Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 1989C

LAURENDEAU, P. (1989c), « Compte-rendu de RASTIER, F (1987), La sémantique interprétative, P.U.F. », Revue canadienne de linguistique, 34, 4, pp 114-119.
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François Rastier. Sémantique interprétative. Formes sémiotiques. Paris: Presses universitaires de France. 1987. 277 p. FF 185.
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Cet ouvrage reprend le contenu du premier tome d’une thèse de doctorat d’État soutenue à l’Université Paris IV en 1985 (directeur Bernard Pottier). Il est formé de neuf chapitres (divisés en sous-chapitres), d’une bibliographie (p.265 – on n’y retrouve pas les ouvrages dont des citations sont mises en exergue au début des chapitres ni un rappel des oeuvres littéraires citées dans le texte, ce qui est dommage. Quelques erreurs: Thom 1981 et Pottier 1979 cités p.37 n’y figurent pas), d’un glossaire (fort utile vu le grand nombre de termes techniques -p.273), et d’une table des symboles et abréviations (p.277). L’auteur se propose de renverser la perspective de l’analyse sémique, habituellement lexicale, sémasiologique et/ou « générative » au profit d’une perspective textuelle, onomasiologique et/ou « interprétative ».

L’étude démarre sur un décapage critique du concept de sème. Sont discutées (et généralement rejetées) l’idée selon laquelle les sèmes sont des unités de la substance du contenu, l’idée selon laquelle ils sont des qualités d’un référent ou des parties d’un concept, l’idée selon laquelle ce sont des universaux, l’idée selon laquelle ils sont en petit nombre et l’idée selon laquelle ils sont des composants ultimes ou minimaux. La proposition de l’auteur consiste à convenir « de séparer les qualités in re des qualités in voce qui peuvent, elles, être définies comme des unités linguistiques nommées sèmes » (p.23). Il se « cantonne humblement » en dehors des problématiques référentielles et conceptuelles, et se propose de travailler à une sémantique strictement linguistique. De plus les sèmes ne représentent plus, pour l’auteur, des atomes de sens, mais bien des rapports entre sémèmes. « Par exemple, l’opposition sémique /intra-urbain/ VS /extra-urbain/ n’existe en français que parce qu’elle permet de distinguer des sémèmes comme ‘train’ et ‘métro’, ‘route’ et ‘rue’, ‘autocar’ et ‘autobus’. Et il est fort douteux que cette opposition sémique existe dans les langues amazoniennes, par exemple » (p.28). L’exploitation du concept de « langue fonctionnelle » permet, d’autre part, de réduire les taxèmes (sortes de « paradigmes » lexicaux – sémémiques devrait-on dire – p.49) à un ensemble suffisamment restreint de sémèmes pour qu’on en revienne grosso-modo au sème classique de Pottier (1964), non sans un fin louvoiement entre les diverses critiques lui ayant été apportées (pp 19-37).

Le second chapitre apparaît comme un acte de foi fonctionnaliste sur le problème de la triade dialecte/sociolecte/idiolecte (pp 39-40, cf aussi p.70), sur la question de savoir s’il existe des composants sémantiques non distinctifs (on conclut à un « artéfact de la réflexion lexicographique » dans leur cas, contre R. Martin, le seul des théoriciens de l’analyse sémique à avoir abordé franchement ce problème, crucial pour ce cadre théorique), sur la question des composants virtuels (outre le fait que « rien ne permet d’affirmer que de tels traits n’ont pas de valeur distinctive » -p.42-, on propose d’éviter d’associer la virtualité à quelque type de trait « car tous les types de traits sont susceptibles d’être actualisés ou virtualisés » -p.44 note 9). On introduit les concepts de sème inhérent (sème relevant du « système fonctionnel » de la langue et procédant d’une relation entre sémèmes à l’intérieur d’un même taxème) et de sème afférent (sème relevant « d’autres types de codifications: normes socialisées voire idiolectales » et procédant d’une relation entre sémèmes ne relevant pas du même ensemble strict de définitions). La distinction entre ces deux types de traits est précisée à l’aide d’exemples (pp 45-48). Sont aussi décrits dans ce chapitre les concepts de: taxème, domaine, dimension qui apparaissent comme autant de degrés dans le passage de la spécificité à la généricité. « Par exemple, pour le sémème ‘cuiller’, on retient les sèmes génériques: /couvert/, notant l’appartenance à un taxème ; /alimentation/, notant l’appartenance à un domaine ; /concret/ et /inanimé/, notant l’appartenance à des dimensions. » (p.50). L’opposition spécifique/générique est donnée comme relative à un ensemble de définitions et aucun sème n’est considéré comme générique ou spécifique par nature. Le chapitre se conclut sur une typologie des composants sémantiques et sur des développements (notamment autour du concept d’interprétant) manifestant une volonté de dépasser le cadre strictement fonctionnel.

Le troisième chapitre étudie le statut du sémème en langue et en contexte. En langue, l’organisation des sèmes dans le classème (ensemble des sèmes génériques d’un sémème) diffère de celle des sèmes dans le sémantème (ensemble des sèmes spécifiques d’un sémème). Dans le premier cas, c’est surtout le problème du rapport d’implication entre traits sémantiques qui retient l’attention de l’auteur. Il signale que « dans le cas où un sémème comporte plusieurs sèmes génériques, son sème microgénérique [= sème relatif à un taxème] implique son sème mésogénérique [= sème relatif à un domaine] et/ou son (ses) sème(s) macrogénérique(s) [= sème relatif à une dimension] » (p.59). Dans le second cas, l’auteur distingue les représentations hiérarchiques (où « les relations entre les sèmes ne se réduisent pas à des implications reliant les « hyponymes » aux « hypéronymes ». » -p.61) des représentations non hiérarchiques (« la structure actantielle de certains sémantèmes interdit de donner une représentation hiérarchique simple des relations entre leurs sèmes » -p.62). du point de vue de la relation entre sémèmes, l’auteur fait une distinction entre emplois (occurences d’un même sémème qui ne diffèrent que par un ou plusieurs sèmes localement afférents que l’on renonce à représenter en langue), acceptions (sémèmes qui diffèrent par un ou plusieurs sèmes afférents socialement normés) et sens (sémèmes qui diffèrent par un ou plusieurs sèmes inhérents). Pour ce qui est du contexte, l’auteur travaille à le définir (il y voit « l’ensemble des sémèmes qui dans un texte donné entrent avec lui en relation d’incidence » – p.73) et à évaluer son impact sur les composants du sémème. On retiendra que, dans les analyses de l’auteur « le critère contextuel l’emporte sur celui qui relève du système de la langue » (p.82).

Le quatrième chapitre est une compilation critique des étapes de l’évolution du concept d’isotopie en sémantique textuelle. L’auteur constate que l’isotopie sémantique procède à la fois des plans paradigmatiques et syntagmatiques (ce que Greimas ne dégageait pas précisément) et que lorsqu’un texte possède plusieurs isotopies, celles-ci relèvent du même niveau d’analyse. L’auteur conteste l’idée classique selon laquelle l’isotopie résulte de la redondance des classèmes. Pour lui l’isotopie est définie par la récurrence de tous type de trait sémantique (p.92). De plus elle est autonome de toute relation syntaxique (Le fermier tue le taureau procède de la même isotopie que Le taureau tue le fermier -p.97) ou logique (Le jour est autre chose que la nuit n’est pas plus isotope que la phrase de Hugo Le jour pour moi sera comme la nuit ou même que la soi-disant « fausseté » Le jour est la nuit). L’auteur relie la notion d’isotopie à celle de lecture en revenant sur le « poncif post-moderne » de la « pluralité des lectures » et affirmant qu’un texte ayant un nombre fini d’isotopies a aussi un nombre fini de lectures. Finalement l’auteur établit un rapport entre interprétation, hypothèse et constitution d’isotopies (pp 107-108).

Le chapitre suivant (V) propose une typologie des isotopies. Celle-ci s’alignera sur la typologie des composants sémantiques établie au second chapitre. Parmis les isotopies spécifieues/génériques on distingue l’isotopie microgénérique (ainsi /degré de cuisson/ dans Et l’entrecôte, bleue, saignante, à point, bien cuite?), l’isotopie mésogénérique (ainsi /navigation/ dans L’Amiral Nelson ordonna de carguer les voiles) et l’isotopie macrogénérique (ainsi /animé/ dans Le hérisson insectivore n’est pas de la même famille que le porc-épic). On parlera d’isotopie mixte lorsque, par exemple, un trait spécifique dans un sémème sera récurrent en qualité de trait générique dans un autre sémème. Dans le cas des isotopies inhérentes/afférentes, c’est-à-dire des isotopies constituées par la récurrence d’un trait inhérent (ainsi /inchoatif/ dans L’aube allume la source) ou d’un trait afférent (ainsi /carrière/ dans Le Rouge et le Noir), l’auteur évite la dichotomie « dénotation/connotation » dont le maintient « conduirait à scinder arbitrairement ce phénomène » (p.113, cf aussi l’important développement pp 119-127). L’isosémie est une isotopie obligatoire parce que « prescrite par le système fonctionnel de la langue » (ainsi /singulier/ dans le + N + adj. Toutes les autres isotopies peuvent être dites facultatives. Le rejet de certaines autres distinctions suggérées par d’autres théoriciens est discuté et motivé.

A la recherche de l’isotopie minimale, le chapitre suivant (VI) s’intéresse « aux rapports d’isotopie entre le contenu du substantif et celui de l’adjectif épithète » (p.129). Du pléonasme à l’allotopie (relation sémantique impliquant des sèmes incompatibles), un principe se dégage: « pour qu’une suite de morphèmes soit pourvue de significations, il faut que leurs contenus diffèrent par au moins un sème. Dans le parcours interprétatif, [ce principe] se traduira, en présence de deux sémèmes apparemment identiques, par une instruction de dissimulation » (p.132). Ainsi, en langue usuelle, une femme féminine n’apparaît pas comme un truisme vide. Sont aussi étudiés, les allotopies et les isotopies mixtes. Une typologie-synthèse clôt la question de l’isotopie.

Exploitant l’appareillage théorique décrit, l’auteur se penche ensuite (chapitre VII) sur les énoncés étranges: tautologies, contradictions, énoncés « indéterminables », « absurdes » ou « faux ». L’A. travaille alors à une critique concrète du logicisme en linguistique tout en déployant son cadre théorique sur des exemples ponctuels (cf tableau-synthèse p.158 et p.163 – Pour les autres éléments de la critique du logicisme, voir pp 198-202, l’important développement sur les univers de croyance et pp 224-226, critique de la présupposition existentielle). On retiendra les trois conclusions suivantes: « (i) L’isotopie spécifique est une condition de la vérité analytique. (ii) Sauf dans le cas des énoncés synthétiques, l’isotopie générique facultative est une – voire la – condition de l’impression référentielle, qu’il s’agisse de référence à l’univers standard ou à des mondes contrefactuels. (iii) Correlativement, son absence est une condition de l’absurdité ou de l’absence d’impression référentielle » (p.159). Signalons finalement que, dans les priorités de l’auteur, le problème des degrés d’isotopies remplace celui des degrés de vérité.

L’étude de la pluralité des sens (chapitre VIII) s’amorce sur l’élimination de deux obstacles: les théories du double sens (l’auteur montre qu’elles plongent leurs racines dans l’herméneutique religieuse tout en modelant encore « nos pratiques interprétatives naïves ou non ». Il conclut que rien n’autorise à prétendre que le sens est infailliblement double, ni que le sens « second » ou « caché » ait prééminence sur le premier) et les théories de la métaphore (l’auteur signale les « insuffisances » de la théorie classique de la métaphore). L’auteur établit ensuite une distinction entre les isotopies superposées et les isotopies entrelacées (ou successives) et en étudie certains exemples. La question de la lecture, comme second texte lexicalisant certaines isotopies d’un premier texte, est abordée (pp 185-186). Les connexions entre isotopies sont aussi étudiées. L’auteur distingue entre connexion symbolique (toute connexion entre au moins deux sémèmes, telle qu’à partir d’un sémène lexicalisé on puisse en lexicaliser un autre) et connexion métaphorique (toute connexion entre au moins deus sémème lexicalisés, telle qu’il y ait une incompatibilité entre au moins un des traits de leurs classèmes, et une identité entre au moins un des traits de leurs sémantèmes). Le problème de la connexion analogique est aussi discuté (on la ramène à un agencement des deux connexions précédentes). Les rapports entre connexion et parcours interprétatif sont ensuite analysé, ainsi que la question cruciale de la hiérarchisation des isotopies (qui est ramenée à une activité interprétative, la hiérarchie étant donnée comme n’existant pas a priori -pp 211-212).

Ce sont les objets et moyens de l’interprétation (chapitre IX) qui closent l’exposé de F. Rastier. Le chapitre s’amorce sur un survol de l’utilisation du concept d’interprétation en linguistique, en logique et en sémiotique. Pour l’auteur « l’interprétation – et notamment la lecture des isotopies – se réduit […] à une assignation réglée du sens sans qu’il soit besoin d’évoquer un herméneute ou un lecteur modèle… » (pp 219-220). L’entreprise consiste à « décrire les relations sémantiques entre deux textes, dont l’un passe pour une lecture de l’autre » (p.220). L’auteur procède à une critique pénétrante des différentes pratiques interprétatives qu’on pourrait qualifier de « modernistes » (pp 222-224) et de « logicistes » (pp 224-231, autour du concept de présupposition). Il tend à en dégager un corps de règles de « déontologie » interprétative (cf notamment p.231, p.240) qui débouche sur une explicitation du concept de lecture. La critique de la lecture greimassienne de Deux amis de Maupassant (pp 237-244) sert de moteur à la démonstration – discrète mais sans compromis – d’une nécessaire limitation du travail interprétatif (cf Conditions et moyens de l’interprétation pp 246-262, où est abordé notamment le problème de l’intertexte).

Je formulerais rapidement quelques remarques critiques en m’en tenant strictement à des considérations de linguiste et sans entrer dans la vaste question de l’interprétation sur laquelle il y a aussi beaucoup à dire. L’auteur se prononce en faveur d’une séparation radicale du linguistique et du référentiel et affirme le primat de la signification sur la désignation (cf notamment p.99, sur le rapport « indirect » du langage à la réalité ; p. 105, sur la dichotomie cohésion/cohérence; p.215, sur la question du rapport entre interprétation et référence chez les logicistes). De telles positions, si elles ont l’avantages de jetter nombres d’arguties logicistes aux orties, invitent de facto le linguiste à capituler sur la question cruciale de la référenciation qu’il doit au contraire se réapproprier pour l’intégrer adéquatement à la problématique langagière, plus globale. On pourrait trouver, dans un tel renoncement, l’explication de certaines des faiblesses de l’exposé (comme par exemple, la hâtive éviction des noèmes, pp 32-33). Ce dichotomisme, qui est un des grands poncifs structuralistes, fait d’autant plus fausse note ici que, d’autre part, l’auteur se prononce – avec beaucoup de justesse à mon sens – contre les méthodologies qui compartimente le langage en « composantes » (cf p.11, pp 34-36, contre la division entre sémantique et pragmatique ; p.114 note 16, « l’absurde séparation entre sémantique et syntaxe » ; p. 164, contre la clôture phrastique, etc).

Le concept faussement pur de langue fonctionnelle ajoute ici quelques nouveaux épisodes à ses déjà nombreuses mésaventures. On a peine à tolérer qu’un cadre théorique se proposant d’étudier un corpus aussi pluriel que la littérature, se réclame d’une « position utilitariste » qui met en doute l’existence d’une situation (« de communication », s’il-vous-plait) où chaise électrique puisse commuter avec transatlantique (p.34). Sans vouloir insister, je ferai observer qu’au Canada, en avril, dans les villes à cause de la saleté, la neige est noire (cf p.98 – un romancier québécois, Hubert Aquin, en a même fait le titre d’un roman: Neige noire). Les componentiellistes vont bien devoir se décider à tourner le dos à Coseriu (cf l’acte de foi, p.39) sur la question de la tension langue fonctionnelle/langue historique et se rendre compte que la « langue historique » n’est pas, pour l’analyse sémique, une menace, mais plutôt la manifestation -cruciale – d’une complexité de l’objet qui appelle moins des abstractions sécurisantes qu’une sophistication du cadre d’analyse. D’ailleurs, l’auteur n’hésite pas à (ne peut pas faire autrement que) puiser dans la « langue historique » exemples et arguments lorsque cela le tire d’un faux pas (cf p. 41 note 4, Martin avait raison il y a 15 ans sur le caractère non distinctif de certains traits du lexème char mais plus aujourd’hui depuis l’apparition du lexème V.A.B.; p.43, « dans Eugénie Grandet toutes les occurences de ‘armoire’ réalisent le trait /en bois/. » p.80 note 36, sur une phrase de Rousseau: « Il faudrait faire intervenir ici des considérations diachroniques: au quinzième siècle, un abîme sémantique séparait virginité de pucelage. »; p. 131 note 9, à propos d’une publicité de cosmétique datant de « naguère »…).

On pourrait longuement discuter sur cet intéressant et stimulant ouvrage de F. Rastier. il a la grande qualité de nous remettre en mémoire ce qu’il y a d’encore vivace dans certaines théories « démodées »: le fonctionnalisme, la sémantique générative (et la G.G.T!) et surtout l’analyse sémique, dont il prouve qu’on ne peut pas la cantonner aux années 1970. Comme il se définit souvent par ses débats avec d’autres sémioticiens (Arrivé, Coquet, Kerbat, Courtès, Greimas, Eco etc), il nous fournit corrolairement un intéressant survol des positions de ces théoriciens sur les questions traitées. Un vent de religiosité soufflant sur quelques pages en agacera certains (je fus du nombre), mais l’utilisation critique que l’auteur fait de ses connaissances en matière d’exégèse et d’herméneutique religieuse mérite toute notre attention (une traduction des passages en latin – pour les profanes! – serait cependant à envisager au moment de la réédition).