Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 1988B

LAURENDEAU, P. (1988b), « Compte-rendu de A. Culioli et Alii Bulletin de linguistique générale et appliquée, n° 13, 1986-87″, Revue canadienne de linguistique, 34, 1, pp 114-119.

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Les textes de ce treizième numéro du BULAG « constituent un écho lointain mais réactivé des séances de travail qui se sont tenues à Besançon en Décembre 1984 sur le thème Particules et connecteurs  » (p.5). Il est formé de six articles précédés d’une table des matières et d’une brève présentation.

Dans un premier article, court mais dense, intitulé Formes schématiques et domaine, A. Culioli propose un certain nombre de principes guidant « la construction d’un système de représentation métalinguistique qui permette de décrire (représenter grâce à un système de ré-écriture) et de calculer » (p.7). La forme schématique est une représentation formelle stable que l’on diversifira grâce à une organisation de dispositifs déformables. Tout objet est pris dans une relation. C’est ce que veux dire être repéré. Un terme est repéré par rapport à Sit (la situation, incluant S les instances énonciatrices et T, l’espace-temps). une notion « suppose un travail enchaîné de détermination (Qt) » (p.8) où on opère sur le système quantification/qualification. Les enchainements propositionnels se ramènent à des cas élémentaires: concomitance, consécution, concomitance/consécution. Le problème se complexifie lorsque intervient l’interlocution. L’auteur Illustre son propos d’exemples. Ainsi le lexème isolé couteau suggérera les interprétations suivantes: désignation pure (légende, titre) ; identification avec ou sans degré d’excellence (type: Ça c’est un couteau) ; localisation par rapport à Sit(T) (type: Il y a un couteau) et repérage par rapport à Sit(S) (souhait, désir: Donne moi un couteau, Veux-tu un couteau). Cf aussi les développements sur l’éléphant a une trompe (pp 9-10). Tout terme sera au départ situé, ce qui signifie qu’on lui construit un site. De plus « dans une relation prédicative, on construit une orientation […] ; dans l’interlocution, il y a contrainte sur les frayages inter-énoncés » (p.11). L’auteur développe la question de la construction du site (la localisation de la notion, son repérage par rapport à un index spacio-temporel, sa prise en charge par un énonciateur etc -pp 11-13), il est alors amené à aborder la question du domaine notionnel. On repère ce dernier soit sur I (intérieur du domaine, centre de la notion), soit sur E (extérieur du domaine, périphérie de la notion), soit sur IE (position décrochée, extériorité radicale). Pour simplifier, soit une question « en dehors de tout biais préconstruit »: A-t’il soif ? (cet exemple n’est pas dans l’article). Réponses: Oui (I), Non (E), Peut-être (frontière, que l’auteur laisse de côté pour simplifier), Je ne sais pas, Fous-nous la paix etc (IE, position décrochée). L’auteur esquisse la description de l’interrogation, de l’interrogation rhétorique, de l’exclamation et de la négation (incluant l’injonction négative) en exploitant ce modèle (pp 12-14), puis se penche brièvement sur les marqueurs si, aussi et tellement (pp 14-15).

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J.J. Franckel, dans l’article Alors – Alors que contribue à l’affinement de la description de ces deux marqueurs du français. Il travaille à la construction d’un « schéma de glose invariant, exportable d’un énoncé à l’autre » (p.18) qui, construit à partir d’un corpus fini d’exemples, devrait permettre d’en prévoir de nouveaux, biens ou mal formés. L’exposé démarre sur une présentation des principales valeurs que prend alors en français vernaculaire de France (pp 18-25). On peut les résumer en citant un exemple de chacune: Alors voilà, je vous ai réuni pour… ; Alors, toujours à Besançon? ; Alors, c’est vrai ce qu’on dit? ; Alors ça vient oui! ; Alors qu’est-ce que je t’avais dis! ; Ça alors ; Ah non alors ; Zut alors ; Ce qu’il peut être bête alors; Alors là, ça m’étonnerait ; J’habitais alors chez ma grand-mère ; Il n’est que huit heure, alors on a le temps ; Si p alors q ; Et alors qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ; Et alors! Tu ne pourrais pas faire attention non? ; Mais alors, j’y pense tout à coup, il est sûrement là ; je veux bien y aller, mais alors tu me prêtes ta voiture. Fondamentalement la proposition de l’auteur consiste à définir alors comme le marqueur d’une double opération de connexion et de disjonction entre le repère construit par la protase et celui construit par l’apodose (pp 26-28). Cette tension constante entre connexion et disjonction explique un certain nombre de phénomènes. Ainsi dans Il fait mauvais – (réplique:) ?Alors sortons quand même, « Alors implique de reconstruire à partir de il fait mauvais le repère de sortons. L’une est ainsi condition de la construction de l’autre. Mais, d’autre part, les propriétés de quand-même font que le second énonciateur demeure extérieur au nouvel état de choses que constitue l’annonce du mauvais temps » (pp 29-30). L’opération construite par alors est alors compromise. L’élément initial, qui sert de support à la construction d’un nouveau repère par alors apparait donc comme crucial dans l’analyse. Celle-ci va se complexifier du fait que cet élément « n’est pas nécessairement explicité sous forme prédicative » (p.31). L’auteur explore ces cas (pp 31-36), ce qui jette la lumière sur les liens qui existent entre certains exemples apparemment homonymiques du corpus. Se penchant ensuite sur et alors et mais alors, l’auteur montre que la description unitaire d’alors se maintient en se complexifiant lors de l’agencement avec d’autres marqueurs (pp 36-38). Finalement l’auteur exploite le potentiel de ses propositions théoriques dans le cas d’énoncés comprenant alors que: Moi j’ai sauté alors que toi tu as passé en dessous ; Il est tout inhibé alors qu’elle, c’est l’exubérance même etc. L’auteur signale (pp 39-40) certaines caractéristiques distributionnelles de alors que avec ou sans valeur concessive. Alors que tend à dissocier deux assertions « en deux spécifications mutuellement exclusives prédiquées sur deux termes placés du même coup en relation de concurrence » (p.43). Les choses sont plus complexes lorsque le paramètre temps varie: je suis sortis alors qu’il pleuvait, mais la même analyse s’applique (pp 43-47) comme le montre l’auteur, ce qui l’amène à décrire certains repérages temporels reliés aux temps verbaux et à des marqueurs comme un matin, quand, à un moment donné.

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L’article de P. Laurendeau, intitulé Pour une étude non contrastive des marqueurs linguistiques dans les vernaculaires du français, a, au départ, une visée méthodologique. Au début des années 1980, influencée par les travaux d’O. Ducrot, l’équipe de Sherbrooke (dont l’auteurétait membre) travaillait à l’étude des « mots du discours » du québécois dans une perspective contrastive par rapport au français. L’auteur critique cette approche en en signalant les fondements idéologiques (maintient du faux concept de langue standard, « défense et illustration » des vernaculaires dans une valorisation régionaliste, mythe endémique du joual-créole) et les carences méthodologiques (généralisation théorique abusive de procédures empiriques de découverte, confusion entre analyse et paraphrasage descriptif, incompréhension de la compénétration tendancielle de la paraphrase et de la traduction dans l’étude de vernaculaires du même tronc). Il propose ensuite une description non contrastive et partiellement formalisée du marqueur québécois coudon (N.B. les emplois -nombreux et complexes- en discours rapporté du type: Je me suis dit: « Coudon, t’es ben fou… ne sont pas dominés par cette analyse).

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Dans un exposé copieux et technique, S. de Vogüé étudie La conjonction SI et la question de l’homonymie. L’auteure part de la thèse nuancée d’une unicité profonde de si dans le cas d’exemples comme: S’il fait beau, on ira se promener (si « standard ») ; S’il répond (c’est qu’il) ne t’en veut pas (si « déductif ») ; S’il vient, c’est (parce) qu’il a des choses à dire (si « explicatif »); Si tu as soif, il y a de la bière dans le frigo (si « austinien »); S’il est riche, il n’est pas milliardaire (si « concessif ») ; Si Paul aime le poisson, Pierre préfère la viande (si « adversatif »); S’il est content de me voir, (en tous les cas) il ne le montre pas (si « dialectique ») -p.114. Une telle unicité suppose « un principe général de déformation, inhérent au fonctionnement du langage » (p.112) et c’est ce que l’auteure « se propose de tester ». Or, c’est en faisant nettement apparaitre les oppositions « qui structurent la répartition de ces valeurs » que l’auteure avancera vers la démonstration de l’unicité (pp 112-113). Un trait saillant de la démarche est que l’auteure travaille à contexte constant (la structure contextuelle retenue est MARQUEUR + PROTASE + APODOSE: si p, q, et certains contextes sont exclus de l’étude – cf p.113). L’auteure montre comment elle entend réduire les effets contextuels au minimum (pp 114-117) et montre clairement que les effets d’ambiguïté possible dans des structures si p, q procèdent moins de l’extralinguistique et/ou du contenu lexical que « d’une valeur construite (et non pas donnée dans le lexique) » (p. 116). À partir de gloses se raffinant jusqu’à la formalisation, on cherche à retracer cette valeur. Une tension apparait entre le sémantique et l’énonciatif qui amène l’auteure à avancer sa thèse centrale selon laquelle « toute la dimension sémantique de la description de si » pourrait « se trouver réduite à quelque effet d’une structure énonciative sous-jacente » (p.119). L’auteure étudie donc, selon cette approche, les sept emplois de si qu’elle a dégagé. C’est un travail très détaillé et très riche en conséquences théoriques et méthodologiques, notamment sur le statut des prise en charge et des prise en compte. Le si « standard » effectue la construction d’un repère (dit repère « fictif ») validant la protase, celle-ci n’étant pas nécessairment prise en charge par le co-énonciateur et n’étant certainement que prise en compte par l’énonciateur.(pp 120-123). L’apodose est prise en charge par l’énonciateur qui la prédique de la situation construite en protase. Dans l’emploi du si « déductif », l’apodose n’est pas prise en charge par l’énonciateur, elle découle « déductivement » de la protase qui n’est, elle aussi, que prise en compte (pp 138-142). Avec le si « explicatif », la « protase doit en quelque sorte se présenter comme une vérité objective, qu’il n’y a pas lieu de remettre en question et qu’il n’y a donc pas lieu de garantir » (p.144 – l’auteure décrit ce phénomène à l’aide du terme technique préassertion). Une coïncidence partielle s’établit entre causation et validation qui amène l’apodose à « spécifier l’instance qui va se substituer » à l’énonciateur « pour garantir » la protase (p.151). L’apodose n’est donc pas prédiquée de la protase mais du « repère fictif ». Le si « austinien » introduit une protase p tel que « p est […] pris dans une relation primitive allant de p à R » et l’apodose construit « un premier point de l’intérieur du domaine associé à R » (p.158 – Si tu as soif (tu voudras boire et tu pourras boire car) il y a de la bière dans le frigo. Le si « concessif » permet à l’énonciateur d’accorder la protase au co-énonciateur (ou à une instance altérisée, les deux tendent à fusionner ici par rebroussement) tout en validant aussi autre chose que cette protase (p.161). le si « adversatif » met l’apodose en relief par rapport à la protase. le si « dialectique » introduit une litote en apodose. L’auteure analyse finement en quoi ce point relève de la structuration des domaines notionnels (pp 174-183). Finalement l’auteure fait la synthèse et développe la question de l’homonymie des repères, approfondissement de la question – par trop « triviale » – de l’homonymie des marqueurs.

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Denis Paillard, dans l’article Ùz ou l’indiscutable propose de rapprocher la valeur de la « particule de renforcement ùz en russe de ùze (déjà) ». Cela l’amène à aborder la question de la structuration du domaine notionnel lorsqu’elle « se fait en référence à un espace temporel (qui est une classe d’instants t structurée) » (p.190). L’auteur résume très bien le problème: « ùze marque la sélection d’une valeur p en tant que signifiant à la fois la sélection de cette valeur et la non sélection d’une autre valeur. La non sélection de p’ ne signifie pas pour autant son exclusion: la présence d’un repère temporel permet d’ordonner les deux valeurs. En référence à ce repère temporel, la sélection de p est interprétée comme le dépassement (temporel) de la valeur p' » (p. 192). L’auteur va travailler à démontrer que la différence fondamentale entre ùze et ùz relève d’une temporalisation du domaine dans le premier cas et d’une non temporalisation dans le second, c’est-à-dire notamment ici la sélection de p comme valeur indiscutable – la constante étant que dans les deux cas « la sélection de p est liée au dépassement d’une première valeur » (p,.193). L’auteur décrit et analyse ùz associé à un repère temporel, ùz combiné à raz (« puisque ») et esli (« si »), ùz et la concession, ùz et le comparatif, ùz et l’injonction, ùz dans quelques expressions figées, dans les questions, associé à l’intensif et dans les énoncés négatifs. La relation entre plan énonciatif (tension discutable/indiscutable) et plan référentiel (tension possible/nécessaire) est clairement mise en relief dans l’exposé (cf notamment pp 211-213).

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Dans l’article Les particules ont-elles un sens – Autour d’une controverse dans la tradition grammaticale arabe, D.E. Kouloughli inscrit la problématique des particules en perspective historique. À partir de la grammaire arabe médiévale, d’Aristote, et de certains arabisants occidentaux modernes, l’auteur aborde la question de la nature des particules et celle de savoir si elles ont un sens ou non. C’est au grammairien Siibawayhi (mort vers 180 de l’Hégire / 796, ère chrétienne) que remonte la « division tripartite traditionnelle » en nom, verbe, et particule dans la grammaire arabe. L’auteur démontre que, chez ce grammairien, le terme correspondant à « particule » n’a cependant pas « l’acception technique qu’il revêt dans les textes plus tardifs ». L’auteur fait état de la tentative qui fut faite d’assimiler à un héritage aristotélicien l’établissement de cette première tripartition, et réunit les éléments réfutant cette thèse d’une « griffe d’Aristote » (pp 217-220). C’est seulement à partir du quatrième sciècle de l’Hégire qu’une influence grecque se fera sentir dans le discours des grammairiens arabes. L’auteur subdivise les filiations en logiciste modérée, anti-logiciste et logiciste radicale et les décrit (pp 221-229). Globalement, la définition qui émerge est celle qui voit dans la particule « un mot qui détermine un sens dans autre chose que lui même ». L’auteur montre les pressions que subit cette définition de la part de ses contraires au sein des trois courants grammaticaux décrits. Il se penche ensuite sur le problème que pose ici la réversibilité de la définition d’un concept. Si la particule est une unité syncatégorématique, toute unité syncatégorématique est une particule. « Du coup, l’aspect syncatégorématique de la relation verbe-sujet dans la prédication apparait comme un problème » (p.229). L’auteur examine le contrecoup de ce jeu logique chez les grammairiens (pp 229-231): une réaction formaliste…  En conclusion, si la valeur vide de la particule est constamment réaffirmée, on arrive à dégager, dans la tradition grammaticale arabe, l’affleurement d’une « véritable intuition de l’existence d’une valeur fondamentale pour chaque particule et du rôle du contexte dans la modulation de cette valeur… » (p. 235, note 14).

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J. Jayez, dans l’article ‘PRESQUE’ et ‘À PEINE’: approximations autour de l’argumentation, propose « une réflexion sur le couple informatif/argumentatif, autour de deux exemples, peu commodes, qui sont presque et à peine » (p. 239), à partir de vues critiques sur la théorie d’A. Anscombre et O. Ducrot et en exploitant la formalisation et certains concepts algébriques. L’exposé s’amorce sur un rappel de la position de la théorie d’Anscombre et Ducrot sur la question des hypothèses internes et externes dans une théorie sémantique. L’auteur considère que « une certaine conception de l’informatif est effectivement falsifiée [l’auteur précise le statut technique de ce terme -p.242] par la théorie d’Anscombre et Ducrot » d’une façon qui « ne nous permet pas de délimiter clairement ‘informatif’ et ‘argumentatif' » (p.242). Le développement sur presque amène l’auteur à poser un certain nombre de questions. Soit l’énoncé C’est presque 100 francs, « faut-il interdire la situation où le lecteur sait que le prix est exactement 100 francs (et où il ne cherche pas à le dissimuler d’une manière ou d’une autre)? » (p. 249 – L’auteur répond affirmativement). Faut-il « situer presque avant ou après la valeur-témoin (100 francs) »? La réponse entraine un développement plus élaboré qui remet en question le fonctionnement usuel des échelles argumentatives. On conclut que « presque est asymétrique et ne peut être associé qu’à des éventualités factuelles ‘inférieures’ à celle(s) à laquelle (auxquelles) l’énoncé sans presque serait associé » (p.252). Un travail formel couplé à une critique de la conception ducrotienne de la présupposition amènent l’auteur à la conclusion suivante: « presque présuppose le ‘moins que x’ et pose le ‘très près de x' » (p.256). A propos de à peine, l’auteur exploite la distinction, établie par Milner, entre adjectifs « généralement classifiants » (se comportant comme s’ils désignaient une propriété objective, rentrant facilement dans des oppositions, permettant de construire un ensemble bien défini d’objets: rouge). adjectifs « généralement non classifiants » (dépendant d’une appréciation du sujet qui les emploie, « qualitatifs » et « affectifs »: stupéfiant) et adjectifs mixtes (susceptibles des deux types d’emplois: ennuyeux). L’auteur étudie la compatibilité de paradigmes adjectivaux regroupés selon ces classes avec les marqueurs: à peine, presque, à peu près, un peu, pratiquement, pas très (pp 257-258). Il s’en dégage un développement sur les caractéristiques sémantiques des agencements résultant de ces jeux de compatibilités (pp 259-265), affinant par le fait même la description de la valeur de à peine et des marqueurs s’en rapprochant.

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Il est possible de commander ce numéro du BULAG à l’adresse suivante: Jean-Jacques Franckel, Faculté des Lettres 30, rue Mégevand, 25030, Besançon Cedex, France.