Cette nouvelle norme serait « un moyen de s’affirmer » -en occultant derechef les vernaculaires- dans la nouvelle perspective de la Francophonie.

Inversion tactique: on ostracise moins les parlers vernaculaires de l’ensemble de la collectivité, on valorise plus l’idiome des classes dominantes. Un concept épilinguistique péjoratif décline, un autre -laudatif- prend le relai. Il s’agit là d’une forme de continuité de l’idéologie dominante tout à fait prévisible puisque se perpétue, au sein de la société, le moteur réel de tout système de représentation de ce type: cette sourde et constante lutte des classes, dont le choc des lectes n’est jamais qu’un pâle reflet.

PAUL LAURENDEAU: Professeur de linguistique française à l’Université York (Toronto), il est détenteur d’un doctorat en linguistique de l’Université de Paris VII.

NOTES:

1.   Cette enquête, sa compilation ainsi que la rédaction du présent article ont été rendus possibles grâce à une subvention du « Committee on Research, Grants and Scolarships » de l’Université York (Dr Donald C. Wallace, secrétaire).

2.   Les insolences du Frère Untel: Court ouvrage satirique critiquant, du point de vue d’un petit prêtre-instituteur anonyme, conservateur et retors mais aussi aigrement frondeur et lucide, la faillite totale du système d’éducation québécois de la fin des années 1950 et la profonde crise de valeurs engendrée par l’émergence tardive, mais inéluctable sur ce territoire, de toutes les conditions d’une société industrielle avancée. Le livre eut tant de succès que, depuis sa parution, on impute à Desbiens l’invention du mot joual qu’il utilise abondamment dans son essai pour désigner le vernaculaire québécois (sur le caractère non fondé de cette croyance: Laurendeau 1987).

3.   La norme comme habitus: « Pour qu’un mode d’expression parmi d’autres (une langue dans le cas du bilinguisme, un usage de la langue dans le cas d’une société divisée en classes) s’impose comme seul légitime, il faut que le marché linguistique soit unifié et que les différents dialectes (de classe, de région ou d’ethnie) soient pratiquement mesurés à la langue ou à l’usage légitime. » (Bourdieu 1982: 28). La crise de la légitimité du « joual » ne pourra donc émerger que chez des instances sociales cumulant la norme objective vernaculaire et une norme subjective intégré comme habitus (c’est-à-dire comme réflexe inconscient d’origine sociale).

4.   Appareil scolaire et langue normée: Est-il besoin de rappeller que « le code, au sens de chiffre, qui régit la langue écrite, identifiée à la langue correcte, par opposition à la langue parlée (conversational language), inplicitement tenue pour inférieure, acquiert force de loi dans et par le système d’enseignement. » (Bourdieu 1982: 33)

5.   Le Joual marginalisé en langue de littérateurs: Cette subtile stratégie reste diffuse chez nos informateurs alors que d’autres l’ont exploité à fond. Ducrocq-Poirier 1987 présente un très bel exemple de discours épilinguistique « savant » déployant cette attitude en biais, (car elle est très difficilement défendable de front). Nous lisons sous sa plume: « La langue littéraire, grâce à eux [= les « grands auteurs » du Québec qui écrivent en « français » – P.L.], a évité jusque là le piège de l’oralisation systématique ; de l’oralisation à outrance qui présente le danger d’un nouveau mythe. Un mythe de la pseudo-originalité et de la modernité spécifique d’une littérature diluée dans un langage au quotidien avec seulement un look (mais pas d’identité réelle) puisque seule une fraction de Montréalais s’y reconnaîtrait ; un mythe, nourri des mythes personnels d’un groupe d’écrivains qui cautionneraient une telle littérature et son droit de cité ; un mythe non symbolique des tendances, des pulsions profondes et des comportements de « tous » les Québécois. » (Ducrocq-Poirier 1987: 83). On se contentera, en guise de réplique, de citer un de ces « grands auteurs » québécois, Gérald Godin, dont les aigres propos sur cette question sont hautement révélateurs du point de vue de la stricte description sociolinguistique: « Nous refusons de servir à maquiller par notre beau langage, le langage pourri de notre peuple » (cité par Kirsch 1989: 38).
.
.
.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BEBEL-GISLER, D. (1976), La langue créole force jugulée, L’Harmattan et Nouvelle Optique, 255 p.

BOURDIEU, P. (1982), Ce que parler veut dire – L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris, 244 p.

BOUYSSY, M.-T. (1985), « Enquête sur l’attitude des élites     bordelaises devant la langue (1783-1789) à travers les archives d’une société de Lumières: le Musée », Lengas, Montpellier, tome 1, vol. 17, pp 11-20.

CALVET, L.-J. (1974), Linguistique et colonialisme, Paris, Payot, 250 p.

DUCROCQ-POIRIER, M. (1987), « Peut-on parler d’oralisation de la langue littéraire au Québec », Présence francophone, 31 (Actes du colloque Oralité et littérature: France-Québec, tome I), pp 77-84.

KIRSCH, C. (1989), « L’utilisation symbolique et politique du `joual’ et du français québécois entre 1963 et 1977: aperçu », Des analyses de discours, Diane Vincent et Denis Saint-Jacques (dir.), Actes du CÉLAT, numéro 2, mars, Publications du CÉLAT, Université Laval, Québec, pp 29-46.

LAURENDEAU, P. (1985). « La langue québécoise ; un vernaculaire du français », Itinéraires et contacts de cultures, vol. 6, Paris – Québec, L`Harmattan, pp 91 – 106.

LAURENDEAU, P. (1987). « JOUAL – Chronique du TLFQ (XXII) », Québec français, no 67, octobre 1987, pp 40-41.

LEGRAND, J. (1980), « Classes et rapports sociaux dans la détermination du langage », la Pensée, no 209, pp 22-35.

ROSSI-LANDI, F. (1973), « Le langage comme travail et comme    marché », L’homme et la société, no 28, pp 71-92.
.
.
.

(Citation à laquelle on renvoit en 1.1. Ne fait pas partie du texte ni des notes)

« On parle ce qui est utile. La fonction portuaire engendre plus de pragmatisme que de dogmatisme. Visiblement, le vernaculaire n’est plus qu’affaire de petit commerce. De ce fait, il n’est ni haï, ni combattu. la culture du collège est respectée parce qu’insigne de bourgeoisie, mais le gasconnisme à corriger n’est pas l’angoisse du groupe. Ceci peut être considéré comme une des différences entre la culture rurale et la culture urbaine. Dans le premier cas, la démarcation s’impose, il y a dualisme. Dans le second, la diversité possible des langues véhiculaires restitue, dans le silence des sources, au vernaculaire un statut qui n’est pas de premier plan mais probablement de parité avec les langues étrangères. » (Bouyssy 1985: 19)