Paul Laurendeau, linguiste, sociolinguiste, philosophe du langage

LAURENDEAU 2004B

LAURENDEAU, P. (2004b), « Joual – franglais – français: la proximité dans l’épilinguistique ». ÉLOY, J.-M. (dir.), Des langues collatérales – Problèmes linguistiques, sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique, L’Harmattan, Coll. Espace discursif, Paris, Tome II, pp 431-446.
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Au Québec, il y aurait deux idiomes. Le « français », valorisé, promu, revendiqué, et le « joual », stigmatisé, minorisé, combattu. Les élites intellectuelles du Québec actuel font de plus consensus massif sur l’aphorisme suivant: le joual est un franglais. Cette « proximité » du vernaculaire des québécois à la langue du colonisateur est le fondement du danger qu’on lui impute. Il est perçu comme susceptible de faire virer le français du Québec à l’anglais. La sensibilité épilinguistique du même groupe nie de plus toute proximité entre ce joual et un francais québécois vernaculaire, un « franco-québécois » typique, pittoresque, domestique… et inoffensif. Les représentations épilinguistiques construisent donc des dispositifs de proximités et d’éloignements valorisant ce « franco-québécois » culturellement acceptable, et stigmatisant ce joual potentiellement facteur d’anglicisation. Nous cherchons à démontrer ici que ce système de constitution des proximités et des non-proximités dans l’idée que s’en donne la minorité élitaire du Québec, cible en fait un seul et unique idiome, dualité Jeckyll/Hyde du parler commun à solide base française de la majorité de la population du Québec.

Nous entendons par représentations épilinguistiques l’ensemble ondoyant des conceptions ordinaires que se font les locuteurs des langues qu’ils parlent. Elles se manifestent en un discours épilinguistique (Laurendeau 1985: 91, note 1, Laurendeau 1990a: 5, Francard et Alli 1993: 9, note 2, Laurendeau 1994: 131-136), incorporant notamment des commentaires sur les marqueurs sociolinguistiques, des exemplifications ritualisées, une assimilation de l’ethnolecte au peuple qui le parle (en incorporant éventuellement la fameuse language loyalty, des sociolinguistes américains – Laurendeau 1985: 101, note 19), et une forte tendance à identifier une langue à son écriture. Les représentations épilinguistiques incluent de plus la totalité des jugements esthétiques sur la langue, et sur les différents sociolectes qui la manifestent. Il faut alors garder à l’esprit que porter un jugement esthétique sur la langue d’un groupe c’est se prononcer politiquement sur l’activité de ce groupe tout en s’occultant à soi-même cette prise de position. L’importance idéologique des représentations épilinguistiques, et leur impact sur la compréhension que le linguiste a de son objet ont été signalées par Antoine Culioli. Si elles atteignent parfois un degré de justesse et de précision n’ayant rien à envier aux analyses sociolinguistiques les plus fines (Laurendeau 1985: 103-105), elles sont parfois aussi proprement délirantes.
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A) VERNACULAIRE QUÉBÉCOIS

Au Canada, il y a, en chiffres arrondis, 30 millions de personnes. On distingue 23 millions d’anglophones et 7 millions de francophones, dont 6 millions vivent au Québec, dans un contexte majoritairement monolingue. Des 6 millions de locuteurs québécois, on peu concéder qu’environ un peu moins d’un demi million arrivent à s’exprimer presque toujours dans une variété de français plus ou moins normée (il vaudrait mieux dire standardisée, au sens de Laurendeau 1985: 101-103) quoique distincte du français hexagonal. Je désigne sous l’appellation français du Québec (Laurendeau 1985: 98) ce lecte de la minorité élitaire du domaine québécois. L’autre 5 million et demi de locuteurs du Québec -la majorité des québécois donc- s’exprime dans un vernaculaire collatéral du français, que j’ai désigné ailleurs du prudent métaterme de vernaculaire québécois (Laurendeau 1985: 98-100, Laurendeau 1988: 17-18, note 1), mais que les usagers eux mêmes ne répugnent pas, toujours de nos jours, à désigner du nom percutant qui fit sa gloire: joual (notons que quelques rares linguistes ont eu aussi le courage d’assumer ce métaterme: Beauchemin 1976, Laroche 1975, Santerre 1981). Voici un exemple non traduit de cet idiome, que l’on doit au poète franco-ontarien Coq Pomerleau.

Une broue à souèr

Cass, m’a t’pèter une broue.

Tu catchras pas pantoute douss’que d’part le voyage que m’en va t’dropper s’a bette.

Ça voêt une broue comme y s’en pète pu.

Une tête à papineau pour met’en dsoud’ton cass, ton rené lévesque ent’les deux.

Une histoire d’game d’hockey junior pas d’bataille, d’élection pas paquetée,

de poudrerie en Floride, d’or à Val d’Or.

Une pipe quoi…

Ça va êt’une broue comme on en cale au Portage à Joe Lussier.

Les soirs quand t’c’est loadé d’branleux, on câlle une draffe…

« Une draffe Angelus! Ça rfoulera pas a boucane de smoke qu’y a dans ta criss de shed.

So what… Chu gazé d’la mole à soir! »

Péladeau Lumber. Journal de Montréal. Vérité usagée. Broue pètée pure laine.

Le joual existe donc. Mais il est en même temps l’objet et le déclencheur passionnel d’un certain nombres de représentations épilinguistiques spécifiques (Laurendeau 1990b: 85-86) dont certaines mobilisent l’idée de proximité linguistique d’une façon particulièrement spectaculaire. La première de ces prises de parti épilinguistiques est, bien entendu, celle du déni. Le joual n’existerait pas ou, nuance étapiste du déni, dans le dernier quart de siècle le joual semble disparaître car il n’inquiète plus, et son déclin comme objet d’inquiétude est perçu comme une éradication objective (Laurendeau 1990b: 94-96, Laurendeau 1992: 288-291). Citons ensuite, en en altérant le contexte, un second appel épilinguistique virulent à propos du joual: « Il faut distinguer le joual de l’idéologie du joual. Le premier est un fait sociologique, un phénomène, une chose sérieuse. La seconde n’est qu’une sottise. » (VADEBONCOEUR 1974: 32). Vadeboncoeur entendait par idéologie du joual, la promotion du joual comme langue littéraire, comme fait social, ou comme patrimoine ethnologique. Il s’objectait évidemment vertement à cette promotion. Mais de fait son aphorisme tient toujours. Même lorsque cette idéologie du joual – incluant la sienne et celle de sa classe, une idéologie fondamentalement stigmatisante (Laurendeau 1990b: 96-97, Laurendeau 1992: 286-289)- est décortiquée plus finement, ce principe reste: il faut soigneusement distinguer l’idéologie du joual du vernaculaire lui-même comme idiome. Ce sage avis détermine le présent exposé, qui se veut entre autre une étude de la sottise épilinguistique et de ses conséquences. Il faut ensuite signaler que, comme je l’ai fait observer  il y a déjà quelques années (Laurendeau 1987), le métaterme joual n’a pas été inventé en 1959-1960 par des intellectuels rétrogrades comme Jean-Paul Desbiens ou André Laurendeau. Il s’agit plutôt d’un vieux désignatif vernaculaire, issu directement du fond paysan québécois. « En avril 1939 l’auteur d' »Un homme et son péché » justement écrivait: « La vérité est que nous parlons et écrivons le plus pur français de joual que l’on puisse imaginer« . » (Godbout 1974: 26). Cette idée erronée d’une invention élitaire pour le métaterme joual et, par amalgame, pour l’idiome lui même mène naturellement à la croyance voulant que l’on peut « éliminer » le joual en éliminant la désignation joual, comme si le métaterme tenait pour l’idiome entier (Laurendeau 1994: 141-142, aphorisme 4). Telle est là, par exemple, la doctrine explicite du toujours vivace Mouvement Québec Français. Noter l’amalgame intégral entre le métaterme et l’idiome lui-même

« Mais, dès le départ, le M[ouvement] Q[uébec] F[rançais] élimine le joual, terme se voulant péjoratif créé par l’intellectuel André Laurendeau pour mépriser précisément cette langue des Québécois moyens, notre lanque populaire. Le M.Q.F. élimine le joual sous prétexte que ce n’est pas du français correct.. Le M.Q.F. entend même apporter à cette langue des Québécois moyens des améliorations qui « viendront naturellement lorsque la langue de la majorité aura pris la place qui lui revient dans la vie quotidienne ». »

(LANDRY 1972a: 4)

Éliminer le métaterme joual, éliminer l’idiome joual: même combat, même croyance. Converse symétrique de cette ligne marginalisante, et tributaire du même apriori épilinguistique de fond, est l’idée voulant que le joual soit un lecte militant, un argot de revendicateurs, et par extension une langue littéraire, une mode, une vogue, ou, pour reprendre le mot de Vadeboncoeur, un simple bag. L’écrivain et éditeur Victor-Lévy Beaulieu, en joual:

« le côté politique:les gars d’Parti Pris ont vu dans l’joual un instrument d’revendication, axé su l’social – y avaient compris qu’la meilleure maniére d’écoeurer les Etabliss’ments c’tait de r’tourner l’langage contre eux autres, c’tait d’faire péter les normes du discours bourgeois qui était icitte un monstre à deux têtes, l’anglaise pis la française (comme identification d’la caste des grands bourgeois qui ronnaient l’pays de contre le monde considéré comme tchipe lébeur, des esclaves d’industrie) y reste pus qu’à câlisser par-dessus bord le monde oùsqu’on vit – sinon, çé c’monde là qui va nous câlisser par dessus bord. Y reste pus qu’à s’crisser du français comme y reste pus qu’à s’crisser d’l’anglais parce que çé ces deux maudites langues-là qui nous ont fourré aussi ben l’une que l’autre – l’héritage qu’y nous laissent pue l’exploitation […] – seul le joual pour moué peut am’ner l’grand Chang’ment, toute le reste çé foqué, ça m’dit pus rien… »

(BEAULIEU 1974: 17)

Le grand changement dans la langue comme amorce illusoire du grand changement dans le monde, campe le joual a gauche. C’est ce que Kirsch (1989: 35-38) a appellé, assez judicieusement, la rédemption du joual. Au cri de Nous refusons de servir à maquiller par notre beau langage, le langage pourri de notre peuple (Gérald Godin, cité dans Kirsch 1989: 38), certains lettrés cherchent -sans questionner le postulat épilinguistique de la norme, on remarquera- à s’imprégner de la cause des masses. Or le corrolaire direct de cette idée est que le joual serait une affaire datée et démodée, comme ladite cause des masses elle-même! La joute se serait jouée en gros entre 1960 et 1975 – des dates bien connues. La majorité des textes cités ici datent d’ailleurs de cette période. C’est que, pour un ensemble complexe de raison historiques que j’ai décrites ailleurs (Laurendeau 1992), le discours élitaire explicitait alors ce qu’il occulte soigneusement aujourd’hui. Aujourd’hui, dans ce qu’il convient d’appeller, selon le bon mot de Fraser (1987), Québec Inc, la version officielle est qu’on parle français, et que le joual est un jargon de lettrés soixantards, démodé, et marginal (Laurendeau 1990b: 98, note 6). Notons que les locuteurs reprennent spontanément l’idée qu’on parle français au Canada et au Québec, l’arrière-pensée d’occultation en moins. Ils vous diront qu’ils pàl’frança dans le joual le plus solide, et ce, sans embrasser la moindre doctrine normative.

Finalement dans les médias, les cercles littéraires, les collèges l’on considère aujourd’hui que l’on a raison de s’en prendre au joual et de l’excécrer, en s’appuyant sur le principal argument épilinguistique que nous allons analyser ici: celui du joual comme franglais.

B) JOUAL-FRANGLAIS

Le terme joual désigne très fréquemment un français qui serait anglicisé (Laurendeau 1985: 95-97, Laurendeau 1990b: 89), un franglais au sens fort, c’est-à-dire littéralement un interlecte empruntant ses principales caractéristiques à l’anglais.

« Il [Georges-Émile Lapalme – P.L.] observe que le joual emprunte ses infirmités de la langue anglaise et il ne parvient pas à s’expliquer pourquoi tant d’intellectuels se font du joual une sorte de « gloriette ». Il souligne que certains journaux bien vus font campagne pour sauver des monuments historiques et des vieilles pierres dans les mêmes pages où ils se prêtent à l’avilissement de la langue. »

(O’NEILL 1973:7 )

Le joual est perlé d’anglicismes. C’est principalement pour cela qu’on le fustigea jadis et qu’on l’occulte aujourd’hui. Le joual est vu comme l’écho de notre défaite. Il s’agit ici d’une défaite militaire réelle, celle de la guerre coloniale de 1760, que les américains appellent la French and Indian War, et que les québécois désignent du nom explicite de Guerre de la Conquête – toutes les métaphores militaires de nos exemples renvoient à cette réalité encore profondément sentie par tous les francophones d’Amérique qu’ils ont été conquis et qu’ils sont actuellement occupés. Et de renchérir en se demandant ostentatoirement si cette occupation ne se manifeste-t-elle pas notamment par

« …une langue infecte, désarticulée, franglaisée, au vocabulaire batard et à la syntaxe boiteuse; un sabir incompréhensible par d’autres que des indigènes sous-cultivés qui prennent leurs sacres et leur grossièreté de langue pour l’affirmation d’une valeur nationale? Si notre libération doit être la destruction de notre raison d’être, elle n’est plus une libération. Si notre libération passe par notre suicide culturel, elle n’en est plus une.

Le « joual », c’est la langue de notre aliénation, de notre humiliation historique, de notre pauvreté; c’est la langue de notre défaite. La langue de notre victoire c’est (et ça ne peut pas être autre chose) la langue française. »

(LUSSIER 1974: 4)

Ce cri de l’âme n’est pas du premier venu. Son auteur, Doris Lussier, incarna pendant de nombreuses années le Père Gédéon Plouffe, personnage truculent par son bagou exprimé dans le vernaculaire le plus authentique. L’acteur fait donc ici, à demi-mot, son mea culpa élitaire. Le sabir incompréhensible en question est donc analysé comme un méfait du bilinguisme résultant d’une soi-disant courte appropriation de l’anglais dont on ne fournit pas les traces. Cette l’analyse élitaire du joual comme franglais postule une prémisse fausse, celle du bilinguisme de la population québécoise:

« Demi-vocabulaire, demi-littérature. Le joual est le méfait du bilinguisme. Les grands écrivains affirment qu’ils n’eurent pas assez de toute leur vie pour apprendre leur langue. Faudrait-il supposer au citoyen moyen le génie suffisant pour s’en approprier deux et exprimer en deux sa compétence! La fierté de pouvoir s’exprimer couramment en deux langues masque chez bien des gens la réelle infériorité découlant de ce double et quotidien usage. L’ouvrier québécois, et ce n’est guère moins vrai de l’intellectuel, n’a pas doublé son vocabulaire par la courte appropriation de l’anglais appris sur la rue. Il a souvent diminué l’espace mental dont il disposait pour se meubler de sa propre pensée et de ses propres mots.

Ô bilinguisme! Les Anglais ont raison: si l’usage de leur langue est à ce point répandu dans le monde, c’est qu’ils refusent généralement d’en parler une autre que la leur. »

(Alain PONTAUT, cité dans JASMIN 1970: 90)

Noter la réelle inversion idéologique du dernier énoncé. Il faut sciemment le renverser: si les anglais refusent généralement de parler une autre langue que la leur, c’est que l’usage de leur langue est à ce point répandu dans le monde, pour des raisons qui n’ont évidemment rien de linguistiques. Soit-disant « méfait du bilinguisme » résultant d’une prétendue courte appropriation de l’anglais dont on ne fournit pas explicitement les traces, le joual servirait naturellement les intérêts du conquérant. La Deffense et Illustration de la langue Quebecquoise de Michèle Lalonde, texte humoristiquement affecté, pochade littéraire en coquetterie évidente avec Du Bellay, et ne pouvant aucunement être prise pour un échantillon de langue québécoise, affirme explicitement que la dite langue québécoise n’est pas le joual. Ce dernier, exemples rituels à l’appui, serait plus proche d’un « bas anglais » dont on ne précise pas la nature.

« De la Parlure dite Cheval & comment ce sport hippique nous fait apprécier des Anglois

Cet excellent principe que je viens d’énoncer ci-haut [selon lequel une langue tire sa richesse de son fond populaire et de son passé – P.L.], je l’applique à cette heure à nous autres; et je nous découraige de vouloir faire passer toute la langue québecoyse par la norme de la Métropole comme par une sorte d’entonnoir pour la vider de sa vraie verve. Tout ce que j’ai pu dire précedemment de notre langue nationale quand elle est en bonne santé nous découraige en effet d’entendre le jargon qui circule en nos rues. Et la Langue Québecoyse n’est doncques pas réductible à ce que par dérision j’ai baptisé le « Québecway » et que l’on appelle plus ordinairement « joual » ou parlure jouale. Laquelle parlure on confond souvent bel & bien, vu la grande incertitude actuelle des esprit, tantôt avec la langue québecoyse dans sa totalité, tantôt avecques les jurons ou blasphèmes qui la ponctuent, tantôt avecques l’accent, tantôt uniquement avec nos anglicismes… Cette confusion est venue avec le terme lui-mesme, inventé par André Laurendeau, et répandu par le Frère Untel qui l’a défini avec grande éloquence mais moins grande rigueur. Car dans l’exemple qu’il amène (à savoyr: l’coach m’enweille cri les mit’ du gôleur), j’entends notre paysanne prononciation des mots « envouèyer » & « quérir », ce qui donne à comprendre que ce fond folklorique est aussi condamnable et au mesme titre que les mots « coach, » « mitt » et « goaler » qu’ils relient dans cette phrase. Je ne veux pourtant m’attarder à couper ce cheveu en quatre et me contente assez de la description proposée: « le Joual est une langue désossée, qui escamote toutes nos syllabes, » se vide de toute Parole française pour mieux s’emplir de locutions & d’expressions estrangières: Chairman, cartoon, peddler, built-in, breakthrough, nightshift, charterflight, refund, lipstick, make-up, tweezer, strapless, one-way. Pot, stone, square, trip, bad-trip, nowhere… […]

[Or, il s’avère – P.L.] que si j’entend cecy: que mon tchum a botché sa job en balançant le cash & mixant les I-owe-you avecques les invoices, mon feeling est… que je viens justement de quitter l’aire sémantique française. Il s’ensuit que ceste façon de parler s’annonce non comme du Bas-québecois mais bien du Bas-anglois… »

(LALONDE 1974: 22-23)

Outre les exemples-rituels soigneusement gorgés des phénomèmes qu’on prétend attester (Laurendeau 1985: 96, note 12), on aura noté l’éventail de définitions assignées a joual pour, entre autres, nier que ce métaterme désigne la langue vernaculaire québécoise. Il est alors possible de voir se préciser cette idée fantasmée d’une proximité du joual à l’anglais. Référence à notre défaite définitive à l’appui, on affirme ensuite que le joual dans les lettres n’est pas une manifestation naturelle d’américanité, mais quelquechose nous ayant été inculqué de force et presque de façon calculée, par le vainqueur (sur le phénomène de l’interlecte en littérature, beaucoup plus saillant dans le français hors-Québec, voir Tessier 1996):

« De ceste béate maladie: le triomphalisme Joualeux

Mais. Cruel paradoxe!, plus nos auteurs s’adonnent à la parlure jouale pour mieux illustrer la détresse d’un peuple en vérité très magané, plus ils paraissent nous inviter à parler ceste sous-langue et semblent signer en beauté notre défaite définitive. Par un injuste retour des choses ou un malheureux hasard, l’introduction réussie mais si mal entendue du joual en nos Belles-lettres coincide avec cette neuve attitude que je m’aventure à nommer: triomphalisme joualeux: qui consiste à se dire très fier de parler enfin une langue complètement de chez nous et surtout qui n’a rien à voir avec cette langue-à-mémére que des femmellettes fédéralistes comme madame Claire Martin ou Dame Kirkland-Casgrain voudraient nous entendre parler. Mais qui est un idiome d’hommes libres, affirmés, forts, « américains », high, pop, in, c’est-à-dire ma foi, quasiment anglophones…

Je raille donques cette utopie digne de Jacques le Matamore qui consiste à s’imaginer que le joual ne nous a point été appris de force, qu’en le parlant nous ne sommes victime d’aucune coercition ou politique d’incitation exemplairement efficace, que ceste langue nous est venue naturellement et que seule la fidélité à notre tempérament rabelaisien ou ce qu’il en reste nous commande d’ingurgiter tous les mots du dictionnaire Webster avecques l’appétit de Gargantua. En vérité, plus nous gaspillons d’énergie à nous persuader que nous assimilons l’Autre, plus il nous trouve faible et mieux nous assimile. »

(LALONDE 1974: 24-25)

Il est ici important de noter que le florilège de définitions fourni antérieurement pour le métaterme joual est soudain escamoté dans cette partie du raisonnement. Désormais le joual est tout simplement un franglais ou, dans la terminologie des linguistes, un interlecte (Laurendeau 1985: 96, note 12). La masse des commentateurs élitaires ordinaires est explicite sur ce point. Quand aux commentateurs s’inspirant au mieux de la linguistique et de la socilinguistiques, ils perpétuent eux aussi l’idée d’une proximité joual/anglais. Le journaliste et chroniqueur linguistique Louis Landry abandonne l’attitude de stigmatisation de ses pairs, mais pense encore le joual comme un interlecte. « Non le joual, comme le slang, ne sont pas des langues asservies [sic], colonisées et à-plat-ventristes, mais des adaptations, à cause d’un milieu physique et social très différents, de deux langues européennes au continent américain » (Landry 1972b: 5). Un auteur anonyme marxisant de la revue Stratégie comprend bien qu’une langue assimile ses emprunts et non pas le contraire, mais impute l’entrée d’anglicismes en français québécois au bilinguisme, ce qui est inexact.

« L’usage populaire du franco-québécois (et, à un degré moindre le parler « augmenté et corrigé » de la petite bourgeoisie) est donc un parler qui résulte principalement de la pénétration active de la langue anglaise et des transformations (aussi bien grammaticales que phonétiques) que le franco-québécois fait subir aux éléments de l’anglais qu’il assimile. En d’autres termes, certains éléments de la langue anglaise (vocabulaire, expressions, règles grammaticales et syntaxiques, prononciations) infiltrent le franco-québécois qui les digère et les cimente.

Le fait que deux langues qui cohabitent exercent l’une sur l’autre une certaine influence n’a rien d’extraordinaire en soi. Au contraire, les emprunts linguistiques sont courants dans toutes les langues. Néanmoins, la question doit être envisagée sous un angle différent lorsque, dans une formation sociale où il y a deux langues, l’influence est à sens unique. C’est le cas du Québec où l’anglais envahit massivement le franco-québécois alors que le franco-québécois n’exerce à peu près aucune action sur l’anglais. Ce processus d’anglicisation est, bien sûr étroitement lié à la situation de bilinguisme prévalant dans la vie sociale au Québec. En somme, l’état actuel de la langue québécoise résulte en grande partie de la pratique quotidienne du bilinguisme à laquelle les québécois ont été soumis depuis plus de deux siècles et de leur résistance à l’assimilation linguistique. »

(Anonyme 1975: 17)

Outre que l’on pourrait débattre l’idée d’influence à sens unique avancée ici, il est surtout inadéquat de présenter les québécois comme des bilingues profonds au bord du transfert linguistique, et vivant le joual comme une sorte de phase intermédiaire à un tel transfert. La doctrine du joual-franglais trouve d’ailleurs ses contradicteurs dans la conscience épilinguistique québécoise. Chez Depocas, la référence repoussoir à Etiemble (1964) manifeste la conscience -confuse mais malgré tout sentie- du caractère réducteur de l’idée du joual comme franglais strict.

« Plus qu’une variété particulièrement rétive du « sabir atlantique » d’Etiemble, le joual; oui mais aussi plus que la « nécessité d’un supplément d’âme » du frère Untel parlant (la nécessité pas le frère) « comme on veut supposer que parleraient les chevaux s’ils n’avaient pas pas déjà opté pour le silence et le sourire de Fernandel » (frater Quidam dixit). Mais non pas rien que, le joual, « précisément dire joual au lieu de cheval », non, mais plutôt: imprécisément: joual.

Le joual c’est du joual – je veux dire: du français archaïque-anglicisant en mal d’internationalisation… »

(DEPOCAS 1966:57 )

Voilà qui fait du joual un franglais bien moins assuré! Et, pour poursuivre, selon l’écrivain Jacques Godbout, joual ne désigne pas un franglais, mais est simplement l’appellation contrôlée du vernaculaire québécois.

« Qu’est-ce que le joual donc? Peu importe qui baptisa ainsi le franglais de Montréal, avant André Laurendeau, avant le frère Untel ou leur mère l’Université Laval, il reste qu’aujourd’hui ce mot décrit, dans la pensée populaire, le langage populaire. Le joual ce n’est plus le nom commun qui dit la dislocation du français des champs au contact de l’anglais des villes. Le joual est devenu une appellation contrôlée de l’un des niveaux de langage, à la disposition de l’écrivain québécois comme tous les autres niveaux langagiers. »

(GODBOUT 1974: 27-28)

Il y a donc débat scolastique, comme à chaque fois que l’ondoyance épilinguistique est en cause. Il y a donc le joual pour les uns, le joual pour les autres. Mais nombeux sont ceux qui considèrent qu’un drapeau troué par les balles ennemies garde le gros de sa toile linguistique française.

« Pour les uns, le joual est le signe le plus patent d’une sorte de dégénérescence culturelle. Les vieux résistants à l’anglicisation, qui avaient toujours soutenu que les Québécois parlaient le français de Louis XIV, sont mortifiés de découvrir une espèce de « joual de Troie » dans leurs propres murs. Pour les jeunes, le joual symbolise notre être culturel, colonisé, dominé, et humilié, un drapeau troué par les balles ennemies; il devient pour certains le symbole de la nouvelle affirmation de soi des Québécois. Et comme l’époque est à l’exorcisation de tous les démons, nombreux sont ceux qui ne craignent pas de la parler, de l’écrire. Comme l’américanité, jadis expulsée, le joual doit être assumé.

(RIOUX 1974: 31)

Finalement ce n’est pas de quelque linguiste ou chroniqueur linguistique, mais bien du poète Gaston Miron que viendra -lumineusement- la formulation la plus explicite de l’analyse rationnelle de la question. Ce ne sont pas les variations du vernaculaire québécois, anglicismes inclus, qui représentent un danger d’anglicisation, mais la langue anglaise même. Ce qui anglicise, ce n’est pas l’anglicisme, mais bel et bien l’anglais:

« Il y a beaucoup de confusion autour de ce terme [de joual – P.L.], on ne sait plus très bien ce qu’il recouvre. Pour le moment le problème n’est pas là, il n’est pas entre les dialectes québécois. Il se situe entre la langue québécoise commune et l’anglais, dans leur symbiose, c’est-à-dire la présence du système de la langue de l’autre, par ses calques, dans la mienne, qui fait que cette langue est « empêchée » dans son autonomie, sa souveraineté! Oh horse! Politiquement, situer le problème entre nous, poser l’alternative suivante: faut-il dire cheval ou joual, c’est une opération de diversion pour le moment, pendant qu’on se pogne là-dessus, le mot horse dans la communication bicéphale canadian se répand partout. L’altrnative juste est la suivante: faut-il dire horse ou tous les autres: cheval, joual, ouéoual, etc., sinon à longue échéance, on risque de dire ni l’un ni l’autre. Qu’on dise un arbe, un âbe, un arbre, tant qu’on ne dit pas tree on parle québécois. »

(MIRON 1973: 14)

Et c’est en s’avisant de ce que c’est que parler québécois que l’on s’ouvre à la dimension non exclusivement québécoise de la situation.

C) FRANGLAIS -FRANÇAIS

On s’aperçoit en effet alors que la querelle du joual est le cas de figure américain d’un problème interne à la francophonie, vécu au Québec plus tôt, mais aujourd’hui présent en français hexagonal aussi: le problème de l’emprunt lexical à l’anglais. Or Gaston Miron joue la carte de la décrispation ratiocinante. Il minimise l’importance de l’anglicisme lexical au profit du calque de traduction. On passe alors du mythe de l’anglicisme anglicisant au mythe du calque anglicisant. Bateleur de premier ordre, très conscient de ses effets, l’auteur de L’Homme rapaillé dédramatise en redramatisant:

« La langue ici n’échappe pas à la condition globale de l’homme québécois. La langue ici opère dans un contexte global issu d’un colonialisme qui se prolonge dans des structures semi-coloniales. La langue, au même titre que l’homme québécois, colonisé, est une langue dominée. J’entends par là que, socialement, dans de larges secteurs de sa communication, la langue du colonisateur se superpose à la nôtre ou la recouvre. Peu à peu. Il y a érosion de notre langue par celle de l’autre; toutes sortes de symbioses linguistiques peuvent en résulter. Parfois ce n’est plus une langue qui fonctionne, c’est une langue en fonctionnement, en distorsion, tant bien que mal. Prenons entre mille exemples, celui que je citais tout à l’heure: Automobiles avec monnaie exacte seulement/ Automobiles with exact change only. Si on retire l’anglais, ce « français » perd toute signification; il n’a de sens qu’en fonction de l’anglais qui est à côté. Ce « français » n’a plus d’autonomie, il ne fonctionne pas par son propre système de signe, son propre code. Il n’a pas de référend [sic] non plus (la réalité du monde à laquelle renvoie le langage), son référend c’est l’autre langue qui elle, fait le rapport avec la réalité. C’est dominé et déréalisé. De toute façon dans le système canadian [sic], c’est nous qui devons toujours traduire, ce n’est pas au tout mais à la partie. Dans ces conditions, la langue québécoise risque de devenir une langue traduite; c’est déjà fait dans certaines strates de langage. Une langue alors passive, qui subit les conditions linguistiques de l’altérité, qui n’invente plus, ne crée plus, ne s’adapte plus suivant ses nouveaux besoins et ses exigences. Elle n’évolue pas de par son propre dynamisme interne. Dans cette situation de bilinguisme et cet environnement de traduction massive et quotidienne, il serait étonnant que la langue ne subisse pas d’influences déformantes, par l’autre. Mais dans l’ouvert et le fermé d’une langue, les facteurs de résistance, de rejet, d’assimilation ne sont pas négligeables. Celui qui dit: Mon domelight est locké ou Y a eu un storm hier ou Le dispatcher m’a donné ma slip pour aller gaser, parle québécois. La phrase demeure fidèle au système de la langue, on ne constate qu’une insuffisance de vocabulaire qui s’explique sociologiquement. Ce genre de frottement, de contact avec l’autre langue, est assez superficiel, ça ne va pas plus loin que l’emprunt lexical, souvent l’emprunt est transitoire ou assimilé. Ce qui est plus grave c’est une influence qui crée un type de symbiose subtile et pénétrante, et qui attaque le système syntaxique. Il me semble que la langue parlée est moins atteinte que la langue écrite. Exemples: Ne dépassez pas quand arrêté, Saveur sans aucun doute, Pharmacie à prix coupés. Ce n’est pas, comme certains le prétendrent, une langue nouvelle ça. C’est la communication de l’autre dans nos signes, la langue de l’autre informe notre langue de ses calques. Les chasseurs d’anglicismes lexicaux ne trouveront pas un traître mot d’anglais là dedans, pourtant c’est de l’anglais en français. La communication de notre langue dé-fonctionne là dedans sous l’effet du code de l’autre. Ça produit du non-sens, ou un sens autre que ce que ça devrait produire. Ce charabia, puisqu’il faut l’appeller par son nom, on le trouve partout, dans la signalisation, les textes juridiques, la vie sociale (travail, administration, publicité, commerce…). Je viens de lire un contrat établi par une compagnie de cinéma, c’est inintelligible, il faut recourir au texte anglais pour ne pas se faire avoir. »

(MIRON 1973: 13)

Oubliez les anglicismes lexicaux, c’est un cas facile à régler. Mais sus aux calques. Face à ce nouveau danger fantasmé, ou le français semble encore parti pour perdre la bataille, d’autres observateurs prennent aussi position, et c’est la conscience objective qui vrille graduellement son chemin dans l’épilinguistique. Le chroniqueur Béguin comprend qu’il s’agit là de bêtes problèmes de traduction acrolectale, et que personne dans la vie réelle ne dira jamais automobile avec monnaie exacte seulement ou pharmacie à prix coupés. Il dédramatise à son tour, de front cette fois, le mythe de l’anglicisme anglicisant et le mythe du calque, sans même remettre en question le caractère calqué de ces tours. Il annonce aussi toute une doctrine de traduction technique et publicitaire et de planification linguistique face au tigre de papier de l’anglicisme qui se réalisera dans les trente années suivantes. Et -fait capital- il arrive à faire la promotion de cette analyse rationnelle et de cette prospective tout en perpétuant la définition délirante du joual comme franglais.

« De grâce cessons de nous prendre à la gorge avec ce faux problème. Il y a au Québec bien autre chose à faire: améliorer la traduction par exemple; cela semble une tâche bien plus importante étant donné le charabia qu’elle nous impose dans tous les milieux et, cette fois à tous les niveaux de langue.

Phénomène le plus évident de l’anglicisation (alors que la mauvaise traduction en est une cause plus subtile mais beaucoup plus dangereuse), le joual s’épurera de lui même si nous donnons enfin aux francophones la possibilité de se servir de leur langue à tous les niveaux et surtout au niveau profesionnel. Il faut donc pour cela améliorer et enrichir la langue du travailleur. Le français doit devenir un moyen d’expression créatrice dans une communauté juaqu’alors privée de l’ensemble de ses possibilités linguistiques […]. Lorsque le français aura au Québec la force économique qu’a l’anglais et qu’il servira dans tous les domaines professionnels et sociaux, le problème linguistique sera en voie de règlement.

Au contraire, si le joual prenait des proportions plus considérables, et si les francophones ne pouvaient se servir de leur langue comme langue de création et de pouvoir économique, ce serait la preuve que l’anglicisation gagne du terrain. Le français perdrait la bataille, à plus ou moins long terme. »

(BÉGUIN 1973: 12c)

On voit bien ici que la notion de joual est une coquille vide, une chambre d’écho permettant de faire sonner la question globale de la planification acrolectale: traduction, terminologie, francisation. La langue vernaculaire n’est plus en vue dans cette réflexion. Elle est un strict bouc émissaire, un tremplin vers d’autres questions, bien plus sensibles pour Québec Inc. Malgré ce qu’affirment les commentateurs, la question complexe du franglais est pourtant bien distincte du problème du joual. Le problème se développant autour de la notion épilinguistique très imparfaitement circonscrite de franglais (Barrère 1986, Matzen 1991, Spence 1999, Wrenn 1987), se ramène à des questions fondamentalement non-linguistiques. Comme le font comprendre certains développements toujours très actuels d’Etiemble (voir notamment Etiemble 1964: 233-234), c’est la civilisation américaine qui est une menace intellectuelle et matérielle, et les faits linguistiques ne sont que l’erzat, un des symptômes de ce danger toujours tangible.

D) LA PROXIMITÉ DANS L’ÉPILINGUISTIQUE

L’étude détaillée des faits linguistique finit de déchirer le voile. Ossipov (1994: 948) a analysé la fameuse pièce de théâtre Les belles soeurs de Michel Tremblay qui est, rien de moins, que les Serments de Strasbourg du joual. Elle y débusque trente quatre anglicismes, soit 2.6% du corpus lexical de ce texte. Toutes les études linguistiques et sociolinguistiques du vernaculaire québécois des trente dernières années donnent des résultats similaires ou inférieurs de taux d’anglicismes. Ce qui est en cause se joue en fait non dans les lectes, mais dans les consciences. Et voici comment cela se passe. Traumatisé par l’histoire, l’intellectuel de la minorité élitaire québécoise fantasme d’abors une proximité du joual à l’anglais. Il se tourne ensuite vers le vernaculaire québécois, qu’il comprend encore mais affecte soit de ne guère plus parler, soit de ne plus renier, et n’y confirme pas cette proximité. L’intellectuel se scinde ici en intellectuel puriste et intellectuel populiste, et entre dans une virulente dynamique de contradiction interne. L’intellectuel puriste accuse alors son frère, l’intellectuel populiste, d’avoir créé ce joual-franglais qu’il a en fait fantasmé lui-même. Voici un exemple parmis des milliers de ce raisonnement:

« On se demande si le retour récent au joual ou plutôt son expansion, car on ne sait pas trop bien s’il s’agit d’un revenez-y aux sources ou d’un bond en avant, est une expression du mécontentement québécois, correlatif en quelque sorte à la mauvaise conscience de l’Anglo-saxon.

Le joual a ceci de particulier qu’il n’existe pas au fond des choses; il flâne à la surface verbale de quelques intellectuels en quête d’une révolution ad hoc. Ils en vivent comme les artisan honnêtes de leur travail, à ceci près que l’honnêteté n’est pas la vertu dominante d’une intelligentisia de mauvaise foi. Ce joual à l’usage d’intellectuels est devenu une espèce d’argot ou d’affiche d’une politique démagogique de la langue française au Québec.

Par bonheur pour l’avenir du français au Canada le peuple est infiniment moins réceptif au joual qu’on ne le pense et qu’on ne le dit; il s’aligne d’instinct sur la langue commune, tout en conservant ses particularismes de bon aloi. Le peuple canadien français ne parle ni plus ni moins mal qu’ailleurs, et il faut être sans parti pris pour se rendre compte jusqu’à quel point on le calomnie en lui prêtant le joual, comme langue maternelle. »

(DUSSAULT et TEFAS 1972: 95)

Plutôt que de remettre en question la proximité joual/anglais qu’il n’a pas observé, notre intellectuel puriste de minorité élitaire, soigneusement mal renseigné dans sa minutieuse surdité idéologique, la perpétue, la postule et annonce: notre bon peuple rejette le joual, la où il faudrait avoir l’honnêteté de dire le joual n’est pas anglicisé. C’est simplement un vernaculaire du français. L’intellectuel populiste, de minorité élitaire aussi, est, sur ce point précis, piégé par sa propre bonne foi pro-vernaculaire (démagogique dira son frère, admettant en sous-main que le bon peuple a quelquechose à y voir). Il devient -quelquefois, et de fait moins souvent qu’on le pense- le complice involontaire de son frère puriste, quand il affecte d’en rajouter dans l’anglicisation ritualisée de son corpus pour dénoncer par sa langue des réalité non linguistiques, coloniales et impérialistes, d’autre part bien présentes. Si ce consensus pervers entre l’intellectuel puriste et l’intellectuel populiste se stabilise à terme, c’est que la peur de l’anglicisation et le déni de la langue vernaculaire servent finalement les mêmes intérêts émergents. Les intérêts mondialistes de Québec Inc, état francophone affairiste vers lequels le consensus de nos deux types d’intellectuel finit bien par converger. Pour commettre un calque à mon tour, je constate donc qu’ici, on tue deux petits oiseaux avec la même pierre: pan sur le sociolecte vernaculaire des petites gens, et pan sur le risque d’une proximité de notre belle langue nationale à l’anglais. Or, au nom tout simple de la description adéquate des faits linguistiques, Il faut fermement dénoncer comme occultation stigmatisante cette proximité du joual à l’anglais. C’est une proximité qui n’existe que dans l’épilinguistique.
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RÉFÉRENCES:

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  1. […] lent exorcisme corrolaire à leur ascension. On pourrait développer longuement sur la question du JOUAL-SYMBOLE. D’autres objets culturels érigés ainsi en symboles firent l’objet du mêmes type […]

  2. […] lent exorcisme corrolaire à leur ascension. On pourrait développer longuement sur la question du JOUAL-SYMBOLE. D’autres objets culturels érigés ainsi en symboles firent l’objet du mêmes type […]

  3. […] de cette présentation, faite il y a déjà plus de douze ans, d’une communication intitulée "Joual – Franglais – Français: la proximité dans l’épilinguistique" au colloque international Des langues collatérales – Problèmes linguistiques, […]

  4. […] qui racontent n’importe quoi et autres choses en se donnant des grands airs sur le fameux franglais d’ici. Je suis personnellement bien tanné de voir se perpétuer sans cesse l’hydre grimaçante […]

  5. […] qui racontent n’importe quoi et autres choses en se donnant des grands airs sur le fameux franglais d’ici. Je suis personnellement bien tanné de voir se perpétuer sans cesse l’hydre grimaçante […]


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